- Adélaïde:
« L’enfant est née ! L’enfant est née ! »
L’on s’agitait à travers la chaumière, l’on ne savait plus où donner de la tête. La naissance de ce petit être avait provoqué un véritable désordre dans le foyer familial. Tante Jeanne préparait déjà de chaudes couvertures prêtes à accueillir le nouveau-né et gardait un œil sur sa marmaille : ses trois fils s’occupaient de la pauvre mère, couverte de sueur et ondulant de douleur tandis que la petite dernière aidait le nouveau père à nettoyer l’enfant qui ne cessait de geindre. Quelle pagaille ! L’on n’avait encore jamais connu un tel chaos chez les Hermine. L’ambiance habituelle était plutôt au calme et à l’ordre. Adélaïde, même enceinte, avait toujours apprécié tenir sa maison de la meilleure façon qu’il soit. Elle était une personne organisée, que ce soit dans ses actes ou dans son esprit. Elle maudissait son époux quand il salissait son parquet de boue, quand il omettait de ranger un livre à sa place ou quand il ne trouvait guère d’utilité à replier les draps.
Nul n’ignorait qu’elle était une femme sévère et cela se distinguait à ses traits. Son époux ne manquait jamais de le lui rappeler et cela la mettait hors d’elle ; mais elle s’adoucissait nettement quand celui-ci caressait sa longue chevelure flamboyante, qui était définitivement son principal atout. Il lui disait qu’elle était la plus belle des Namès. Seul cet homme avait le pouvoir de canaliser le tempérament de feu de cette femme et à la fois de la faire sortir de ses gonds, et leur amour fut à jamais incompris. Il était si différent d’elle, si détaché de tout. Il se moquait bien du monde qui l’entourait, il ne vivait que pour elle et elle ne vivait que pour lui. Chacun se demandait comment deux personnes si différentes pouvaient former un couple si uni.
A l’instant même où l’enfant entra dans ce monde, ils comprirent tous deux que tout lui serait destiné. Qu’elle était à présent le piler de leur vie. Qu’elle était le fruit de leur amour passionnel. Qu’elle était
tout, et ce jusqu’à leur dernier souffle. Adélaïde, même sous l’effet de la douleur, supplia qu’on lui accorde de voir sa fille, de la laisser la serrer contre elle. Ce qu’elle fit. Elle serra l’enfant contre sa poitrine, puis son époux vint les entourer de ses bras. Ils étaient si heureux. Ils aimaient tant leur fille ! Ils jurèrent mutuellement de lui accorder la meilleure éducation et la meilleure vie qui soit. Ils ne souhaitaient que le meilleur pour leur fille, le meilleur de ce que ce monde pouvait offrir. Et ils allaient tout mettre en œuvre pour faire de cette enfant une personne
bien.
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Elle était si belle avec ces fleurs immaculées dans les cheveux que Pierrick ne pouvait détacher son regard de sa petite fille. Il constatait avec inquiétude que son enfant grandissait et que, plus le temps passait, plus la demoiselle avait de traits communs avec sa mère ; à commencer par sa magnifique crinière de feu. Mais il n’appréciait pas cela. L’enfant ne dépassait pas l’âge de huit ans mais le père de famille avait horreur du temps qui s’écoulait si vite. Le temps lui faisait peur. Il avait peur du moment où sa charmante enfant devrait prendre son envol. Il ne voulait pas la quitter. Il aurait aimé pouvoir l’attraper et figer le temps, pouvoir prendre soin de cette petite à jamais. Il avait si peur de la perdre. Il avait si peur de ce monde sans pitié qui se fichait bien de l’amour d’un père. Elle était tout pour lui.
Sans crier garde, un petit poids s’abattit sur ses épaules, le surprenant en premier lieu. Il réprima un juron, saisit les petits mollets qui pendaient sur son torse puis se leva du rocher sur lequel il était assis avec difficulté.
- Fais attention Jade, tu deviens de plus en plus lourde, tu sais !
L’enfant ricana puis pointa du doigt un petit point à l’horizon.
- Et toi tu deviens aveugle, papa ! Il faut qu’on traverse la rivière, je suis sûre qu’il y a un lapin de l’autre côté ! On pourrait l’attraper et le ramener pour le dîner, hein, papa ? Je suis sûre que maman sera contente ! Dis oui !
Le père soupira puis finit par accepter. Pierrick traversa la rivière sans grande difficulté, l’eau ne montant que jusqu’à ses genoux. Mais la jeune Jade était encore si petite qu’elle était bien incapable de la traverser. Pour combien de temps ? Le plus longtemps possible, c’est du moins ce que Pierrick espérait en silence. C’est à partir de ce côté de la rivière que s’étendait vraiment le monde « réel », au-delà de la chaumière familiale. Il ne voulait pas que la petite fille y aille sans qu’il ne l’accompagne. Ce n’était pas réellement dangereux, mais l’homme était bien incapable de la laisser sans surveillance. Adélaïde ne cessait de lui reprocher de se montrer trop protecteur ; il rétorquait simplement qu’elle était la mère la plus sévère qu’il existait à travers le continent, cet argument mettant souvent fin au débat de manière assez radicale.
L’enfant avait une éducation rude. D’un côté, un père, très inquiet de la protection de son enfant. L’homme lui apprenait avec délicatesse les bases du maniement des armes, de façon à ce que la demoiselle sache se protéger en toute circonstance. Le métier de chasseur de monstres du père de famille étant un modèle pour Jade, le maniement des armes ne posa aucun souci d’apprentissage ; au contraire, la jeune fille prenait un réel plaisir à simuler un combat en compagnie de son paternel et, en plus, cela la tenait en bonne condition physique (c’est du moins l’argument donné à Adélaïde pour laisser la demoiselle se servir d’une arme). Le véritable souci étant l’autre côté ; une mère très lettrée, ne souhaitant que le meilleur pour sa fille. L’apprentissage de la lecture et de l’arithmétique furent très compliqués, les cours particuliers de la mère de famille n’étant souvent pas adaptés au niveau d’une enfant de huit ans. Les moments passés en compagnie de son père étaient donc les préférés de la petite Jade, appréciant réellement tenir une épée ou un arc entre ses mains.
- Ne le tiens pas comme ça, Jade. Tu vas te blesser.
Ils s’entraînèrent un moment, puis le temps s’écoula rapidement. Une fois la nuit tombée, ils décidèrent de rentrer à la maison : certes, bredouilles. A vrai dire, trouver le moindre gibier à travers le désert était chose rare, celui-ci grouillant plutôt de monstres à la tombée du jour. Le père de famille ne souhaitait pas se retrouver dans une situation où l’enfant se verrait en danger, c’est pourquoi dès le coucher du soleil, ils rentraient, mettant alors fin à l’entraînement. Il ne se rappelait même plus de la dernière fois qu’il avait mangé de la viande. Il était certes, habituel pour les Namès de vivre dans une certaine pauvreté, mais jamais les deux parents n’auraient imaginé qu’ils se retrouveraient dans une telle situation : leur priorité étant de nourrir convenablement leur fille, la faim commençait à leur tirailler le ventre. Il devenait primordial de trouver quelque chose à manger, sans quoi ils finiraient tous deux par mourir de faim !
Le père soupira. Il se souvenait avec nostalgie de l’époque où sa chère femme lui cuisinait des plats gourmands, garnis de viande tendre. Jade aidait sa mère à préparer le repas, puis la famille passait la soirée le ventre plein, installés confortablement près du feu ; un livre à la main pour la jeune Jade (sa mère lui imposant d’en lire un par semaine), une aiguille à couture entre les mains d’Adélaïde (qui râlait à propos des entraînements : « ces bêtises de combats trouent les vêtements de Jade ! ») et un verre de vin dans la main du père de famille qui savourait ces moments passés avec sa famille. Aujourd’hui, rien n’avait changé pour Jade, mais les deux parents étaient si épuisés et affamés à la fin d’un repas qu’ils ne trouvaient guère la force de rester éveillés. Cette pensée contraria le père qui reporta son attention sur la petite fille, affichant un large sourire.
- On va rentrer, prépare tes affaires.
La demoiselle ôta le sable de ses habits trop larges, un sourire aux lèvres. Elle était si pleine de joie de vivre que c’en était rassurant. Elle demanda avec insistance à ce que son père la porte sur ses épaules, puis ils entamèrent le chemin du retour. Il était question d’une heure avant d’arriver au foyer – cela paraissait interminable pour la demoiselle. Elle entama donc la discussion.
- Papa, est-ce que tu aimes maman ? Vous n’arrêtez pas de vous disputer.
- Qu’est-ce que tu vas t’imaginer, ma chérie ? J’aime ta mère plus que tout au monde. (Il marqua un silence de quelques secondes, puis il leva un regard affectueux vers la petite) Enfin, non, pas tout.
Ils marchèrent, longtemps, dans un silence pesant. Pierrick ne sentait plus ses épaules, il décida de poser l’enfant à terre et d’entrer en premier dans la maison. Son premier réflexe fut d’annoncer son arrivée d’une phrase chaleureuse. Devant l’absence de réponse, son estomac se noua. Adélaïde ne manquait jamais de les accueillir et de les assaillir de questions dès leur retour. L’odeur de la soupe ne faisait pas sentir. Une autre odeur embaumait la pièce, une odeur désagréable et étouffante. Une odeur de…
sang ?
- Où est maman ?
Pierrick fit signe à l’enfant de se taire. Il avança avec délicatesse à travers la chaumière ; la pièce principale ainsi que la cuisine étaient vide. Il tenta de flairer l’odeur mais ses sens étaient confus. La douleur qui lui nouait le ventre l’empêcha de réfléchir raisonnablement.
- Je ressens ta peur, papa.
Cette fois, il lui plaqua la main sur les lèvres. Il ne voulait pas écouter ce qu’elle avait dire, ni même qu’on entende le son de sa voix. Il connaissait bien le sentiment de la peur, car il s’agissait du sentiment qu’il ressentait à chaque mission, devant les monstres qui se dressaient devant lui. Mais cette fois, ce n’était pas pareil. Cette fois, ce père avait pour mission de protéger sa fille, et cette fois, il ne pouvait pas se permettre d’échouer. Ce fut la première fois que l’idée de périr l’effraya tant. Il ne pouvait pas se le permettre. Il finit par lâcher la petite, lui faisant signe de ne pas bouger, puis il détacha avec difficulté son regard de l’enfant, pâle comme un linge. Il avança avec précaution, la main posée sur le fourreau de son épée. Il monta les escaliers. La lueur d’une bougie éclairait la chambre parentale. L’homme se dirigea dans cette direction à contrecœur, priant tous les dieux pour qu’il ne s’agisse pas de ce qu’il s’imaginait.
Il pénétra dans la pièce, réprimant un hurlement en plaquant instinctivement ses deux mains contre sa bouche. Ses sens étaient confus, l’homme était perdu, terrassé. L’on venait de lui arracher une partie de lui-même.
Les murs étaient couverts de traces de sang, comme si quelque chose avait explosé dans cette pièce. La puanteur que dégageait le sang provoqua chez le père de famille un malaise, mais les nausées ne l’envahirent que lorsqu’il jeta un œil sur le lit parental. Adélaïde, la femme de sa vie, la mère de sa fille, la personne qui le complétait, allongée nue, inerte et transpercée de plusieurs coups d’épée sur le lit inondé de sang. C’en était trop. Il ne pouvait plus le retenir plus longtemps, il fallait qu’il crie. Pourquoi cette femme ? Toute sa vie, elle avait été une mère et une épouse exemplaire. Une femme irréprochable, autant dans ses principes que dans ses actes. Pourquoi fallait-il qu’elle fasse un métier si dangereux ? Pourquoi fallait-il qu’elle s’attire tant d’ennemis ? Pourquoi fallait-il qu’elle soit une
voleuse ? Pierrick le lui avait toujours dit. Il lui avait ressassé qu’elle finirait par s’attaquer à un ennemi bien trop puissant pour elle, qui finirait par la retrouver et par s’en prendre à elle. Elle lui avait promis d’arrêter à la naissance de Jade. Mais leur récente pauvreté l’avait certainement poussée à recommencer. Aujourd’hui, il la voyait là,
morte, perdue à jamais. Pierrick ne pouvait contenir ses sanglots et ses cris. Il entendit des petits pas monter les escaliers à la hâte suivis de lourds pas. Il s’en fichait bien.
- Papa ! Papa !
La voix de sa fille. Il n’eut pas le temps de se retourner ; une large larme transperça son torse puis le cri strident de l’enfant retentit à travers la chaumière. Tout n’était plus que désordre dans ce foyer qui n’avait toujours connu que le bonheur d’une famille unie. Tout était fini. La douleur traversa son corps tout entier, puis la mort, l’inévitable mort le rattrapa. Il n’eut pas le temps d’embrasser sa fille une dernière fois, ou même de lui dire quoi que ce soit. Il ne put mourir dignement comme il l’avait toujours rêvé et surtout, il ne put protéger sa fille. Il ne pouvait pas se permettre de mourir. Mais c’était trop tard. Sa vie se finissait par un échec, et ça, il savait que les dieux ne le lui pardonneraient jamais. Les larmes ne cessaient de couler et elles coulèrent jusqu’au moment où la vie le quitta. L’enfant n’oublierait jamais cet instant, ce sentiment d’impuissance et d’injustice. Elle était si heureuse, pourquoi fallait-il que ça se termine ainsi ?
L’homme au visage masqué, à l’autre bout de la lame, ôta son arme du corps sans vie du père de famille qui s’écroula au sol. Il poussa un soupir puis regarda l’enfant, avant de porter son regard sur l’autre homme masqué qui se trouvait derrière lui. Jade tremblait de tout son être. Son regard était vide. Elle était incapable de bouger ni même de prononcer le moindre mot. C’est à partir de ce moment que la demoiselle saisit réellement la difficulté de la vie et la souffrance qui s’en écoulait. Le premier homme brisa le silence.
- Bon, qu’est-ce qu’on fait d’elle ? On la tue aussi ?
- Tu ne vas quand même pas la tuer ! Tu sais bien que les enfants de cet âge valent un bon paquet. Qu’on la tue ou qu’on la vendre, le résultat est le même.
- C’est une gamine. Ce serait un garçon, je ne dis pas, mais là…
- Vends-la à un bordel !
- Mais regarde-la, elle ne doit pas avoir plus de huit ans !
- Et dans deux ans elle en aura dix ! Fais-moi confiance, on nous l’achètera. Je refuse de te laisser nous faire perdre un tel paquet de fric.
Le premier homme haussa les épaules puis il agrippa la jeune fille avec puissance, avant de l’entraîner de force hors de la chaumière. Elle n’arrivait plus à marcher, ils durent donc la porter sans quoi elle n’avançait guère. Ils hésitèrent à la tuer à quelques reprises mais ils n’en firent rien. Le lendemain matin, ils l’emmenèrent dans une maison close et comme prévu, elle fut vendue. On l’installa dans une petite chambre où elle devrait vivre désormais. Elle ignorait tout de cet endroit et ne comprenait rien de ce qui lui arrivait ; mais la demoiselle n’éprouvait pas la force de poser la moindre question. Elle dormit pendant des jours.
**
Seize ans. La demoiselle vivait dans cette maison close depuis maintenant huit ans et, à vrai dire, elle n’avait pas à se plaindre. La dame qui tenait l’endroit était vraiment gentille et à l’écoute de ses besoins ; elle s’était occupée d’elle de la meilleure façon qu’il soit, aussi aimable et douce qu’une mère. Jamais la jeune fille n’avait manqué de nourriture ou d’habits propres. En échange de quelques corvées de nettoyage, elle la nourrissait et l’élevait, et lui promettait qu’elle ne manquerait jamais d’emploi, et que ses vraies corvées seraient pour bientôt. Jade savait exactement de quoi elle voulait parler, mais elle ne préférait pas y penser. Elle voyait tous les jours ces choses dont les autres filles de la maison devaient s’occuper et l’angoisse d’y passer à son tour lui tiraillait l’estomac. Donc elle n’y pensait pas et vivait simplement. Sa joie de vivre naturelle était rafraichissante et tout le monde l’appréciait, c’est pourquoi la demoiselle avait acquis dès l’âge de huit ans le droit de sortir trois heures par jour avec une petite bourse en échange de ses corvées de ménage ; avec cet argent, la demoiselle s’était trouvé un maître d’armes avec qui elle continuait de s’entraîner régulièrement aux armes. Et cela la passionnait. Mais son éducation à la lecture et aux maths, elle l’avait complètement abandonnée. La jeune fille lisait avec difficulté, mais elle ne souhaitait pas s’y remettre. Elle détestait la lecture.
Ce jour-là était parti pour être complètement banal. Comme tous les jours, Jade se réveilla à huit heures du matin pour nettoyer toutes les chambres que les clients et les filles avaient occupé durant la nuit. A dix heures, la demoiselle eut droit à son petit déjeuner pour ensuite se remettre au travail, devant se charger de changer tous les draps et de les amener à la blanchisserie. A midi, le déjeuner. Et enfin, le temps libre dont la jeune fille disposait tous les jours : elle sortit de la maison close pour prendre l’air puis s’entraîna aux armes durant trois heures, en échange de son salaire du jour. Quand elle rentra, Jade était prête à se remettre au travail afin de préparer toutes les chambres pour la nuit, quand sa bonne amie Louise, une employée de la maison, vint à sa rencontre. Elle était sa meilleure amie ; elles n’avaient pas le même âge quand toutes les deux arrivèrent, Louise étant une demoiselle légèrement plus âgée. Mais depuis le jour de leur rencontre, les deux jeunes femmes devinrent immédiatement les meilleures amies du monde et ne se quittaient plus. C’est pourquoi Jade la connaissait sur le bout des doigts, et sa mine n’annonçait rien de bon. De plus, elle pouvait ressentir son inquiétude, cette inquiétude qui se diffusa à travers son corps.
- Louise, il y a un problème ? Je dois aller préparer les chambres.
Un soupir. Louise enchaîna.
- C’est moi qui m’occupe des chambres ce soir.
- C’est impossible je m’en occupe tous les jours. Laisse-moi passer, je suis pressée !
- Non Jade, ce que je veux dire c’est que ce soir tu dois t’occuper d’un client !
Après de longues minutes de discussion, Jade sentit l’horreur envahir son corps, elle savait qu’elle n’était pas prête et qu’elle ne pouvait pas faire ça. Puis elle savait qu’on la renverrait d’ici si elle refusait, elle l’avait vu de ses propres yeux. Elle savait de quoi la gérante de cette maison close était capable et elle ne voulait pas tester ses limites. Elle n’avait nulle part où aller, cet endroit était dorénavant son seul foyer, aussi sordide qu’il soit. Elle considérait cet endroit comme sa maison, toutes les employées comme ses sœurs et la gérante de cet endroit comme sa propre mère. Elle ne voulait décevoir personne, elle ne voulait pas toutes les quitter. Elle n’avait pas le choix, alors la demoiselle s’y résolut à contrecœur. Son premier client fut un homme charmant bien qu’âgé, qui passa la soirée à lui raconter ses exploits. Le lendemain, la jeune femme était brisée. Elle avait pleuré toute la nuit, ses yeux étaient gonflés par le chagrin. Elle détestait cette vie, elle ne pouvait plus faire ça. Elle savait que cette vie n’était pas pour elle. Et pourtant, elle continua encore une année entière avant de décider de s’éclipser pendant la nuit, abandonnant Louise et cette maison close. Toutes ces filles qu’elle aimait et qu’elle ne voulait pas décevoir. Elle ne pouvait plus supporter de se réveiller tous les matins avec la culpabilité et les yeux gonflés. Elle n’en revit jamais plus aucune, puis elle fit le deuil. Avant de s’éclipser, elle déroba les affaires du client dont elle s’était occupé ce soir-là, une épée et des vêtements trop larges, mais pratiques.
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Le reste de sa vie ne fut plus qu’une succession d’événements anodins. Jade n’ignorait pas que les moments les plus difficiles étaient passés. La jeune femme errait sans but à travers Madelle, à la recherche de contrats de la part de villageois, cherchant à mettre à profit son amour des armes, c’est ainsi qu’elle gagnait sa vie, étant naturellement douée au combat. Elle évitait de s’apitoyer sur son sort, et continuait de vivre en considérant que son parcours l’avait endurcie afin de préparer sa vie d’adulte ; mais elle ne parla jamais de son passé, la honte l’envahissait quand elle pensait à la maison close. C’est pourquoi elle mentait. Elle enchaîna les hommes, les amis et les différents foyers. Jade était une nomade et son avenir était encore incertain, mais elle pouvait finalement vivre librement, prête à offrir ses services afin de gagner son pain.