Le 28 ravrök 1249

Voilà des jours que la ville est entrée en léthargie. Le ciel est d’un gris acier uniforme et délivre sans interruption sur nous une chape de neige sale mêlée de pluie qui n’a la poésie ni de l’une ni de l’autre. Les rues pavées sont tristes et glissantes, et les cours de terre battue se sont petit à petit transformées en une boue glacée et collante. Il m’arrive de rêver d’un orage furieux ou d’un blizzard violent qui nettoieraient le ciel une bonne fois pour toute. La plupart des nobles ont rejoint leurs résidences du nord à la recherche d’un climat plus clément, laissant la cité sans la moindre occupation pour les quelques uns qui sont restés derrière. Je suis à peine moins frustré de rester cloîtré que Sable, qui supporte mal la vie d’intérieur et qui, lui, brave régulièrement les intempéries pour courir de toit en toit. Je crois qu’il sera bientôt temps que nous reprenions la route. Dès que le soleil montrera le bout de son nez …

En attendant je supporte l’ennui comme je peux, une pile de livres intouchés à portée de main sur une table basse, pendant que je reste, à moitié allongé, pieds nus et en manche de chemise sur un divan. Ma lyre coincée entre mes cuisses, j’en pince distraitement les cordes d’une main, tandis que l’autre joue pensivement avec l’étrange pièce trouvée dans les mains du cadavre momifié d’Ekha, au fond de son labyrinthe. Le feu ronfle dans la cheminée, rendant l’atmosphère de la pièce calme et chaleureuse. Installé à la table, Jonas travaille sur d’une chute du datrium utilisé pour la prothèse d’Elerinna. Porté par le squelette de musique, il chantonne doucement une de mes ballades.

– De mes songes, tu t’enfuis au matin.
Ton parfum de groseille et de lila…
– Jasmin.
– Pardon ?
– “Ton parfum de groseille et de jasmin”. Sinon ça ne rime pas avec “matin”.
– Oh arrête. Ce n’est pas “matin” alors. Le jasmin n’irait pas avec la groseille, et tu sais aussi bien que moi que tu n’utiliserais pas un mauvais parfum, même pour une chanson. Tu ne l’as pas chantée depuis des mois, j’ai pu me tromper sur le début, mais je suis certain que c’est “lila”.

Il se tourne enfin vers moi, et je me redresse en miroir. Nous ne nous disputons jamais, surtout pas sur des sujets aussi futiles, et je pense que l’ennui est en grande partie responsable de notre irritation. Je ne suis pourtant pas prêt à lâcher l’affaire. C’est tout de même moi qui l’ai composée, cette chanson ! Comment peut-il me soutenir ainsi que je n’en connais plus les paroles ?

– Et qu’est-ce que tu ferais rimer avec “lila” ? “à l’aube”, peut-être ? Puisque je te dis que c’est “jasmin”. Je sais encore ce que j’ai écrit !
– Si justement tu l’avais écrit, au lieu de juste la composer et te reposer sur ta mémoire, on n’en serait pas là…

Je m’apprête à lui répliquer une remarque acerbe, mais la pièce dans ma main s’est mise à chauffer et à briller. Jonas aussi s’interrompt, surpris. Je la porte à mes yeux.