Assise sur un banc, tournant le dos à la mer, Juliette était au milieu de la foule. Il était à peine midi passé et les gens étaient nombreux autour du port pour profiter des étals proposant toutes les merveilles du monde Héléo. Même si les stands de nourriture étaient les principaux, l'odeur du poisson s’imprégnant dans chaque endroit, il y avait quantité de marchands proposant des tissus d'une finesse inégalable sur terre, de bijoux sertis de coquillages et de pierres. Plus en arrière sur l'eau, on trouvait aussi quelques vendeurs d'animaux domestiques gardés dans d'immenses filets accrochés au bord des pontons. Il y avait quantité de stands changeant au gré des saisons.

En tant que marchande locale, Juliette avait fini par sympathiser avec quelques uns de ces marchands pour la plupart itinérants. Elle était sortie se promener pour s'acheter à manger comme à son habitude. À côté d'elle reposait une barquette vide, signe que son repas était terminé et qu'elle était en train de flâner. Rien ne l'obligeait à rentrer tout de suite à la boutique, elle avait encore plus d'une heure devant elle, mais elle ne savait pas quoi faire. Assise sur un banc, elle est perdue dans ses pensées et pense aux rendez-vous qu'elle doit fixer prochainement. Elle s'énerve soudainement toute seule et sort de ses divagations.

Juliette attrape la barquette souple et l'écrase en se levant pour la jeter dans une poubelle à proximité. Elle compte bien profiter du marché, mais rien n'y fait. Après avoir passé un quart d'heure à longer la mer sans même la regarder, Juliette a à peine regarder ce que proposait les marchands du jour. Elle n'arrive pas à se retirer de la tête son magasin, calculant le temps qu'il lui faudra pour revenir à l'heure à chaque pas qu'elle fait. Elle ne peut pas faire autrement. Alors que Juliette compte quitter le port et passer par l'intérieur de la ville pour retrouver sa rue, elle voit un marchand insulter fortement une personne devant son stand.

- Oui ! J'affirme que je suis le meilleur ! C'est vous qui êtes pommé ! Si vous êtes un incapable, pas besoin de venir m'emmerder avec vos histoires. Déguerpissez de mon stand avant que je ne passe de l'autre côté.

Juliette n'intervient pas, mais elle suivit du regard le client qui s'était ainsi fait jeté. Venant vers elle, elle l'interpella :

- On dirait que vous avez blessé son orgueil ? Quelle était donc cette demande si provocante ?

C'était un vieil homme, sa barbe coupée courte était aussi blanche que l'écume, mais ses cheveux bouclés étaient encore aussi noir que la nuit, seuls quelques mèches au niveau de ses tempes avaient blanchies. Habillée d'une tunique ocre arrivant aux genoux et d'un pantalon couleur terre, il avait à la hanche une épée avec un pommeau en forme de croissant de lune. Le dos légèrement arqué, une force paisible émanait de lui. Ses yeux d'un gris très clair ne se posèrent pas tout de suite sur Juliette, il était perdu.

- Oh ce n'était rien... Passez une bonne journée.
- Vous savez, je suis marchande aussi, ma spécialité, c'est de rechercher ce que les gens n'arrivent à trouver ou ont caché.

Il hésita.

- Vous seriez prête à plonger dans la mer pour cela ?

Sa question étonna Juliette qui hésita bien plus en lui répondant.

- Ehu, bien sûr si c'est inévitable.
- Je recherche une perle noire.

La perle noire faisait partie de ces trésors presque introuvables. Et pour Juliette, même si elle était héléo, cela risquait d'être fort compliqué. Elle n'avait pas vraiment le temps de passer ses après-midi à nager dans le récif pour déranger ses habitants. Mais le vieil homme ne lui laissa pas le temps de lui répondre.

- Je sais où en trouver une. L'endroit n'est pas dangereux pour une jeune femme en bonne santé comme vous, si mes articulations me le permettaient, j'irai bien moi-même. Je me rend compte que ma requête est ridicule, je ne vais pas demander à une belle dame comme vous de plonger à la place d'un vieillard, vous devez avoir d'autres obligations.

- Je vous ais dit que la plongée n'était pas un soucis, si en plus vous pouvez me donner la localisation, je peux vous l'apporter à ma boutique dans l'après-midi.

- Hé bien dans ce cas, voici un plan où j'ai tout noté.

Il ajouta en lui tendant le morceau de papier froissé.

- L'écriture est un peu tremblante, dites moi si vous avez du mal à lire quelque chose.

- Ce n'est pas non plus indéchiffrable rassurez-vous, j'ai déjà vu bien pire, le temps a toujours des effets dévastateurs sur les écrits.

Il affirma sans rien dire. Juliette prit tout de même le temps de bien parcourir le plan qu'il avait griffonné. Il fallait allait au nord de la ville près d'une des cryptes et à partir de là, les indications devenaient beaucoup plus précises. Juliette ne put s'empêcher de jeter un coup d’œil discret vers l'ancien, il devait avoir parcouru très souvent le bord de la plage dans sa jeunesse pour pouvoir décrire avec une telle précision les récifs. S'étant assurée qu'elle avait bien toutes les informations, elle lui donna rendez-vous.

- Retrouvez-moi en milieu d'après-midi rue de l'écume, à la boutique avec un griffon sur l'enseigne. Votre perle noire vous y attendra.

- Je vous remercie infiniment, faites attention à vous.

- Ne vous inquiétez, l'océan est comme une maison pour moi.

Il s'en alla s'en chercher à comprendre et Juliette partit en direction de la sortie de la ville le nez penché sur le plan que l'ancien lui avait confié. Elle longea le port en ignorant complètement la mer qui était sur sa gauche. Regardant droit devant elle, elle jetait de temps en temps de brefs coups d’œil sur le plan pour apprendre l'indication suivante, mais restée focalisée sur son premier objectif, trouver la crypte. Elle devait être visible dès la sortie de la vie, depuis le port, Juliette pouvait espérer la repérer avant. Vers la sortie de la ville, elle se retrouva presque seule, la plupart des gens rentrant à Acretis par la porte principale à l'intérieure de la ville. Elle pouvait ainsi avancer plus vite tout en continuant d'être distraite par le plan.

Arrivée sur la plage, quelques pêcheurs étaient assis près de l'eau ne se souciant pas du soleil leur brûlant la peau. Juliette les ignora comme ils l'ignorèrent. Elle dut faire encore plusieurs centaines de mètres avant d'arriver enfin à la crypte. Depuis la sortie de la ville, elle avait commencé à se rapprocher de la mer et elle serait rentrée dans l'eau si les pêcheurs ne s'étaient pas trouvés là. L'héléo n'avait pas envie de se transformer devant eux, elle continua donc sur la plage et arriva enfin à la première crypte qui longeait la plage. Celle indiquait sur le plan du vieil homme se situait juste derrière, mais de là où elle était maintenant elle ne pouvait plus la voir. Elle regarda une dernière fois le plan pour relire tranquillement les indications et elle le glissa dans l'une de ses poches.

Puis, Juliette attacha ses cheveux en un chignon serré et défit ses vêtements avant de placer plusieurs cailloux polis par la mer par-dessus le tas de tissus pour l'empêcher de partir avec le vent. Complètement nue, Juliette rentra dans l'eau et nagea à la surface quelques mètres. Une fois qu'elle fut assez éloignée, elle plongea et étira ses bras et ses jambes pour continuer de progresser vers le fond. La métamorphose s'opéra d'elle-même. Des écailles bleues nuit aux reflets violet sortirent de l'intérieur même de sa peau, ses doigts se lièrent par des membranes. Alors qu'elle retenait jusque là sa respiration, ses branchies lui permirent de prendre une grande bouffée d'oxygène. Elle continua d'avancer et arriva enfin devant la crypte.

Il faisait sombre. C'était à peine si elle pouvait distinguer ses mains devant elle. Cela allait être un peu plus compliqué que prévu. Julietta s'était laissée emportée par cette histoire, elle aurait du demander plus de détails sur les lieux, ça ne lui ressemblait pas de partir pour une mission sans en analyser tous les risques. Cela avait bien présomptueux de sa part d'avoir cru qu'une simple pêche à l’huître serait un jeu d'enfant juste parce qu'elle était une héléo. Si cette pierre avait la réputation d'être introuvable, finalement ce n'était peut-être pas à cause de sa rareté, mais plus de sa difficulté à la trouver.

Elle s'enfonça tout de même dans la crypte sans trop réfléchir, misant sur son instinct et son touché sensible pour trouver la précieuse perle. Elle n'avait pas l'intention de repartir sans essayer alors qu'elle avait trouvé l'endroit. D'après ce que l'homme lui avait expliqué, il y avait une vraie petite colonie d'huîtres dans cette crypte, ça ne devait pas être si compliqué à trouver, elle n'avait qu'à longer doucement la paroi. Il fallait juste espérer que la crypte ne soit pas trop grande. Il ne s'agissait en tout cas pas d'un simple petit renfoncement dans la roche.

Pour estimer la distance, Juliette commença à nager en ligne droite pour toucher chaque côté. Il lui fallait plus d'une vingtaine de mouvements pour atteindre la paroi du fond, et il y avait la même distance en largueur. Ce n'était pas une petite pièce. Il fallait qu'elle reste assez minutieuse pour ne pas passer à côté. Elle décida de commencer par le fond. Alors qu'elle touchait de ses deux mains le sol, elle sentit au bout de ses pieds palmés un courant. Curieuse, elle fit demi-tour et s'en approcha. Elle avança en gardant les mains au sol, autant commencer à chercher tout de suite.

Elle fit à peine quelques mètres en avançant prudemment, mais cela ne suffit pas, le léger mouvement de l'eau se changea en un puissant courant qui l'entraîna. Juliette cria de toutes ses forces, son sang froid lâcha. Entraînée avec force dans cette descente infernale, elle crut mourir. Son cri était étouffait par l'eau, mais il raisonnait tout autour d'elle. Elle essayait de nager contre le courant, mais le tunnel était bien trop étroit, elle ne pouvait rien faire. Quand est-ce que cette pèche était-elle devenue une dangereuse traversée des cryptes du récif ? L'humain ne lui avait absolument pas parlé de ça, est-ce que c'était un piège ?

Les pensées terrifiantes de Juliette se stoppèrent à l'instant même où elle atterrit dans une nouvelle pièce. Ce fut plus le choc de l'arrêt soudain que la réelle disparition de ses inquiétudes qui créèrent un instant de flottement avant qu'elle ne se rende compte de ce qui l'entourait. La crypte était remplies d'algues phosphorescentes. Juliette avait été envoyée en plein milieu de la pièce par le puissant courant et elle y resta un long instant à tourner sur elle-même pour voir chaque détail de l'endroit. C'était absolument magnifique. Une faible lueur violine créait un halo de lumière sur le sol et les parois de la crypte.

Mais une fois la stupéfaction passée, les inquiétudes de Juliette remontèrent à la surface. Si elle ne se bougeait pas, cet endroit finirait par devenir un beau tombeau. À première vue, il n'y avait pas d'autre sortie, mais même si l'obscurité n'était plus la maîtresse des lieux, les ombres restaient larges et épaisses. Juliette commença à se rapprocher des parois, mais cette fois, elle se tenait bien à l'écart du courant. Elle osa mettre les mains dans les algues seulement après avoir fait un premier tour rapide de la pièce. Si elle ne faisait rien, personne ne viendrait la chercher, à part l'homme du port, personne ne savait qu'elle était ici...

Elle recommença alors à faire le tour de la pièce en s'approchant cette fois suffisamment du sol et des parois pour être effleurée par les algues. Aucune réaction, ce n'était que de simples plantes phosphorescentes. Elle plongea les mains dedans et nagea au milieu d'elles. Alors qu'elle se trouvait au plafond, elle sentit un petit rocher, puis deux et trois. Le reste de la crypte était recouvert de mousse aquatique ou aussi lisse que le ventre d'un vasilías, c'était étrange. Juliette arracha quelques algues et découvrit des huîtres d'un blanc presque translucide.

Elle en retira une de la paroi en glissant ses doigts palmées derrière. Elle dût s'y reprendre à plusieurs fois, ses mains glissant sur la mousse. Elle voulut en retirer une autre en s'aidant de celle qu'elle avait en main et réussit. Mais celle dont elle se servit comme d'un outil se brisa. La perle noire s'en échappa et elle coula tout doucement. Juliette la récupéra et la glissa dans l'autre huître pour être sûre de ne pas la perdre. Maintenant il ne fallait pas qu'elle lâche cette huître en cherchant la sortie. L'héléo continua son exploration. Il n'était pas question qu'elle laisse la panique prendre le dessus.

Elle avait réussi à trouver ce qu'elle était venue chercher et s'il s'agissait de la colonie d'huîtres dont lui avait parlé l'homme, alors il existait forcément une autre sortie. Un humain n'aurait pas pu repartir par le passage par lequel elle était arrivée. Elle commença à se rapprocher du courant, ayant repasser le reste de la pièce au peigne fin. Alors qu'elle le sentait prendre de la force, l'obligeant à nager toujours plus vite pour ne pas perdre l'équilibre et volait de l'autre côté de la pièce, sa main plongea dans le vide. Un autre passage. Ici, elle sentait à peine un mouvement. Sans hésiter, elle s'accroche au rebord pour se donner un peu d'impulsion et plongea dedans.

Sa main droite s'était refermée avec force sur l'huître. Elle n'avait aucune envie de la perdre. La traversée de ce tunnel fut bien plus longue. Elle n'avait aucune idée de la profondeur à laquelle elle se trouvait. Le courant qui l'avait amené là était si rapide, peut-être avait-elle fait plus d'un kilomètre. Quand la lumière perça au bout du tunnel, le courant s'intensifia légèrement. Le tunnel s'élargit et Juliette put souffler en voyant que le cauchemar était fini. Elle pouvait voir le récif coloré d'Emeriata d'où elle était. Elle était sortie ! Une petite accélération et elle se retrouva dehors, face au calme et à l'immensité de l'océan.

C'est à peine si elle apprécia réellement ce paysage. Son regard se leva vers la surface et elle rejoignit sans attendre la plage. Ses affaires l'attendaient là où elle les avait laissé. Elle était complètement trempée, mais ne s'en soucia pas, elle rejoindrait la ville par la plage et le soleil la sécherait. Elle dénoua ses cheveux et les essora avant de remettre sa robe. Alors qu'elle glissait dans une poche la précieuse huître, Juliette sortit le mot du vieillard et le relut en marchant pour vérifier qu'elle n'était pas passée à côté d'une information. Ce qu'elle avait prit pour des rochers à côté de la crypte était en fait la dernière indication "suivre le courant".

Elle remit le papier à sa place et s'en voulut d'avoir été si précipitée. Le chemin vers la boutique fut rapide, ses cheveux étaient encore trempés quand elle arriva. Il y avait une petite fille près de la vitrine des poupées et son employée était à l'arrière du comptoir. Juliette lui confia l'huître en lui expliquant de sortir la deuxième perle et de la mettre dans la coffre, quant à l'autre, qu'elle la laisse dans l'huître et la mette dans une bocal dans la remise, Juliette s'en occuperait ce soir. Elle fila ensuite à l'étage pour se sécher et se changer.

Une robe turquoise traînait sur une pile de linge à plier, elle la récupéra et l'enfila après avoir frictionné ses cheveux jusqu'à ce qu'ils soient tout juste humide. Il faisait chaud aujourd'hui, cela suffirait. Elle resterait comme cela au frais un petit quart d'heure le temps qu'ils finissent de sécher.

Une fois redescendue dans la boutique, elle ouvrit la vitrine à la petite fille pour lui donner la poupée qu'elle dévorait des yeux et lui parla de son histoire. Il n'y avait personne, alors autant profiter d'une oreille attentive. Juliette adorait pouvoir parler des objets de sa boutique comme des personnes ayant vécues de grandes épopées, mais la plupart des adultes la coupaient au premier mot pour lui demander le prix. La petite fille elle s'assit par terre et commença à bercer la poupée en écoutant son histoire. Cinq minutes plus tard, la mère de la jeune demoiselle entrée et s'insurgea en voyant sa fille au sol.

Elle lui prit la poupée des mains et la tendit du bout des doigts à la marchande en ne lui disant pas un mot et en hurlant sur sa fille de se dépêcher sinon elles seraient en retard à la réception organisée dans le jardin des Olarge. Juliette ne dit rien, ça n'aurait servi à rien. Elle remit la poupée à sa place. Une prochaine fois peut-être lui murmura-t-elle, puis elle referma la vitrine.

Le client qui devait venir récupérer la perle arriva une heure plus tard, mais Juliette n'était pas là. Une marchandise qui devait arriver il y a trois jours était enfin là et elle avait dû partir s'occuper du transport. La perle noire fut remise au client dans un petit boîtier de bois blanc. Comme le lui demandé Juliette, son employée proposa deux autres coffrets au vieillard, l'un de velours blanc et l'autre de nacre. Il prit celui de velours et paya un petit supplément. Juliette lut la fiche de la transaction après la fermeture. Elle avait sorti le bocal de la réserve et s'était installée sur le comptoir pour nettoyer l'huître et la perle.

Demain, elles rejoindraient toutes les deux l'une de ses vitrines.