La traversée du fleuve avait été très calme. Juliette était restée la majeure partie de son temps dans sa cabine, ne sortant que lors des escales pour rencontrer quelques clients et informateurs. C'était son premier long voyage depuis la chute de l'Arbre. L'on aurait pu croire que le monde aurait arrêté de tourner, mais il n'en était rien. La vie continuait et les affaires aussi, ce vent de panique avait même été profiteur pour Juliette, certaines personnes s'étaient tournées vers la recherche d’artefacts comme pour essayer de compenser l'absence de Vérité qui se ressentait dans l'air.

Le client qu'elle comptait rencontrer à Helpo ne faisait cependant pas partie d'eux. Il s'agissait d'une personne qui avait déjà eu recours aux services de la marchande à plusieurs occasions. Il aimait couvrir sa femme de cadeaux et était réputé à Helpo pour aimer tout ce que les autres auraient qualifié de curieux, pour rester poli. Juliette avait pour intention de le rencontrer afin d'obtenir une invitation à l'une des soirées mondaines qui avait lieu le lendemain soir. Elle savait que plusieurs marchands de la ville y seraient présents et elle voulait étendre ses connaissances dans la région. Grâce à l'invitation d'Albert De Vanel, les portes de ce milieu lui seraient accessibles le temps d'une soirée. Il fallait qu'elle saisisse cette occasion.

Le navire accosta en début d'après-midi. Plusieurs personnes étaient attroupées là où le bateau jeta l'ancre. Juliette se tenait sur le pont du navire, donnant les dernières instructions pour que la marchandise soit transportée à bon port et dans les temps. Habillée d'une tunique bleue marine bordée de doré et ouverte largement à l'avant, Juliette porte un pantalon sombre et des cuissardes noires. Ses cheveux sont maintenus en chignon et ne subissent pas l'asseau du vent. Près de la rambarde se trouve sa valise, il n'y a que le strict minimum. Elle la saisit avant que la planche ne soit installée par l'un des marins pour lui permettre de descendre du navire.

Elle a l'intention de trouver un endroit où loger avant de se rendre chez son client, le rendez-vous n'a lieu qu'en fin d'après-midi. Alors qu'elle passe à côté d'une femme à la chevelure colorée, l'homme qui se tient prêt d'elle accosta Juliette :

- Vous devez chercher de quoi loger ? Venez donc à la Lanterne Rougeoyante, ce soir nous avons une artiste exceptionnelle qui s'y produit.

Juliette s'arrêta et examina la musicienne qui tenait dans ses mains une harpe. Pourquoi pas. Elle n'avait pas l'habitude de se rendre à Helpo, et même si elle doutait que le service de cette auberge soit à la mesure de ce qu'elle recherchait, l'idée d'une distraction lui plaisait. Juliette avait toujours aimé l'art sous quelque nature que ce soit, elle aimait rechercher la beauté.

- Cela peut être intéressant, la harpe n'est pas un instrument que l'on croise tous les jours. L'on se reverra donc ce soir.

Après avoir pris l'adresse de l'auberge, Juliette expliqua qu'elle souhaiterait que sa valise soit amenée dans sa chambre, elle avait des courses à faire en ville et repasserait en début de soirée pour payer ses nuits et assister à la représentation. L'homme fut surpris de se retrouver avec sa valise entre les mains et il ne remarqua pas le capitaine de l'équipage qui se tenait en retrait et avait bien l'intention de le suivre pour prendre lui aussi une chambre.

Juliette partit les mains libres dans les rues d'Helpo à la recherche d'une tenue pour sa soirée. Elle avait plusieurs heures à tuer avant le rendez-vous et elle comptait bien en profiter pour découvrir plus amplement la ville.

Le rendez-vous s'était plutôt bien passé. Albert De Vanel avait été ravi de la marchandise, sa femme était d'ailleurs présente et n'avait pas pu s'empêcher de demander aux serviteurs de sortir l'objet de sa boîte. Il s'agissait d'un petit manège pour enfant. Quatre chevaux de bois tournés au son d'une berceuse très populaire à travers tout le continent. Les De Vanel avait appris il y a quelques mois qu'ils allaient devenir grands-parents et ils étaient à la recherche des plus beaux et des plus extravagants des jouets.

Leur joie était immense et monsieur De Vanel avait accepté la faveur de la marchande avec grand plaisir. C'était parfait. Sur le chemin vers l'auberge de la lanterne rougeoyante, Juliette jubilait. Le duc lui avait promis de lui faire partir une invitation en bonne et dû forme dans la matinée. Elle avait aussi dénichée une sublime robe pour l'occasion. Rien de très extravagant, mais la particularité de cette dernière avait plu à Juliette. Elle voulait marquer les esprits les plus avisés, ne pas simplement être remarquable, mais intrigante.

Si elle voulait vraiment que cette soirée soit une réussite, elle devait faire venir à elle les potentiels partenaires. Essayer d'attirer leur attention ne ferait que les rendre méprisant et hautain envers elle. Même si Juliette n'était pas à l'aise avec les us et coutumes parlèms, elle arrivait à en comprendre les mécanismes et plus ou moins à les détourner.

Arrivée à l'auberge, la nuit tombait sur la ville. Juliette croisa un garçon de rue allumant les lanternes de la rue auquel elle n'accorda aucun regard. La chaleur de l'après-midi restait palpable et elle voulait rentrer au plus vite pour rejoindre sa chambre et demander qu'on lui prépare un bain.

Elle monta directement après être passée au comptoir pour payer ses nuits et réclamer de l'eau chaude. Dix minutes plus tard, elle se prélassait dans une eau à peine tiède. Fatiguée par le voyage et son après-midi, Juliette s'assoupit dans l'eau. Elle fut tirée de ses songes par une musique envoûtante venant du rez-de-chaussée. Elle n'entendait plus le brouhaha habituel des conversations, le spectacle avait semblerait-il commencé.

C'est avec hâte qu'elle sortit de sa valise, posée à côté du lit, une robe légère dont le jupon droit était composé de plusieurs volants de divers bleus. Au fond du sac, il y avait des souliers argentés qu'elle avait emporté pour la soirée du lendemain. C'était un peu trop, mais cela serait moins choquant que ses cuissardes qu'elle avait laissé près de la baignoire.

Juliette descendit l'escalier et se glissa au comptoir afin de commander un verre. Sa liqueur en main, elle s'appuya contre le comptoir pour faire face à la scène et profiter du spectacle. Après tout, si elle était venue dans cette auberge, c'était spécialement pour cette occasion et elle n'avait aucunement envie de la rater. Le capitaine du navire était lui aussi présent, assit comme souvent seul à une table, il était au milieu de l'assistance. Les autres membres d'équipages quant à eux étaient soient simplement ailleurs ou sur le navire lui-même. Juliette resta au comptoir, de là où elle était, elle pouvait pleinement profiter de la représentation.

La voix de la chanteuse recouvrit l'assemblée qui fut enchantée par sa représentation. Isolée au bar, Juliette regardait du coin de l’œil la chanteuse et préférait profiter de la musique en fermant parfois les yeux pour se laisser transporter. Tout en restant vigilante pour ne pas se faire tirer sa bourse par une main baladeuse, c'était si vite arrivé dans ce genre d'endroit. Elle buvait sa liqueur par petite gorgée, faisant durer son verre. Elle s'adressa à l'aubergiste qu'elle avait rencontré plus tôt dans la journée et qui était derrière le comptoir en faisant attention à ne pas parler trop fort.

- Lorsqu'une des tables à l'écart se libérera, pourrez-vous m'y apporter un de vos meilleurs vins et le menu du jour.

Il acquiesça sans rien répondre et reprit ses activités. Ce n'est que peu après que la chanteuse fit une légère pause. Juliette leva la tête et ses yeux plongèrent dans ceux de la chanteuse qui la regardait fixement. Certaines personnes s'étant laissées prendre par le petit spectacle se retournèrent pour voir qui avait été choisi à leur place. Au fond de la salle, la surprise sur son visage était quelque peu voilée, mais son temps de réaction laissa trahir l'inconfort qu'elle ressentait face à cette question.

Juliette aimait les arts, savait les apprécier, mais de là à les pratiquer. Elle s'était déjà adonnée à plusieurs d'entre-eux, mais elle avait rapidement abandonné le chant. Sur une scène de théâtre, elle se débrouillait plutôt bien, mais dès qu'il fallait jouer des vocalises, tout s'embrouiller. Et puis elle ne connaissait presque aucune musique de la surface, ne se souvenant que des mélodies la plupart du temps. Sous la lumière tamisée, personne ne vit ses joues qui s'empourprèrent légèrement.

- Le jeune homme à cette table a l'air d'en avoir réellement envie. Je lui offre ma place, je vous assure que je vous fais à tous un cadeau.

Sur ces mots, elle but d'une traite la moitié de la liqueur qu'il restait dans son verre. Au même moment un homme ayant l'air pressé quitta l'auberge, libérant une table non loin de la scène, mais collé contre un des murs de la pièce principale, offrant ainsi un peu d'intimité. Juliette se glissa jusqu'à la table. Une serveuse ne mit pas longtemps à la débarrasser et à ramener la commande. En attendant, Juliette regardait la chanteuse et plus particulièrement le jeune garçon qu'elle avait désigné à sa place et qui s'était jeté sur l'occasion. Il semblait plus que ravi.

Même si la chanteuse avait placé Juliette dans une situation qu'elle avait préféré esquivé, elle devait reconnaître qu'elle savait y faire avec l'audience. Elle avait espéré des chansons plus engagées ou plus lyriques, mais les vers parodiques de la barde faisait effet à chaque réplique. Pour se faire pardonner d'avoir refusé sa proposition, Juliette voulut inviter à sa table la chanteuse à la fin de sa représentation. Elle demanda à la serveuse de le faire savoir à son patron pour qu'il arrange leur rencontre. Son plat enfin arrivé, Juliette mangea avec appétit le poisson et les petits légumes qui se trouvaient devant elle après s'être servie un verre de vin.  

Finalement, le badaud fut vraisemblablement plus intéressé par la chanteuse que son talent. Raison de plus pour lui proposer cette invitation pour se faire pardonner de l'avoir mise dans une telle situation. Elle était en train de boire une gorgée de son verre de vin blanc quand la musique s'éteignit sur quelques notes légères de la harpe, mais le silence ne retomba pas dans la salle. La plupart des invités, y compris Juliette, frappèrent dans leurs mains ou sur les tables pour applaudir la prestation de l'artiste.

La salle était survoltée et de nombreuses personnes qui s'étaient levées pour danser voulurent offrir tour à tour leurs félicitations à l'artiste. Juliette se perdit dans la contemplation d'un tableau sur le mur près d'elle représentant une embarcation en mer surchargée de naufragés en continuant de boire quelques gorgées de plus. Quand la chanteuse arriva à sa table, Juliette posa son verre et abandonna le tableau.

- Bonsoir.

Elle ne s'en était pas rendue compte ce matin, bien trop préoccupée par ses affaires, mais maintenant qu'elles se faisaient face, elle pouvait voir que la demoiselle était très jeune. la douceur de ses traits accentuait cet air juvénile encadré par une chevelure violine tout à fait exquise. Un très léger sourire se montra dans le coin de ses lèvres quand ses yeux tombèrent sur le verre de la jeune femme. À n'en pas douter, il s'agissait d'alcool. Cette demoiselle lui plaisait aux premiers abords, elle paraissait de ceux qui savent ce qu'ils veulent et où ils vont.

- Votre représentation était très charmante. J'espère effectivement que vous accepteriez de vous joindre à ma table pour m'excuser d'avoir refusé votre invitation et de vous avoir malencontreusement jeté dans les bras d'un malotru.

Elle lui indiqua la chaise en face de la sienne. Des couverts, enroulés d'une serviette rouge à rayures blanches, étaient posés à côté d'un verre retourné. L'endroit était très rustique, mais la vaisselle impeccable, les meubles solides et les coussins des chaises tout à fait moelleux. Juliette tendit son verre en espérant que la jeune demoiselle accepte son invitation.

- Nous pourrions faire plus amples connaissances et je vous offre bien évidemment le repas et les consommations pour accompagner cette rencontre.

Juliette n'était pas complètement désintéressée en proposant ainsi à l'artiste de rejoindre sa table. Elle aimait rencontrer les gens pour connaître les dernières histoires dont ils avaient entendu parler. Sa quête perpétuelle de trésors et d'informations ne quittaient jamais son esprit. Les espions étaient excellents pour trouver des leviers de pressions, les érudits pouvaient trouver des rapports très détaillés, mais les artistes eux avaient cette étincelle qui leur permettaient de voir l'univers dans toute sa beauté.

Bien évidemment, il fallait savoir mesurer leurs propos, mais derrière certaines de leurs plus grandes œuvres pouvaient se cacher des trésors inestimables. Sa venue à Helpo avait pour but d'élargir ses connaissances et cette occasion était un excellent moyen de commencer pour agrandir son carnet d'adresses.

L'artiste était très curieuse, ce qui n'était pas si étonnant, mais Juliette n'avait pas pour habitude de parler de ses affaires personnelles aussi facilement. La belle lui demandait son nom, mais elle ne lui avait même pas donné le sien et se lança dans mille et une questions qui assommèrent Juliette. Elle était vraiment très curieuse, ce qui ne pouvait lui être reproché, au contraire, c'était l'une des premières qualités d'un artiste. Juliette la laissa finir de déverser son flot de paroles et but plusieurs gorgées de son verre qui était quasiment vide quand elle le reposa.

Elle n'était pas à l'aise d'avoir été mise à jour si facilement, mais au moins cela montrait que l'artiste sur qui elle avait jeté son dévolu n'était pas qu'une simple plante là pour décorer la pièce. Elle avait de la répartie et semblait perspicace. Ces derniers mots éveillèrent d'ailleurs la curiosité de Juliette, elle avait vu juste, cette demoiselle avait des yeux et des oreilles partout, elle mit cette histoire de fournisseur dans un coin de sa tête pour ne pas l'oublier :  

- Je m'appelle Juliette Célian. Je suis ici pour affaire. Vous m'avez percé à jour. Je suis une antiquaire pour être exacte. Je passe la plupart du temps au milieu de mes papiers, mais quand il s'agit d'aller chercher une relique, je n'hésite pas à prendre la mer sur mon bateau.

Ses traits s'adoucirent au fur et à mesure, l'alcool aidant, sa froideur habituelle laissa place à une expression plus douce, mais tout aussi retenu. Ce n'était pas un simple verre de vin qui lui ferait perdre ses moyens ! Voulant rééquilibrer la balance, elle ajouta :  

- Votre vie doit être fabuleuse en tant qu'artiste. Voyagez-vous souvent mademoiselle ... ?  

Elle s'était présentée et montrée tout à fait honnête, c'était à son tour maintenant. Il fallait qu'elle lui lâche un petit quelque chose sur sa vie. Juliette restait comme toujours méfiante des personnes avec qui elle avait espoir de traiter, car s'ils pouvaient l'aider, bien souvent, ils pouvaient aussi lui faire du tord. Faire entrer quelqu'un dans son cercle de connaissances, c'était lui donner un moyen de vous atteindre et Juliette gardait ainsi une certaine méfiance. Surtout en ce qui concernait les personnes ayant l'habitude de monnayer les informations. Ils pouvaient si facilement créer une nouvelle vérité que personne dans la rue ne remettrait en cause.