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Auteur | Message |
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| (#) Sujet: Se servir de sa raison Lun 19 Juin 2017 - 22:16 | |
| Le 24 Sorn 1248 Le temps qu’Elerinna avait passé éveillée depuis l’opération ne se comptait qu'en minutes. Le guérisseur qui l'avait amputée la gardait dans un état de sommeil drogué qu'il surveillait de temps à autre pour la soulager de la douleur. Jonas, arrivé quelques heures plus tôt à l’auberge, avait pris en main toute l’intendance et préparait le voyage qu'ils allaient entreprendre à la demande de la jeune femme. Elle avait insisté pour qu’ils s’éloignent d’Arnlo le plus vite possible, mais aucun des trois ne savait où aller. Pour l’instant, ils ne pensaient qu'à quitter la région dans une direction quelconque et improviser: le temps de la décision viendra bien assez tôt. Le 8 Malièr 1248 Jonas s’occupait d’ouvrir la vieille bâtisse inoccupée, et de son côté, Rhys dételait Ivoire du chariot occupé par Elerinna. Le soleil commençait à descendre sur l’horizon, ils avaient passé la journée depuis l’aube sur la route, et tout le monde était soulagé d’enfin arriver à destination. La bâtisse était ancienne, le verrou avait résisté avant que la rouille ne cède et le laisse tourner. Les volets émettaient un petit nuage de poussière dès qu’on les ouvrait. Les meubles étaient poussiéreux mais en relativement bon état malgré le manque d’usage. Cette retraite serait bien loin de leur train de vie de la capitale, mais ils seraient isolés et en sécurité. Et surtout, le grand laboratoire installé au sous-sol était en parfait état de marche. Les deux hommes aidèrent Elerinna à se transporter jusque dans la salle à manger. Jonas s’activa pour allumer un feu dans la grande cheminée qui faisait face à la porte. Rhys faisait des aller-retours entre la pièce et la carriole pour décharger les quelques affaires qu’ils avaient emportées avec eux, mais ses gestes étaient lents, son esprit ailleurs, et ses yeux fixés sur l’emplacement de la jambe manquante de la jeune femme dès qu’il était à proximité. Son compagnon savait que ça ne servait à rien de l’interrompre quand il était comme ça : il avait une idée derrière la tête, et il la ruminerait jusqu’à ce qu’il puisse la mettre en pratique. Il n’avait parlé de rien, ni avant ni pendant le trajet. C’était pourtant cette idée qui lui avait fait demander à son professeur s’ils pouvaient utiliser son ancienne demeure comme refuge, mais il n’avait pas voulu donner de faux espoirs à Elerinna s’il n’était pas capable de lui donner quoi que ce soit de plus concret qu’un vague concept. Les dix jours de voyages avaient cependant été suffisants pour que son idée prenne une forme plus concrète, même s’il était encore bien loin de sa réalisation. C’était un projet fou, inédit. Extraordinairement complexe. Sa lyre, la prunelle de ses yeux, paraîtrait un objet de seconde zone en comparaison. Mais la jeune femme pourrait marcher s’il était à la hauteur. Et il le serait. La nuit avait fini de tomber, la cheminée ronflait grâce aux mains experte de Jonas et le feu commençait à purifier l’air renfermé de la pièce. Ils avaient le ventre plein : aucun d’eux n’était un as en cuisine, mais la nourriture simple qu’ils avaient réussi à préparer était chaude et nourrissante et c’était tout ce qu’on lui demandait d’être. Une fois le repas terminé, ils s’installèrent dans des fauteuils près de l’âtre. Rhys se positionna face à Elerinna. Il avait encore des réticences à lui parler d’alchimie, le secret était engrené depuis longtemps. Mais elle lui avait fait une confiance aveugle depuis le début, et il était ridicule de ne pas lui rendre la pareille. Elle ne trahirait pas cette confession. Il prit une inspiration et se lança : “ Elerinna. Je pense que je peux vous permettre de marcher à nouveau.” |
| | | | (#) Sujet: Re: Se servir de sa raison Mer 21 Juin 2017 - 23:52 | |
| Je meurs de chaud. Je me tourne et me retourne dans l’espoir de trouver une position confortable, mais rien n’y fait : je vais donc devoir m’accommoder de cette chaleur épuisante…
Il y a à peine un mois de cela, j’ignorais encore qu’il était physiquement possible d’accumuler tant de fatigue ! Dire que je me suis toujours plainte des nuits blanches passées à l’atelier : je n’avais définitivement pas conscience du véritable éreintement. Je ne parle pas de celui qui creuse les cernes, ou de celui qui me pousse à user de davantage de poudre pour dissimuler mon teint ; mais bel et bien de celui qui me tue à chaque seconde, m’empêchant d’effectuer le moindre mouvement tant le simple fait de bouger est épuisant. Aujourd’hui, je suis contrainte de fuir ma ville natale pour me rendre à un endroit dont je ne connais l’existence que grâce à de nombreux ouvrages de géographie. Les chutes de Veroni. Un endroit charmant, d’après ce que l’on en dit. J’espère pouvoir enfin y trouver le repos.
Nous avons voyagé sans cesse depuis plusieurs jours, étouffés par la chaleur qui surplombe le continent. Enfermée dans ce petit chariot - certes, protégée du soleil - j’ai l’impression de suffoquer. Pourtant, je ne suis vêtue que d’une immonde toge empruntée à l’auberge où nous avons résidé. Malgré cette chaleur, je passe la plupart de mon temps à somnoler (sans pour autant dormir) pour essayer d’oublier la douleur, la fatigue et l’amertume qui me gagne au fil des jours. Parfois, j’ouvre les yeux et je crois voir le visage d’un bon ami qui m’apporte de quoi me nourrir. Puis je me rallonge après avoir mangé. De toute façon incapable de me lever ou de monter à nouveau sur un cheval, je ne vois pas de meilleure occupation pour tuer le temps. C’est dans cet état d’esprit que je me saisis difficilement de la gourde qui traîne à quelques centimètres avant d’en boire plusieurs gorgées. Un thé à base de pavot ; je ne peux plus m’en passer pour trouver le sommeil. Le guérisseur m’a bien indiqué de ne pas en abuser, mais, après tout, je n’ai plus rien à perdre. Je ferme lentement les yeux, sans même me rendre compte que je me suis endormie.
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Je suis réveillée par une voix qui m’indique que nous sommes arrivés. Elle me semble si lointaine. Elle me parvient aux oreilles comme un bourdonnement de moustique : je n’y fais pas attention. D’ailleurs, je ne ressens pas le besoin de me redresser : de toute façon, je n’en ai pas la force et j’ai encore sommeil. Fichez-moi la paix.
Je ne comprends réellement la situation que lorsque les deux hommes viennent me saisir au niveau des bras pour m’installer sur un fauteuil. Je me demande même comment j’ai atterri dans cette vieille bâtisse délabrée. Certes, elle n’est rien face au domaine, mais je demeure intimement rassurée d’avoir un toit sur la tête, aussi poussiéreux soit-il. Encore dans le vague, j’avale une partie du repas que l’on m’apporte. Je ne parviens pas à finir mon assiette : ce n’est pas mauvais, mais je n’ai pas le cœur à manger. Ni à parler, d’ailleurs. Lorsque Rhys et Jonas m’adressent la parole, je ne réponds que par de courtes phrases ou des mouvements du visage. Je ne commence à retrouver mes esprits que lorsque le mal refait son apparition, progressivement, mais douloureusement. Ma main se pose instinctivement sur ce qu’il reste de ma cuisse. Je cligne plusieurs fois des yeux avant de poser mon regard las sur la silhouette qui me fait face. Rhys Songsteel. Je vous écoute avec une attention certaine, cependant peu convaincue d’être en mesure de tenir une conversation.
- Elerinna. Je pense que je peux vous permettre de marcher à nouveau.
Allons. Êtes-vous en train de vous jouer de moi ? A ça, je vous réponds d’un haussement des sourcils, involontairement condescendant. Disons que je ne suis pas de la meilleure humeur qui soit, ne m’en tenez pas rigueur. Je ne vous lâche pas du regard, instaurant un silence de quelques instants. Je ne peux pas vous croire. Vous mentez. Fatiguée, je finis par déclarer :
- J’ai beau y réfléchir, Rhys, je ne vois pas de quelle façon un simple barde pourrait faire repousser ma jambe. Je détourne le regard. Et puis, je vous en prie, cessez ce vouvoiement ridicule. Je ne suis plus une dame. Rien de plus qu’une roturière, messire. |
| | | | (#) Sujet: Re: Se servir de sa raison Dim 2 Juil 2017 - 22:12 | |
| Voir Elerinna dans un tel état rendait Rhys malade. Une part de lui se maudissait d’avoir choisi ce jour-là d’interrompre sa route pour la trouver dans les fourrés. Cette même part lui avait soufflé de fuir à chaque étape du trajet, mais il n’avait jamais pu se résoudre à la laisser dans cet état. Il ne l’avait donc pas fait et allait rester vaille que vaille. Et ce n’était pas grâce à la conversation de la jeune femme : elle était tantôt trop sédatée par les drogues antalgiques, tantôt rendue trop irritable par la douleur pour leur adresser plus de quelques mots. Il soupira et se pinça l’arête du nez, soudainement très las. Il pensait comprendre sa souffrance, entre le mariage, la blessure, la perte de sa jambe. Il était vraiment désolé pour elle, il acceptait en conséquence son épuisement, son manque de patience et sa mauvaise humeur, bien loin de lui l’idée de lui en tenir rigueur. Cependant, supporter cela n’en était pas moins éprouvant. Balayant d’un geste l’usage condescendant de son prénom et sa reprise sur la forme d’adresse employée, il prit un instant pour répondre, déployant des trésors de patience pour maîtriser son intonation afin de ne pas trahir son agacement. “Attendez, écoutez-moi. Il ne s’agit pas de faire … repousser votre jambe.” Il n’ajouta pas qu’il doutait que même le plus compétent des neustro puisse accomplir un tel miracle. Puis, jetant son dernier reliquat d’hésitation au feu : “Non, je parle d’alchimie. Je ne sais pas encore exactement comment, mais je pense qu’il doit être possible de créer une prothèse capable de la remplacer.” Il lança un regard en coin à Jonas qui s’était redressé, visiblement intrigué et intéressé par l’idée. Rhys, incapable de contenir son agitation, se leva, se frotta le visage et commença à faire les cent pas devant la cheminée. Il réfléchissait encore à la chose. Dix jours de voyage n’avaient pas suffi, il n’avait pas pu coucher ses réflexions, ses calculs, ses schémas, ses formules, sur le papier. C’était extrêmement frustrant de ne pas avoir pu donner un peu plus de corps à son inspiration. Et encore plus de ne pas pouvoir donner un espoir un peu plus concret à Elerinna. Il aurait toujours pu ne rien lui dire pour l’instant et attendre d’avoir un peu plus de matière avant d’en parler, mais il ne supportait plus le désespoir palpable qui émanait de la jeune femme depuis des jours et des jours. “Il va falloir prendre des mesures précises : on ne veut pas que vous boitiez. Il faut aussi songer aux articulations, la mobilité, il faut trouver un matériau suffisamment solide et durable pour ne pas avoir à changer la prothèse trop souvent, mais assez léger pour que vous n’ayez pas de difficultés à marcher, et…” Il s’interrompit, réalisant juste à cet instant qu’il était en train de réfléchir à haute voix. Retenant son enthousiasme il revint s’asseoir face à Elerinna. Il fit un geste pour lui prendre les mains mais se ravisa, se contentant de la regarder franchement. “Comment croyez-vous que j’ai choisi notre destination ? Je vous en prie, laissez-moi au moins le bénéfice du doute. Je vous promets d’être capable de le faire.” |
| | | | (#) Sujet: Re: Se servir de sa raison Ven 14 Juil 2017 - 21:31 | |
| Un alchimiste, capable de me faire marcher à nouveau. Emerveillée par vos paroles, je reste sans voix quelques instants. Je ne sais pas encore si je dois me réjouir ou contenir mon enthousiasme. Je me suis jurée de vous accorder ma confiance. Vous m’avez tout de même sauvée d’une mort imminente. En revanche, vos propos me semblent bien trop beaux pour être vrais. En êtes-vous réellement capable, Rhys ? Je vous en prie, ne me donnez pas un faux espoir. Sans la moindre condescendance dans la voix, simplement de la surprise, les yeux fixés sur votre personne, je déclare avec hésitation :
« Attendez un instant… Êtes-vous en train de me confier que vous êtes alchimiste ? »
Comme tout Parlèms qui se respecte, je n’ai jamais porté la moindre considération aux alchimistes. Ils ne m’ont jamais effrayée non plus. Cela ne m’est pas propre, l’éducation Parlèms est faite ainsi. Vous le savez, Rhys Songsteel. Moi-même travailleuse, l’on m’a toujours inculqué que le travail n’était pas fait pour les nobles. Aussi, le mariage passé, j’étais censée arrêter la couture pour embaucher du personnel à l’atelier. Je vous ai toujours considéré comme un noble, barde à vos heures perdues, et voilà que vous m’avouez être un alchimiste. Avez-vous seulement idée du choc que vous venez de me procurer ? A vrai dire, je comprends la raison pour laquelle vous vous êtes caché du regard de la société Parlèms. Les choses ne sont pas simples à Arnlo, votre réputation en aurait très certainement pâti. Certaines personnes de confréries diverses méprisent l’alchimie à tel point que cette profession en est devenue dangereuse. Alors, je me sens flattée que vous m’ayez fait une telle confidence, en revanche, je ne sais pas de quelle façon réagir face à une telle nouvelle. Je n’ai pas envie de vous froisser, mais je ne sais pas tempérer mes propos. La douleur me rend irritable, mais je tâcherai de me montrer correcte avec vous. Si l’alchimie peut me sauver, je n’ai aucune raison de mépriser cette discipline. C’est cependant toujours sous le choc que je tourne mes yeux en direction de votre acolyte.
« Vous aussi, Jonas ? »
L’homme me répond d’un hochement de la tête. N’êtes-vous donc pas embarrassé de m’avoir menti de la sorte ? J’en suis outrée. Je pousse un profond soupir, venant gratter l’arrière de mon crâne, réfléchissant à l’attitude à adopter. J’ai l’impression d’avoir été menée en bateau depuis tout ce temps. Je suis également profondément vexée que vous ne m’ayez pas jugée digne de confiance avant cela. Mais la société Parlèms est faite de requins et de commères : je ne suis moi-même pas certaine de ma capacité à conserver un tel secret. Je lève de nouveau mon regard dans votre direction, un léger sourire au coin des lèvres. Voilà des jours que je n’avais plus esquissé le moindre sourire.
« Comment avez-vous pu me cacher quelque chose d’aussi important tout ce temps ? Vous êtes décidément un véritable cachotier. »
Je prends finalement un instant pour assimiler tout cela. Peut-être êtes-vous réellement capable de remplacer ma jambe ? Vous avez l’air d’avoir la volonté de faire les choses correctement. Si vous parvenez à un tel miracle, vous pouvez être certain que je ne vous regarderai jamais plus de la même manière. Peut-être êtes-vous réellement mon ange gardien, après tout…
« Bien, maintenant soyez honnête avec moi, je vous prie. Pourquoi m’avez-vous amenée jusqu’ici ? Jonas, êtes-vous de mèche avec Rhys ? Et surtout, êtes-vous réellement capable de fabriquer une telle prothèse ? En quoi est-ce que tout cela consi… Ah ! Ramenez-moi du pavot, je vous prie ! »
Si mon moral s’est soudainement apaisé, la douleur est toujours bien réelle. |
| | | | (#) Sujet: Re: Se servir de sa raison Mar 18 Juil 2017 - 23:54 | |
| Dans le temps que mis Elerinna à répondre, Rhys pouvait presque voir les rouages tourner dans son esprit. Il se demanda ce qui allait sortir de sa réflexion : allait-elle seulement le croire ? Ou bien allait-elle penser qu’il se moquait d’elle ? Elle finit par reprendre la parole ; le silence n’avait duré que quelques secondes mais il avait paru bien long à Rhys, qui était comme suspendu en l’attente d’un jugement. Pourtant, elle n’était pas méprisante dans sa réponse, juste ébahie. C’est vrai, il n’avait pas été direct, et il comprenait qu’elle soit surprise au point de se demander si elle avait bien compris. Il lui répondit d’un hochement de tête, toujours un peu sur la défensive. Il savait pertinemment comment la plupart des Parlèms réagissaient à la mention des alchimistes : c’était d’ailleurs la raison principale pour laquelle il gardait cet aspect de sa personne caché. Sa réputation avait été savamment instiguée pour qu’il paraisse sophistiqué et intéressant, mais surtout inoffensif et prévisible. Si quiconque découvrait sa capacité à faire de l’alchimie, tout s’effondrerait autour de lui.
Il s’apprêtait à essayer de lui trouver une explication quand elle se tourna vers Jonas, l’air interloqué. Elle avait compris tout de suite. Cette finesse d’esprit était ce que Rhys appréciait habituellement chez elle mais il devait bien avouer que pour cette fois-ci, il s’en serait peut-être passé. S’ils lui avaient dit avant qu’elle ne devine la suite, l’aurait-elle mieux pris ? Dans ses petits souliers, Jonas se contenta d’hocher la tête d’un air penaud. Que répondre à cela ? Elle semblait tellement déçue, ou choquée, difficile à dire. Commençait-elle à regretter son accointance avec de “simples” alchimistes, l’un deux fut-il un noble ? Pourtant elle avait développé un sourire, un vrai, vue ô combien rare ces temps-ci. Finalement, cette confession avait eu du bon. Il accueillit sa remarque avec un sourire et un petit salut.
“Ma chère, qui croyez-vous est à l’origine de toutes les rumeurs sur moi ?”
Mais apparemment tous ces aveux avaient réveillé son intérêt pour le monde, et elle n’allait pas les laisser s’en tirer avec juste cette révélation. Tant mieux, il était fort satisfait de lui expliquer ce qu’il avait prévu, et si cela se faisait après une récapitulation de ce qu’ils avaient fait depuis son opération, ainsi soit-il. Cependant la première question s’adressait pas vraiment à lui. Jonas lui adressa un regard caressant avant de répondre à Elerinna.
“De mèche ? Oui, on peut dire ça...”
Malgré un petit sourire en coin, Rhys préféra revenir au sujet principal : “Nous sommes venus jusque là car notre maître a abandonné dans cette demeure tout un laboratoire en état de marche avant de venir habiter Arnlo. La maison est isolée et loin de votre époux, personne ne viendra vous chercher ici. Donc avec le matériel approprié, oui, je pense en être…”
Au cri d’Elerinna il s'interrompit et se leva à-demi pour la soutenir. De son côté, Jonas, plus efficace, s'était déjà précipité pour lui apporter un peu du lait infusé d’opium. Il mit le gobelet dans les mains de la jeune femme avant de s’eclipser à nouveau et de lui apporter quelques instants plus tard un torchon trempé d’eau froide. Ils n’avaient pas les moyens pratiques d’avoir de la glace pour calmer la douleur et l’inflammation, mais ils avaient un puits à quelques mètres de la porte des domestiques dans la cuisine. Il écarta d’un mouvement de coude Rhys, resté sur place parfaitement inutile, pour prendre le bras d’Elerinna.
“Voulez-vous que je vous aide à rejoindre votre chambre ?”
Pendant que les deux autres se dirigeaient vers la pièce d’à côté, Rhys tira une petite table près de la cheminée et sortit de son paquetage de quoi écrire et un rouleau de parchemins qu’il déploya, profitant du rayonnement lumineux de la flambée qui brûlait encore avec vigueur. Armé d’une bouteille remplie de thé, il commença à y inscrire des schémas et formules alchimiques qui devaient à terme donner une prothèse. Alors que l’aube pointait, il s’étira. Il ne manquait que les mesures d’Elerinna et il pourrait passer à la fabrication d’un prototype. Tout n’était pas calculé pour l’instant, mais il avait besoin d’un modèle en trois dimensions pour poursuivre. Épuisé, il laissa toute sa pile de parchemins en plan pour gagner son lit. |
| | | | (#) Sujet: Re: Se servir de sa raison Ven 26 Jan 2018 - 16:48 | |
| 15 Marlier 1248 Je m’éveillai, ce matin-là encore, avec des étoiles sur le visage. Je ne dormais plus qu’à l’extérieur, accablée à la fois par la chaleur de l’été, mais également par la douleur que me procurait ma jambe. Le pavot n’avait plus grand effet sur ma blessure. Je m’y accoutumais progressivement, et j’en devenais dépendante, aussi. J’avais toujours l’impression de sentir ma jambe, d’être en mesure de la bouger. C’est ce même sentiment qui m’éveillait plusieurs fois par nuit, tant cette sensation était intense, désagréable. Je me retournai, balançant mon hamac. Je regardai les étoiles en songeant à Arnlo. Jamais je n’avais eu l’occasion d’apercevoir un ciel aussi étoilé à partir de la capitale Parlèms. En fait, jamais je n’avais eu l’occasion de dormir à la belle étoile, là-bas. Les Chutes de Veroni avaient, finalement, quelque chose de reposant. J’en étais même venue à ne plus me languir de ma région natale. Je m’étais déshabituée, étrangement difficilement, au rythme de la ville. Mon esprit était apaisé, reposé, calme. Ne parvenant pas à retrouver le sommeil, je décidai de me lever. Le soleil n’allait pas tarder à apparaître et les alchimistes s’éveilleraient bientôt, eux aussi. Je me saisis de ma paire de béquilles, qui n’avait rien d’alchimique, mais qui avait été confectionnée tout particulièrement pour moi. J’avançai alors jusqu’au salon, bousculant avec difficulté le volet qui me bloquait le passage. Je laissai la porte ouverte pour aérer la pièce qui était étouffante de chaleur, puis je me dirigeai vers un grand fauteuil, sur lequel traînait un livre imposant, d’apparence ancien. Je m’y installai en laissant tomber mes béquilles au sol. Puis, dans un élan de curiosité, je me saisis de cet ouvrage. Je parcourrai plusieurs pages, toutes annotées de diverses réflexions. Celles¬-ci étaient peu lisibles et avaient visiblement été rédigées à la hâte. Des formules alchimiques, des recettes… certaines pages avaient même été arrachées. Jamais, encore, je n’avais lu d’ouvrage d’alchimie. A vrai dire, il n’y en avait que très peu disponibles à la vente, à Arnlo. Je divertissais mon esprit avec ces quelques pages, alors que mes paupières se faisaient de plus en plus lourdes. Le soleil se levait, puis, sans pouvoir lutter, je m’endormis. |
| | | | (#) Sujet: Re: Se servir de sa raison Mar 30 Jan 2018 - 16:37 | |
| Il n'y avait que douze jours qu'ils étaient arrivés dans la vieille bâtisse, mais tout le travail abattu dans ce délai aurait pu aisément lui prendre plusieurs semaines en temps normal. Jonas avait mis deux jours à redémarrer la petite forge qui occupait toute une pièce du sous-sol, et il avait mis à profit ce temps pour la fabrication d'un prototype. Ses talents de sculpteur sur bois étaient très limités mais il avait fait ce qu'il avait pu pour faire à Elerinna une “jambe de bois” qui lui allait. Elle manquait de grâce et était très lourde, et l'inquiétude de la jeune femme en la voyant avait été légitime, mais elle n'allait servir qu'à trouver la forme la plus confortable pour elle avant de passer à la forge.
Il y avait douze jours environ que ni lui ni Jonas n'avaient fait une nuit complète. Rhys profitait des nuits courtes pour travailler le plus possible à la lumière du jour, mais il continuait à s'abîmer les yeux à la lumière des bougies. Il ne dormait pas avant que le soleil soit couché depuis longtemps, et se levait bien avant l'aurore, puis il faisait une brin de toilette à l'eau aussi fraîche que possible par cette chaleur un peu plus tard, ce qui lui permettait d'être vaguement présentable lorsque Elerinna se réveillait. Il trouvait encore le temps de préparer quelques petites choses à manger, mais leurs repas consistaient globalement en des fruits et légumes achetés au village voisin. De toutes manière, ni les uns ni les autres n'avaient le courage d'ingurgiter quelque chose de chaud. On était bien loin de la grande cuisine d’Arnlo.
Il y avait près de douze jours que l'été battait son plein. Le soleil brûlait tout à l'extérieur sans le moindre signe de nuage à l'horizon, et à l’intérieur la forge du sous-sol chauffait sans discontinuer, rendant toute la bâtisse irrespirable. La seule note de fraîcheur disponible restait l'eau du puits, dont la profondeur l'empêchait de rejoindre ma température ambiante. Jonas, d'ordinaire plutôt jovial, était rendu irritable par ses longues heures passées dans la fournaise et parlait peu. Il ne sortait de l'atelier que pour se restaurer et profiter de l'eau fraîche. Même le gila eggret de Rhys – que Jonas n'avait pas oublié d'amener d’Arnlo et partant – ne supportait plus l'atmosphère étouffante de la maison et passait son temps dehors.
Malgré ces difficultés, le travail sur la prothèse avançait. Elerinna avait peut-être du mal à le voir, mais elle était presque prête maintenant. Jonas s'occupait des finitions cette nuit même et était sorti satisfait, pour une fois. Rhys était en train de commencer à refaire tous les calculs et toutes les formules pour vérifier qu'il n'y avait pas d'erreur lorsqu'il l'avait vu remonter du sous-sol, en sueur mais un sourire triomphant – et soulagé – sur le visage. Il était allé s'asseoir un moment sous un arbre pour profiter de l'air frais de la nuit un moment, mais il avait dû s'endormir sur place car il ne l'avait pas vu revenir. Lui-même avait fini la nuit en testant sa formule sur un échantillon de datrium qui restait. En le mettant au bout de son doigt, il avait eu une réponse. Le coeur serré par l'excitation il avait lutté pour ne pas pousser un cri de victoire.
En levant la tête, à la recherche d’un témoin à son triomphe – il n’y avait que Sable, roulé en boule sur le rebord de la fenêtre, qui le regardait d’un air endormi – il s’était rendu compte que le soleil était en train d’apparaître derrière l’horizon. Une nouvelle journée accablante s’annonçait, et une nouvelle fois il n’avait pas fermé l’oeil. Discrètement – il ne savait plus qui dormait où et ne voulait réveiller personne – il traversa la maison et rejoignit le sa chambre pour faire un brin de toilette. De l’eau avait été récupérée la veille au soir et était restée fraîche. Il s’était rendu compte que par ce climat, se raser à l’eau froide pouvait remplacer en soi une nuit de sommeil.
Une fois rasé de près et frais comme un gardon, il attrapa une corbeille de fruit et du pain dans la cuisine et alla s’installer dans le salon pour prendre son semblant de repas. Il y trouva Elerinna qui avait piqué du nez dans un livre qu’il avait laissé traîner sur la table. Il se demanda ce qu’elle comprenait de l’ouvrage, qui devait être plutôt hermétique pour la plupart des gens. Il se pencha un peu par-dessus son épaule pour voir duquel il s’agissait exactement, et hocha la tête. Celui-là au moins datait de près d’un siècle et n’était pas codé, ce qui était un bon début. Il s’assit dans un fauteuil en face d’elle et posa son chargement sur la table basse entre eux. Se rendant compte à cet instant qu’il mourrait de faim, il attaqua son ersatz de repas en attendant que le reste de la maisonnée se réveille.
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| | | | (#) Sujet: Re: Se servir de sa raison Mer 31 Jan 2018 - 14:59 | |
| Le soleil s’était levé, la lumière m’éveilla. Je clignai plusieurs fois des yeux tandis que se dessinait, en face de moi, la silhouette d’un homme. Je m’étirai légèrement, grommelant un « bonjour ». La pièce me parut étouffante et mes cheveux n’arrangeaient rien ; ils me tenaient si chaud ! Depuis que nous avions élu domicile dans cette vieille bâtisse, je privilégiais le confort à mon apparence. Je faisais l’effort d’être présentable, mais je ne me coiffais plus. Je me contentais de réunir ma chevelure en un épais chignon tant la chaleur m’accablait.
La corbeille de fruits posée sur la vieille table-basse me mit instantanément de bonne humeur. Je me saisis d’une orange et entrepris de la peler. Les quintes de toux m’étaient revenues depuis plusieurs jours ; ma blessure, bien sûr, n’arrangeait rien à ma santé déjà fragile. Je me contentais d’appliquer les conseils du guérisseur qui me suivait à Arnlo : « mangez des fruits, emplis de délicieux nutriments, et prenez le soleil ». Les chutes de Veroni étaient un endroit merveilleux pour aider à mon rétablissement. En fait, cet endroit me rendait étrangement heureuse, même dans ce contexte.
Enfin un peu plus éveillée, je portai mon attention sur vous, cher barde. Vous m’aviez l’air épuisé. Je culpabilisais du mal que vous vous donniez pour moi et, croyez-le ou non, ce n’était pas mon genre. J’espérais chaque jour que vous m’annonciiez l’aboutissement de votre projet. J’étais toujours plus impatiente. Je m’efforçai cependant de ne pas me montrer égoïste, et je m’informais de votre avancement auprès de Jonas. Lui aussi m’avait l’air exténué, irritable, même, mais en m’informant auprès de lui, je ne risquais pas mon amitié avec un noble Parlèms.
- Comment allez-vous ? articulai-je difficilement, encore un peu endormie. Avez-vous pu vous reposer ?
Je croquai dans un quartier d’orange. Au même moment, Jonas pénétra dans la pièce en me saluant vaguement. |
| | | | (#) Sujet: Re: Se servir de sa raison Ven 2 Fév 2018 - 9:55 | |
| Elerinna s'éveilla quelques minutes après qu'il se fut installé, le soleil s'étant chargé de la rappeler du monde des rêves. Elle avait l'air aussi fatiguée que si elle n'avait pas dormi depuis plusieurs jours, et il se demandait quel était réellement l'impact des drogues antalgiques qu'elle prenait sur son état de conscience. Autant plus le temps avançait et plus il était persuadé qu'il allait vraiment réussir à lui fabriquer une nouvelle jambe, autant il doutait clairement que le processus allait lui procurer un soulagement de sa douleur. Peut-être qu'après quelques jours de repos il arriverait à réfléchir à une potion anti-douleur qui lui imposerait moins d'effets secondaires. Mais pour cela, il lui faudrait probablement dormir une semaine entière avant d'être en mesure de partir sur un nouveau projet.
Elle avait aussi l'air de s'inquiéter pour lui, ce qui était plutôt ironique étant donné le contexte. Il savait qu'elle ne s'autorisait pas à l'interroger sur l'avancement de la prothèse directement, mais il n'était pas dupe et savait qu'elle posait toutes ses questions à Jonas, qui faisait de son mieux pour ne pas montrer la pression que cela posait sur ses épaules. Rhys aurait préféré que la jeune femme s'adresse plutôt à lui pour ses questions, car après des années à l'avoir côtoyé, il savait que Jonas n'oserait pas l'envoyer promener, même si c'en était trop pour lui. Il comprenait cependant les raisons qui la poussaient à se conduire ainsi, et il pensait bien que Jonas aussi. La situation n'était facile pour personne.
Il secoua la tête à la question d’Elerinna, mais il n'eut pas le temps de développer immédiatement, car Jonas venait d'entrer dans le salon, mal rasé, mal réveillé et des feuilles encore coincées dans les cheveux. Il salua vaguement les occupants de la pièce et s’avachit sur le divan après avoir attrapé une poignée de mirabelles dans la panière. Rhys sut à ce moment qu’il avait terminé. Il ne se laissait jamais aller ainsi avant d'être arrivé au bout de ses peines ; sa persévérance était remarquable et avait d'ailleurs beaucoup participer à développer celle de son compagnon. Le barde décida que puisqu'ils étaient à présent là tous les trois, il pouvait commencer à annoncer la bonne nouvelle.
“Je vous remercie de votre sollicitude. La nuit a encore une fois été blanche pour l'un comme pour l'autre, mais cela n'aura pas été en vain. La prothèse est terminée, si je ne m'abuse, et mon premier test d'animation m'a paru concluant. Nous n'avons plus qu'à mettre en pratique le procédé sur la vraie, si l'on peut dire.” D'un seul coup, Jonas se réveilla complètement, la bouche pleine de mirabelle : “Fais voir !”
Avec un soupir, Rhys se leva et alla chercher le morceau de datrium vaguement articulé qui lui avait servi de prototype. Une fois revenu dans le salon et assuré d'avoir la pleine attention de son public – il devait bien avouer que malgré la fatigue, il jubilait – il l'installa au bout de son doigt, et essaya de le bouger. La réponse était faible, mais le mouvement était visible, bien que maladroit. Il frétillait intérieurement, et Jonas semblait tout aussi excité. Il attrapa l'échantillon pour le regarder sous toutes les coutures, avec un murmure fébrile : “Génial ! Génial, génial !” Rhys se tourna vers Elerinna.
“Cela marchera mieux pour vous. Je ne suis pas fait pour avoir le doigt plus long qu'il est, je ne sais donc pas comment le bouger correctement. Ce ne sera pas pareil avec votre jambe.” |
| | | | (#) Sujet: Re: Se servir de sa raison Ven 22 Fév 2019 - 18:09 | |
| Mon cœur s’emballa à la vue du morceau de métal. J’en restai bouche-bée. Mon regard dans lequel se mêlaient admiration et effroi se posa sur les alchimistes ; ce dont ils étaient capables était terrifiant et remarquable.
Je me levai à l’aide d’une béquille en approchant de Jonas. Je ne lui avais plus vu cet enthousiasme depuis notre arrivée en ces lieux.
– Puis-je ? demandai-je simplement en tendant une main vers l’intéressé.
Il se tourna et me considéra quelques instants, surpris. Il acquiesça finalement et installa le datrium au bout de mon index.
Je portai ma main devant mes yeux ébahis et observai le métal se mouvoir maladroitement. J’essayai de le bouger à droite, puis à gauche. La réponse était faible, mais les paroles du barde me rassurèrent.
Je ne m’étais jamais permise de me rendre au laboratoire dans lequel les deux hommes passaient le plus clair de leur temps. Je n’avais, par conséquent, aucune idée de ce à quoi pouvait ressembler la prothèse. Je leur faisais pourtant confiance. Je n’avais aucun autre espoir auquel m’accrocher. Je laissai mes doutes de côté et relevai le regard vers eux.
Ils avaient le teint pâle, leurs yeux étaient cernés et ils étaient profondément épuisés. Au-delà de m’avoir sauvée, ces deux hommes mettaient tout en œuvre pour me permettre de continuer ma vie. Je ressentis en les observant une profonde culpabilité.
Ils m’avaient soignée, éloignée d’Arnlo et négligeaient leur propre santé pour me fabriquer une prothèse. Leur altruisme ne semblait connaître aucune limite.
Mon existence avait toujours été égoïste. Méritais-je tant de considération ?
Du revers de ma main, j’essuyai pudiquement les quelques larmes qui avaient coulé sur mes joues.
– Je ne sais pas comment vous remercier, déclarai-je d’une voix tremblante.
Embarrassée, je tendis le prototype au barde pour le lui rendre.
Je me sentis coupable de m’être conduite comme je l’avais fait. Je m’étais montrée irritable. Jonas avait particulièrement fait les frais de mon impatience.
J’étais consciente de mon égoïsme. Je n’avais pas voulu risquer mon amitié avec le noble barde. Je me fis la promesse solennelle de ne plus m’encombrer de faux-semblants avec ces deux hommes à qui je devais tant. Je posai un regard désolé sur Jonas puis reportai mon attention sur Rhys.
Je me raclai la gorge pour la dénouer et enchaînai en tâchant de garder la face :
– S’il-vous-plaît, montrez-moi la prothèse. |
| | | | (#) Sujet: Re: Se servir de sa raison | |
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