Les yeux brillants, Rhys observa le morceau de métal grossièrement forgé remuer maladroitement au bout du doigt d’Elerinna. Oubliées, la fatigue, la chaleur, les nuits blanches passées s’abîmer les yeux sur des grimoires et des notes obscurs. Oubliées les tentatives infructueuses et les heures passées à se creuser la tête pour trouver des solutions, des runes et formules, des matières plus adaptées. Toutes les pièces du puzzle étaient en train de tomber à leur place, et s’ajustaient parfaitement les unes aux autres. La prothèse allait fonctionner à la perfection, il en était certain. Le doigtier n’était qu’une pièce générique, les glyphes qui le parcouraient n’avait rien de précis, il avait été obligé de graver deux noms à sa surface pour tester sur lui puis s’assurer que la jeune femme parviendrait elle aussi à le mouvoir.  L’objet terminé n’aurait rien à voir avec cet avorton.

Jonas ne bougeait plus, fasciné par la main d’Elerinna. Il brûlait d’envie d’essayer à son tour, mais il avait bien repéré que son nom ne figurait pas dessus. Le métal resterait parfaitement inerte sur lui. L’émotion manifestée par la jeune femme le ramena à la réalité. Il fouilla une de ses poches pour en tirer un mouchoir, le moins couvert de suie, et le lui proposa tandis que Rhys lui reprenait le doigtier.

“N’y pensez pas. L’opportunité d’une telle création est largement suffisante.”

Il passa sous silence les conversations irritées et irritantes qu’ils avaient pu partager durant les derniers jours. Il n’était pas rancunier et avait sa part de responsabilité dans la tension qui s’était installée entre eux.

Rhys posa sans cérémonie le prototype sur la table et se leva, tendant au passage une pêche à Jonas.

“Si tu as terminé, nous pouvons descendre, oui.”

Il aida Elerinna dans l’escalier, dont les marches n’avaient pas été conçues pour des béquilles. En bas la température était telle que le reste de la maison lui parut agréablement frais en comparaison. Son ami avait de quoi être hagard. La forge était toujours en état de marche – ils en auraient besoin pour les incrustations – et rendait l’air irrespirable. Sur la haute table qui occupait le centre de la pièce trônait une jambe de métal. Il ne put retenir un sifflement admiratif à l’adresse de Jonas. Lui non plus n’avait pas vu la prothèse terminée, et elle était impressionnante. Les nombreuses pièces de métal noir s’imbriquaient à la perfection, donnant aux articulations la souplesse nécessaire à son utilisation. Jonas s’avança, pas peu fier de son oeuvre, et approcha un tabouret pour la jeune femme.

“Voulez-vous l’essayer ? Elle ne bougera pas pour l’instant, mais vous pourrez me dire si l'emboîture vous est confortable.”

Rhys secoua la tête en souriant. Toujours droit au but, fidèle à lui-même, Jonas ne perdait pas de temps pour continuer son travail. Il ne pouvait cependant pas le laisser faire éternellement. Le plus gros était fait, ainsi que le plus difficile, mais l’étape suivante allait nécessiter toute la précision dont ils étaient capables l’un et l’autre.

“Essayez-la, mais nous devrons attendre pour l’animation. Je dois commencer par dormir, et toi aussi, ajouta-t-il en direction de Jonas. Nous ne pouvons pas nous permettre d’avoir les mains tremblantes pour la gravure, et nous aurons besoin de métaux de meilleure qualité que ce dont nous disposons ici. J’irai en ville demain pour acheter ce qu’il nous faudra, et nous pourrons nous y mettre. Je suis navré pour le délai supplémentaire.”


Rhys releva la tête et posa sa pointe de gravure, satisfait. Le soleil était en train de baisser sur l’horizon, et il venait de terminer son travail de la journée. Ses yeux étaient fatigués, mais il admira la prothèse encore longuement. L’objet terminé était plutôt élégant, tout compte fait. Les gravures métalliques brillaient sur le fond noir du datrium : or pour la force, cuivre pour la stabilité, fer pour la protection. Jonas avait installé un système de sangles reliées à une ceinture pour la fixer sur Elerinna. Seul manquait un dernier polissage qui attendrait bien le lendemain.
Il attendit que Jonas eût fini de s’essuyer les mains apporter la prothèse à Elerinna sous le porche. Il ne savait pas comment son ami s’y était pris, mais elle était étonnamment légère entre ses bras. Il la montra à la jeune femme, enthousiaste :

“Qu’en dites-vous ? Voulez-vous essayer ce soir ?”

Pendant qu’Elerinna admirait sa prothèse toute neuve, Rhys remarqua tout le matériel de couture et une robe inachevée étalés au sol. Elle s’était remise à la couture depuis Jonas et lui avaient passé du temps ces derniers jours à essayer de la convaincre qu’elle consommait peut-être trop facilement les antalgiques puissants qu’ils avaient pu lui fournir. Ni l’un ni l’autre ne remettait bien sûr sa douleur ou son intensité en question, mais ils étaient troublés par les effets que ces drogues avaient sur elle. Elle semblait ailleurs, comme si elle en prenait trop. Rhys était même inquiet de leur influence sur sa maîtrise de la prothèse une fois installée. Il ne pouvait être sûr de rien, évidemment : ils étaient entièrement en terrain inconnu ici. C’était, à sa connaissance, la première fois qu’un tel membre artificiel avait été créé. Il préférait simplement mettre toutes les chances de leur côté, craignant qu’un échec soit un nouveau coup du sort trop dur à supporter pour Elerinna.

Comme si elle avait lu dans ses pensées, il sentit sa main se crisper légèrement sur son épaule alors qu’elle se maintenait en équilibre sur sa seule jambe valide. Elle aussi devait être en proie à ses propres doutes, surtout après tout l’espoir qu’ils avaient misé sur une idée aussi folle. Trop d’espoir probablement. Ils avaient passé les deux semaines les plus éreintantes de sa vie sur un projet chimérique. Aucun des trois n’avait exprimé ses doutes pour ne pas décourager les autres, mais maintenant que l’instant de vérité était enfin arrivé, Rhys ne put s’empêcher de mettre un peu d’eau dans son vin :

“Gardez à l’esprit que ce n’est qu’un premier essai : il vous faudra du temps pour vous y habituer et nous pourrons faire des ajustements.”

Il n’avait pas dit “il faudra peut-être tout recommencer”, ni “c’est finalement tout bonnement impossible” car il essayait lui-même de réprimer ces pensées, il ne pouvait pas les imposer à ses compagnons. .
Il la laissa remonter sa jupe jusqu’à dévoiler son moignon. La guérison avançait bien, mais après ces essais elle devrait laisser le temps à la cicatrice de se stabiliser. Il positionna l’emboîture de la prothèse, puis fit passer les sangles de maintien par dessus le tissu du vêtement. À terme il faudra la porter sous ses habits pour que l’ajustement se fasse au mieux, mais pour un premier essai cela suffira bien. Il devait aussi admettre qu’il était déjà suffisamment gêné par leur position pour ne pas aussi lui demander de ses déshabiller. Il essaya de changer de sujet tout en travaillant :

“Voudrez-vous aller au marché demain ? Vous y trouverez certainement des matériaux plus à votre convenance.” Il désigna d’un signe de tête les tissus, rubans, aiguilles épars au sol. “Cela vous ferait du bien de sortir d’ici.”

Il se redressa et s’écarta d’un pas pour évaluer son travail. La jambe artificielle l’envahissait de fierté, mais ce n’était pas le moment de se relâcher, il devait rester critique jusqu’au bout. Il tendit une main à la jeune femme.

“Essayez de la bouger, doucement.”

Elle tenait debout, sans aide ni béquille. Rhys essaya de ne pas y voir une victoire trop tôt : on pouvait tout à fait garder son équilibre sur une jambe, et d’autant plus avec une prothèse, même inanimée. Il avait bien remarqué le léger recul qu’elle avait eu au contact de son moignon, mais était-ce le réveil de la douleur, ou autre chose de plus prometteur ? Il lui laissa le temps de s’habituer, ne voulant pas ajouter sa propre impatience à celle qu’elle devait ressentir. Il était en train de se demander pourquoi Jonas n’était pas encore remonté lorsqu’elle plia sa jambe.

Tout le reste fut immédiatement oublié. Elle bougeait ! Elle BOUGEAIT ! Maladroitement, mais…

Il la rattrapa lorsqu’elle trébucha. Elerinna allait-elle réussir à commander des mouvements assez fins pour marcher normalement ? Sa manière de tourner sa cheville semblait être correcte. Sans savoir exactement ce qu’elle essayait de faire, il ne voyait pas d’irrégularité dans le mouvement, pas d'accroc, pas d’inconfort visible. Un sourire incertain naquit sur ses lèvres. Il était certain maintenant qu’elle allait marcher. Tous leurs efforts avaient fini par payer. Ou était donc passé Jonas ? Il n’aurait voulu manquer ça pour rien au monde, mais Rhys n’arrivait pas à détacher ses yeux de la jeune femme pour se tourner et l’appeler.

Il ne put se retenir de rire en la voyant dérouler avec une infinie précaution ses quelques pas. Il avait l’impression d’assister, émerveillé, aux premiers pas d’un nourrisson. Était-ce donc cela que les jeunes parents ressentaient dans ces moments ?

“Par tous les dieux, cela fonctionne en effet”, souffla-t-il.

Il n’en croyait pas ses yeux.
D’innombrables heures sans sommeil pour arriver à ce résultat, mais il n’en croyait toujours pas ses yeux.
Elle marchait.
Ils l’avaient fait.
Ils avaient réussi l’impossible.

Elle revint devant lui, riant de bonheur, et c’était la vision la plus charmante à laquelle il avait eu le plaisir d’assister.
Il se retint de sautiller sur place, mais son excitation devait trouver une porte de sortie. Il ne put s’empêcher de la prendre dans ses bras pour la faire tournoyer.

“Vous marchez !”

Jonas, lui, avait pris quelques instants au sous-sol pour verser du sable sur le foyer de la forge et rassembler ses croquis avant de rejoindre ses deux compagnons. Il s’était arrêté sur le seuil de la maison, bouche bée, pour voir Elerinna faire ses premiers pas. L’exhubérance de Rhys le tira de son ébahissement, et il lâcha tous les papiers qu’il avait en main pour accourir. Il attrapa le bras de son ami, mais ce fut à la jeune femme qu’il s’adressa :

“Vous avez marché ! On l’a fait ! On a réussi !” Il partit lui aussi d’un éclat de rire. “Il faut fêter ça ! Je suis sûre que la cave regorge de trésors insoupçonnés. Ne bougez pas.”

Il disparut quelques minutes avant de réapparaître, une bouteille poussiéreuse et trois verres propres en main.

“Le vieux filou a laissé derrière lui un des meilleurs millésimes de la Plaine, heureusement que nous sommes là pour en profiter !”