Tandis que la serveuse ramenait la commande de l'artiste, Juliette éprouva une certaine admiration envers Lylia. Bien qu'elle avait du mal à considérer les artistes comme d'honnêtes travailleurs, elle reconnaissait tout de même que certains pouvaient forcer le respect et être de véritables inspirations pour le reste du peuple. Ainsi comme elle, Lylia avait dû se battre pour obtenir sa position. C'était peut-être plus à cause de cette légère ressemblance entre elle qu'elle se montra un peu plus intéressée par elle. Elle avait envie de sympathiser avec cette jeune femme avant de se jeter dans la cour des grands la nuit prochaine.

Cet endroit lui était étranger même si elle y était venue à plusieurs reprises depuis sa sortie de l'eau. La marchande aimait le confort de sa boutique et prenait la route que lorsqu'elle était sûre d'atteindre son but à l'arrivée. Les longues errances à travers les forêts et collines ce n'était pas pour elle. Elle n'avait ainsi jamais vraiment pris le temps de visiter le monde des Humains, passant d'une quête à une autre sans se détourner de son chemin. Et en entendant Lylia évoquer l'Arbre de Vie Juliette se mit à le regretter :

- Hélas je ne l'ai jamais vu et depuis l'incendie, je n'ose imaginer ce qu'il est devenu. À toujours savoir où on va, on en oublie de regarder autour de nous, mais il y a un lieu qui m'impressionne très souvent quand je navigue, c'est le pont de Rohy. Comment est-ce que les humains ont réussi à construire cet exploit et prendre le dessus sur les limites de la nature ? Ça me laisse toujours sans voix quand je vois le pont au loin.

Maintenant qu'elle était toutes les deux servies Juliette se permit de prendre une bouchée de petits légumes dans son assiette. La scène désormais vide, il ne restait en fond sonore que le brouhaha de la salle et un piano dans un coin qui raisonnait à peine. Juliette n'avait pas spécialement envie d'aborder le sujet de l'Arbre de Vie, comme la plupart des personnes elle préférait continuer de mener sa barque en espérant ne pas se laisser submergée. Et si elle était ici en même temps c'était dans l'espoir de trouver plus de mécènes et de peut-être trouver un objet en mesure de tous les aider.

Elle n'avait surtout pas envie que la soirée tombe dans le dramatique. Elle avait aimé la légèreté de la chanson de Lylia et l'avait invité à sa table pour profiter de sa soirée. Juliette prit encore quelques bouchées, l'odeur alléchante de son plat lui chatouillant les narines. Avant d'essayer de lancer un autre sujet elle s'essuya la commissure des lèvres avec ce qui lui servait de serviette :

- Et sinon connaissez-vous bien la ville ? Demain soir il y a une soirée très prisée organisée par Philippe Dhelpo. On dit qu'il est un grand mécène, est-ce que vous auriez été engagée par lui par hasard ?

Et une petite bouchée de poisson en plus. L'endroit n'était pas d'un grand luxe, mais la cuisine y était divine. L'odeur fumée du poisson était comme une petite partition de musique pour Juliette. À travers la légère vapeur qui sortait du demi-poisson restant dans son assiette, elle se revoyait sortant de l'eau mangeant son premier poisson préparé près du port. Depuis ce jour, chaque midi l'odeur enivrante des stands du port la faisait sortie de sa boutique et la conduisait inlassablement vers un petit pêcheur qui cuisinait lui-même sa prise du matin.

- C'est tout à votre honneur bien au contraire !

Juliette avait terminé à son tour son plat et écouta attentivement les paroles que débita Lylia. La passion qui animait la jeune femme en parlant de son instrument lui plaisait. Alors que sur scène elle rayonnait de candeur par sa voix cristalline, montrant le visage d'une femme aux traits doux et à la chevelure féerique, elle avait maintenant face à elle quelqu'un plein de vigueur et prêt à croquer le monde à pleines dents. Et elle semblait bien plus au fait des événements de la ville que la marchande qui ne put pas cacher sa joie d'apprendre qu'elle serait aux festivités du lendemain.

Finalement, peut-être que Juliette s'y était mal pris pour intégrer la société d'Helpo. Elle avait toujours eu du mal à appréhender cette confrérie et si elle n'avait pas été le plus riche parmi les humains, elle s'en serait très certainement détournée. Quoi qu'il en soit, maintenant qu'ell se trouvait en présence d'une des artistes si prisées par les Parlèms, elle avait bien l'intention de sympathiser. Si elle pouvait avoir plus d'une connaissance à cette soirée dont elle espérait tant, elle ne se sentirait que plus en confiance. Mais déjà fallait-il qu'elle veuille bien faire tomber le masque le temps d'une soirée.

Cela n'était déjà pas facile d'ordinaire, alors en présence d'une artiste qui plus est, c'était un peu comme demander à une tortue de retirer sa carapace. Quand la serveuse ramena la commande de Lylia, Juliette réclama une petite carafe de vin blanc et elle ajouta à l'intention de sa nouvelle amie :

- Vous devez être fatiguée après votre prestation de la soirée et vous aviez sûrement prévu de passer une longue nuit en prévision de celle de demain, mais j'insiste pour partager avec vous quelques verres.

La serveuse revient rapidement et posa la carafe sans réellement s'arrêter sur son chemin, tenant dans ses mains un large plateau rempli d'assiettes et de choppes de bières. Juliette se servit et prit une longue gorgée. Maintenant que c'était commandé, il fallait bien le boire :

- En ce qui concerne la fête de demain, pour tout vous avouer ce matin en arrivant je n'étais pas sûre de pouvoir y aller. Je n'ai pas beaucoup de client dans la région, mais l'un d'eux se trouve être un petit bourgeois d'Helpo et il m'a obtenu une invitation. Je ne connais presque rien de la ville, enfin je peux vous conduire à la fontaine de la rue flamboyante qui est un héritage des premiers Parlèms avant que la malédiction ne les frappe, mais pour ce qui est des gens qui y habitent et leurs problèmes, je ne sais absolument rien.

Elle se mordit très légèrement les lèvres dans un réflexe pour retenir ce qu'elle allait dire, mais elle se força :

- Même rue de l'écume au port d'Acretis c'est à peine si je connais tous les commerçants, à part mon concurrent direct en face de ma boutique, j'ai du mal à m'intéresser aux affaires des hommes. Je préfère les livres poussiéreux aux inscriptions étranges et les temples abandonnés avec quelques pièges mortels.

Et une gorgée de plus pour faire passer cette gêne encombrante, c'était idiot de ne pas se lâcher un peu. Après tout il n'y avait rien de mal à se détendre un peu et peut-être se faire une véritable alliée pour cette soirée.

- Hé bien pourquoi pas. Si vous voulez nous pouvons nous retrouvez ici demain après-midi vers 16h pour aller ensemble à la fontaine. Elle ne se trouve qu'à quelques rues de l'auberge, nous pourrions aussi en profiter pour passer devant le palais de justice. Il possède une architecture remarquable et l'une des plus belles statues de Séliope, il est sur le chemin alors autant en profiter si cela vous convient ?

Juliette était heureuse d'avoir rencontré quelqu'un qui avait tout l'air de s'intéresser à l'histoire, c'était assez rare que les gens s'intéresse à ses anecdotes poussiéreuses que Juliette aimait pourtant raconter avec passion. Si elle était devenue marchande, c'était uniquement dans le but de partir à la recherche de précieuses reliques, mais les expéditions coûtaient chères et finalement elle préférait plus déchiffrer des parchemins et parcourir les temples que réellement collectionner les objets.

Mais si elle était emballée par la curiosité de Lylia, elle avait aussi été très interloquée par sa remarque sur les fournisseurs. Si Juliette avait tant tardé à chercher à créer des contacts parmi les Parlèms, c'était bien à cause de toutes ces arnaques et problèmes dont on entendait parler. Quand on savait que la région était envahie par des galeries souterraines, Juliette n'imaginait pas tout ce qui pouvait se passer de louche là-dessous. Cette histoire l'intriguait.

Elle reprit un peu de vin, se désintéressant complètement du reste de la salle, son interlocutrice accaparait toute son attention. Après avoir vidé son verre elle le reposa rapidement et ne put s'empêcher de commenter ce ragot :

- Cette confrérie ne donne vraiment pas l'impression qu'on peut leur faire confiance. Les problèmes de fournisseurs et les vols ont l'air d'être assez récurrents dans la région, ça doit être une véritable mines d'or pour vous. Elle accompagna ses mots d'un sourire qui se transforma ensuite en une petite grimace. Mais personnellement quand j'entend ce genre d'histoires ça me donne plus envie de rentrer chez moi que de faire affaire avec eux.

N'ayant pas entendu la dernière phrase de Lylia à cause du vacarme ambiant de la salle, elle ne fit aucun commentaire et continua à parler de l'enquête de la jeune femme. Même s'il y avait peu de chance que cela ait des répercussions sur le commerce de Juliette, elle avait tendance à s'éloigner des endroits trop instables économiquement. Elle aurait bien aimé en connaître davantage sur cette histoire, elle ajouta donc :  

- Continuerez-vous vos investigations demain ?

Les propos de l'artiste restèrent vague, elle entretenait le mystère autour de cette histoire. La soirée continue calmement, les deux femmes échangeant leurs légendes et récits merveilleux favoris. Puis vint le moment de se séparer. En montant dans sa chambre, Juliette espérait réellement que l'humaine serait présente à leur rendez-vous. Le lendemain après s'être occupée de ses affaires, elle s'y rendit le sourire aux lèvres.

Elle attendit presque une heure avant de rentrer à l'auberge. Elle se permis de demander au propriétaire s'il avait vu l'artiste dans l'après-midi, mais rien, elle s'était volatilisée. Juliette cacha sa déception et alla dans sa chambre se préparer pour la soirée. Alors qu'hier elle était euphorique et impatiente d'y être, maintenant qu'elle se retrouvait seule à devoir affronter la haute société Parlèms, un soupçon de doute voila son sourire.