Je tirai légèrement sur le rideau du fiacre et observai l’extérieur d’un regard vague. Les sabots des denmuys claquaient contre le pavé des rues. Nous traversions le centre-ville qui m’était si familier. J’avais tant foulé les allées de cette ville qu’elles n’avaient plus le moindre secret pour moi ; Arnlo était mon foyer mais je m’y sentais suffoquer. Je n’avais jamais quitté la ville et l’avenir ne se présentait guère plus radieux : le mariage avait lieu dans deux mois, après quoi je devais songer à fonder une famille.

Mon cœur se serra. Je balayai ces pensées de mon esprit et me reportai sur mes préoccupations actuelles : le rendez-vous chez les De Lalande.

A peine plus âgée que moi, Mélina Anetis faisait partie du cercle de personnes que je fréquentais depuis mon plus jeune âge. Sa famille faisait fortune dans le commerce des épices et entretenait de bonnes relations avec la mienne. Plus jeunes, notre relation était plus intime qu’elle ne l’était aujourd’hui. Avec le temps, celle-ci s’était estompée pour laisser place à la courtoisie de rigueur. Son mariage avait particulièrement marqué une coupure dans nos rapports ; je ne l’avais plus revue depuis.

C’est naturellement avec une certaine appréhension que je me rendais au domaine de son époux. Les De Lalande étant une importante famille de nobles Parlèms. Je me devais de faire bonne figure. Ne les comptant pas encore parmi mes clients, j’espérais également pouvoir vanter les mérites de l’entreprise Jelica, arborant au passage une tenue de ma création. Le printemps touchait à sa fin pour laisser enfin venir la saison estivale. Le rose, le jaune et le bleu étaient donc bienvenus en cette période de l’année.

J’aperçus le domaine se dessiner sous mes yeux et le fiacre se stoppa.

Le domestique ouvrit la portière et m’aida à descendre. Je replaçai mon couvre-chef sur ma chevelure blanche, veillant à ne pas dégrader la coiffure tressée dont j’étais affublée. A l’entrée du domaine, une servante se tenait aux côtés de Mélina. Je ressentis un certain malaise en l’apercevant : je ne savais plus comment m’adresser à elle. Nous avions été si proches par le passé que ces souvenirs en étaient embarrassants.

– Elerinna ! s’exclama-t-elle en trottinant vers moi. Bienvenue, bienvenue !

Cette joie qui paraissait feinte était typique de la société dans laquelle nous vivions.

– Je vous remercie de votre invitation… répondis-je en entamant vaguement une révérence.

– Allons, ne sois pas ridicule, ria-t-elle poliment en se penchant vers moi pour me couper dans mon élan.

Je me redressai et l’observai plus précisément. Elle semblait avoir encore mûri depuis son mariage. Elle était grande, voluptueuse et apaisante. Il se dégageait de sa personne une aura de sérénité. Elle m’avait pourtant toujours impressionnée. Sa majestueuse chevelure auburn encadrait son visage d’ange qui faisait tomber tous les hommes de la capitale Parlèms. Je m’étais toujours sentie si petite en sa présence…

Elle passa son bras sous le mien – chose qui me crispa – et elle me traîna vers les jardins. La servante nous suivait à une distance raisonnable tandis que mon domestique m’attendait à l’entrée du domaine.

Les fleurs étaient à l’apogée de leur beauté en cette période de l’année ; les jardins étaient joliment entretenus. Les fleurs se mêlaient pour former des compositions harmonieuses. Je reconnus parmi elles des tulipes, des narcisses et des magnolias.

– Je me fais une joie de te recevoir aujourd’hui, s’exclama Mélina. Nos discussions m’ont manqué.

J’haussai un sourcil. Je me gardai bien de lui faire remarquer le temps qui s’était écoulé depuis ses épousailles et notre rendez-vous du jour.

– La vie d’épouse t’est-elle agréable ? demandai-je poliment.

Mélina se tut l’espace d’un instant. Elle se tourna pour observer brièvement la servante qui nous suivait, puis elle posa son regard sur moi.

– Naturellement. Sois certaine que je serai également présente à tes noces.

Je répondis d’un sourire réservé.

Nous arrivâmes sous un porche ombragé, non loin de l’entrée du manoir. De nombreuses pâtisseries étaient disposées sur la table de jardin. Mélina m’intima l’autorisation de m’asseoir et en fit de même. Nous n’échangeâmes pas un mot quand la servante nous servit le thé qui fleurait bon la rose ; Mélina ne la lâchait pas du regard. Elle lui ordonna finalement de disposer.

Embarrassée par le comportement de mon hôte, j’observai le jardin et portai la tasse à mes lèvres.

– Ne bois pas ça ! s’exclama Mélina en se redressant brusquement sur sa chaise.

– Pardon ? rétorquai-je, surprise.

Elle soupira en replaçant une mèche derrière son oreille. Son enthousiasme exubérant l’avait quittée. Ses traits étaient devenus graves. Elle observait les alentours pour s’assurer que personne ne l’écoutait.

– Tu vas me prendre pour une folle, souffla-t-elle d’une voix tremblante.

– Je te sais déjà quelque peu insensée, riai-je en reposant ma tasse sur la table.

Elle regarda une nouvelle fois autour d’elle et se pencha vers moi pour ne pas être entendue. Elle attrapa l’une de mes mains et la serra si fort que je ne pus me défaire de son étreinte.

– S’il-te-plaît, Elerinna, écoute-moi ! Mon époux veut ma mort. Il a engagé un assassin pour m’éliminer. J’ai lu cette lettre de mes propres yeux !

Mon sang ne fit qu’un tour à ces mots. Je ne compris pas instantanément. Je lui répondis finalement sur le même ton :

– C’est impossible.

Son regard était si sincère qu’il ne permettait aucun doute. Je connaissais Mélina et la savait incapable d’inventer telle histoire. Je fronçais les sourcils sous l’effet de la surprise.

– Pourquoi n’as-tu pas porté la lettre aux autorités ? Ça n’a pas de sens, Mélina !

Les larmes coulaient sur ses joues. Elle articula rapidement :

– Je l’ai vue une première fois et je l’ai remise à sa place ! Après ça, elle avait disparu… Je pensais que tu serais la seule à me croire ! S’il-te-plaît, ne me laisse pas…

Déboussolée, je posai mes deux mains sur ses épaules pour tenter de la réconforter. Je ne souhaitais pas que quelqu’un la voie dans cet état pour ne pas attirer les regards. Je la secouai en lui parlant :

– Calme-toi, Mélina ! Je vais rester avec toi, d’accord ? Je vais t’aider. Je vais t’aider, mais s’il-te-plaît, reste calme.

Je sortis un mouchoir pour qu’elle essuie ses larmes. Je sentais les battements de mon cœur accélérer. Je devais absolument conserver mon sang-froid…

Mélina attrapa le mouchoir que je lui tendais et essuya ses larmes. Elle s’enfonça dans son fauteuil en essayant de retrouver son calme.

– Tu dois quitter cet endroit avant qu’il ne t’arrive quelque chose, déclarai-je.

– C’est hors de question, rétorqua-t-elle aussitôt. Je suis ici chez moi, je ne partirai pas.

Je fronçai les sourcils en l’observant. C’était insensé. Mais sa réponse ferme et son regard inflexible me firent comprendre qu’il ne m’était pas permis d’insister. Je soupirai pour exprimer mon désaccord mais n’y revins pas.

Je croisai les bras sur ma poitrine en observant les jardins. Mon ventre se noua à l’idée qu’un assassin rôdait probablement dans le domaine en ce moment même.

– Dans ce cas, nous devons trouver qui a été embauché pour t’éliminer, soufflai-je à voix basse. Tu ne seras pas en sécurité avant que nous ayons déjoué les plans de De Lalande...

Mélina se contenta d’hocher la tête en faisant sautiller sa longue et lisse chevelure auburn. Mon doigt tapotait mon avant-bras alors que je réfléchissais à la situation.

– Combien de domestiques employez-vous ? demandai-je.

– Quatre. Il y a le majordome... si ce que l’on dit est vrai, c’est un domestique très fidèle aux De Lalande, murmura-t-elle. Il y a également la servante qui nous a servi le thé. Elle est employée ici depuis moins d’un mois. Elle n’a jamais fait de vague. Et puis, il y a ma femme de chambre et le jardinier qui ne travaille ici qu’à mi-temps. Je ne le croise que rarement.

– Tu n’as rien remarqué d’étrange dans leur comportement ?

Mélina soupira. Elle tourna légèrement la tête pour regarder à quelques mètres la servante qui balayait les feuilles mortes à l’entrée du manoir.

– Je me méfie d’elle, répondit Mélina. Elle est très discrète. Trop.

J’observai à mon tour la jeune femme en tâchant de ne pas me faire remarquer. Voûtée sur elle-même, il se dégageait de sa personne une aura étrange. Ses cheveux foncés retombaient en boucles sur ses épaules et sa peau était presque aussi pâle que la mienne.

– Bien, allons-y, déclarai-je en me levant de ma chaise.

– Où allons-nous ? s’étonna Mélina en m’imitant.

– Interroger cette souillon, répondis-je en défroissant ma robe en soie et en replaçant mon chapeau.

Sans attendre ma compagne d’infortune, j’avançai vers l’entrée du manoir. Mélina me rattrapa en plusieurs claquements de talons et m’agrippa à nouveau le bras. Elle me chuchota à l’oreille, visiblement inquiète :

– Elerinna, nous ne sommes pas en mesure de nous défendre…

– Ma Vérité est une arme suffisante, répondis-je en me remémorant l’agression que j’avais subi un mois auparavant.

Je me surpris moi-même. J’avais gagné en courage ces derniers temps.

La servante ne nous remarqua que lorsque nous arrivâmes à son niveau. Elle nous observa de ses grands yeux noirs sans oser prononcer le moindre mot. Mélina arborait à nouveau son plus beau sourire. Je me fis la réflexion qu’il s’agissait là d’une capacité propre à la noblesse Parlèms.

– Nous mourrons de chaud, mentis-je. Nous aimerions prendre le thé à l’intérieur.

La domestique acquiesça. Elle nous invita à nous installer au salon pendant qu’elle ramenait le thé à l’intérieur.

Nous pénétrâmes dans le manoir où je suivis Mélina jusqu’au salon. L’endroit n’avait rien de particulier si ce n’était la qualité de la décoration. J’ôtai mon couvre-chef et m’installai sur le fauteuil en cuir à la gauche de Mélina. J’observai les alentours : pas de trace du majordome.

Le temps que nous nous installions, la domestique revint avec deux plateaux : un portant les pâtisseries et l’autre où étaient disposés la théière et les tasses.
Mélina me regardait avec inquiétude.

Je me saisis de ma tasse quand la servante m’eut servi le thé. Alors qu’elle s’apprêtait à disposer, je la stoppai :

– Un instant, m’exclamai-je dans sa direction. Prenez donc le thé avec nous.

– Pardon ? demanda-t-elle en se retournant.

Je prenais sur moi pour paraître la plus naturelle possible. D’un geste, je désignai le fauteuil encore libre qui me faisait face.

– Mélina m’a fait part de votre… timidité, répondis-je. Installez-vous avec nous. Nous serions ravies d’en apprendre davantage à votre sujet. N’est-ce pas ?

– Tout à fait, acquiesça Mélina quelque peu déboussolée.

La servante sembla hésiter quelques instants. Elle se dirigea vers l’un des buffets et en sortit une tasse avant de finalement venir s’asseoir avec nous. Elle se servit du thé : j’attendais qu’elle en boive une gorgée avant de toucher au mien.

– Comment vous sentez-vous parmi nous ? lança Mélina en arborant un sourire doux.

– Eh bien… très bien, merci, répondit la jeune domestique d’une voix mal assurée.

J’haussai un sourcil en l’observant. Je me devais d’entrer dans le vif du sujet en gardant mon naturel. Je n’étais pas habituée à contenir mes propos, mais je le devais en l’occurrence.

– Depuis combien de temps travaillez-vous pour les De Lalande ? demandai-je en souriant.  

– 1 mois environ… répondit-elle en jetant un coup d’œil à la maîtresse de ces lieux.

– Eh bien ! m’exclamai-je, faussement étonnée. Par qui avez-vous été embauchée ?

– Le majordome.

Mélina ne parlait pas mais restait à l’écoute, prête à intervenir à tout moment. Après quelques secondes de silence, j’enchaînai :

– Vous avez l’air de débuter. Comment le majordome du duc vous a-t-il repérée ?

Je mesurais mes propos de peur que cet échange ne ressemble trop à un interrogatoire – ce qu’il était en réalité. Mes ongles tapotaient ma tasse. Allait-elle finir par boire ce thé ?

Quand Mélina l’y autorisa, la servante disposa sans se faire prier. Notre entêtement l’avait visiblement embarrassée. La noble but une gorgée de thé. J’en fis de même. Ce breuvage à la rose était absolument divin.

– Elle est innocente, déclara Mélina en reposant sa tasse sur la table.

Je poussai un long soupir. Je ne pouvais l’affirmer avec certitude, mais la domestique ne me paraissait pas suspecte non plus. J’observai l’encadrement de la porte pour m’assurer que personne ne nous écoutait.

– Les majordomes sont de vraies fouines, soufflai-je. Nous devrions l’interroger.

– Comment nous y prendre ? geignit Mélina. Le majordome est fidèle à mon époux… s’il se rend compte que nous le suspectons, il courra l’en avertir.

Je réfléchis quelques instants et finis par me lever. J’approchai de la porte et l’inspectai : elle était pourvue d’un verrou qui ne s’ouvrait que de l’intérieur.

– Enferme-toi à l’intérieur et utilise l’un des meubles pour bloquer la porte, déclarai-je.

Je sortis et fermai la porte derrière moi sans lui laisser le loisir de répondre. J’attendis d’entendre le claquement du verrou derrière moi et avançai vers l’entrée. Il ne me restait plus qu’à trouver le majordome en question.

Je parcourrai le manoir à la recherche du domestique sans croiser qui que ce soit. Le jardinier était probablement au jardin, la femme de chambre de Mélina en train de coudre et la servante cherchait à m’éviter. Je fus soudain inquiète de croiser De Lalande.

C’est finalement en revenant sur mes pas et en me rendant au salon extérieur que je l’aperçus. Il me remarqua et s’avança dans ma direction, l’air impassible.

– Êtes-vous égarée, duchesse ?

Je restai silencieuse quelques instants. Premièrement, il était mal informé car je n’étais pas encore mariée. Ou peut-être me provoquait-il ? Secondement, comment cet homme connaissait-il mon identité ? Je me ressaisis et, une fois de plus, je fis mon possible pour conserver mon naturel.

– La comtesse m’a fait savoir qu’elle avait quelques affaires à régler avant de prendre le thé en ma compagnie. Elle m’a suggéré de vous trouver pour une visite des jardins.

Il m’observa étrangement, puis se résigna.

– Certainement, répondit-il en me proposant son bras.

Je m’en saisis à contre-cœur. Nous nous enfonçâmes dans les jardin en silence, le chant des insectes venu des feuillages égayant cette lumineuse journée de printemps. J’en profitai pour observer discrètement l’homme qui m’accompagnait. La soixantaine, il se dégageait de sa personne quelque chose d’imposant. Ma fierté naturelle me permit cependant de ne pas me sentir impressionnée en sa compagnie.

– Depuis combien de temps travaillez-vous pour les De Lalande ? demandai-je en décidant de briser la glace.

– Je ne compte plus les années, madame, rétorqua-t-il en souriant poliment. Quatre décennies, à peu de choses près.  

– Eh bien ! enchaînai-je, feignant une nouvelle fois la surprise.

Un silence de quelques secondes s’écoula à nouveau. Je pris mon courage à deux mains et stoppai notre marche, au milieu d’une allée entourée de tulipes aux multiples couleurs. L’homme se tourna vers moi et m’observa, étonné.

– Vos pieds vous font-ils souffrir, madame ? demanda-t-il poliment en observant la paire d’escarpins que j’arborais.

– Non, non ! Ne vous faites pas de souci pour cela… répondis-je en prenant l’air le plus candide dont j’étais capable. A vrai dire, il y a une question que j’aimerais vous poser, mais… il s’agit de quelque chose de délicat…

– Allons, dame Jelica, une femme de votre rang ne saurait froisser le majordome que je suis, répliqua-t-il, visiblement piqué par la curiosité.

– Eh bien, voyez-vous, Mélina est une amie de longue date. Alors, ma question est la suivante… j’approchai pour murmurer. Que pensez-vous de votre maître, le comte De Lalande ? Mélina ne m’en a rien dit, mais je ne peux m’empêcher de me faire du souci au sujet de son bien-être.

Je sentis l’anxiété me nouer l’estomac, espérant de tout cœur que le majordome entre dans mon petit jeu.

Le majordome s’offusqua évidemment de ma question. Au milieu de mille louanges au sujet des De Lalande, le majordome révéla une information qui piqua ma curiosité. Selon ses dires, le comte avait cette semaine dépensé plus qu’il ne l’avait prévu, étant pourtant à cheval sur ses finances le reste du temps. Cette information resta dans un coin de mon esprit quand je poursuivis l’interrogatoire :

– Que pouvez-vous me dire sur le reste du personnel ?

Le domestique me dévisagea étrangement mais n’avait pas la langue dans sa poche. Il me conta les comportements étranges des membres du personnel ces derniers jours. Rien ne me parut particulièrement suspect jusqu’à ce qu’il évoque le cas du jardinier.

– Vous dites qu’il a apporté un nouvel appareil avec lui, de quoi s’agit-il ? demandai-je.

– Mes connaissances en jardinage ne sont que rudimentaires, répondit-il, légèrement irrité. Selon les dires de notre jardinier, il s’agit d’un outil optimal, probablement coûteux. J’ignore comment il est parvenu à trouver une telle somme…

Un silence de quelques secondes s’installa à nouveau. Son ton se faisait de plus en plus méfiant. Une dernière question me brûlait les lèvres.

– Qui a embauché ce jardinier ? l’interrogeai-je en fronçant les sourcils.

– Moi-même, rétorqua-t-il.

– Vous disiez ne pas l’apprécier.

– Certes, mais il est l’un des meilleurs jardiniers que je connaisse, conclut-il.

Je savais qu’il se méfiait à présent de moi mais je me sentais si près du but que je ne m’en inquiétai pas. Nous marchâmes encore quelques mètres et je lui intimai l’ordre de disposer. Il ne se fit pas prier. Mélina était seule mais je ne pouvais plus reculer maintenant. J’espérais qu’elle soit en mesure de se défendre en cas d’erreur de ma part.

Je traversai les jardins seule à la recherche du jardinier. Heureusement, les jardins étaient de taille modérée, ce qui me permis de le trouver rapidement parmi plusieurs rosiers.  

J’aperçus l’homme de dos, penché sur un églantier. J’approchai de lui, tous les sens en alerte. J’étais prête à utiliser ma Vérité en cas d’attaque. Il ne me remarqua pas.

– Bonjour, m’exclamai-je en souriant.

L’homme sursauta et se retourna. Il m’observa des pieds à la tête sans esquisser le moindre sourire. Il poussa un soupir mêlé à un grognement. Il essuya ses mains pleines de terre sur ses vêtements sales et s’approcha de moi.

– Que puis-je faire pour vous, ma p’tite dame ? demanda-t-il.

Je rassemblai mon courage, essayai d’oublier que je me trouvais possiblement face à un assassin et décidai d’entrer directement dans le vif du sujet.

– Je me promenais dans les jardins et vous aie aperçu de loin, affirmai-je d’un air innocent. Je me suis souvenu d’une discussion avec le majordome qui a évoqué une machine de jardinage. J’étais curieuse de la voir. Permettriez-vous que j’y jette un œil ?

Je blêmis quand il me proposa de me mener à la fontaine. Un frisson me parcourut. Cet homme était un assassin, cela ne faisait plus aucun doute. Cet appareil était destiné à exécuter Mélina ! J’hésitai un instant à prendre mes jambes à mon cou. Je tâchai néanmoins de garder la face pour ne pas laisser transparaître ma terreur. S’il voyait que je le soupçonnais de quoi que ce soit, il n’hésiterait pas à s’en prendre à moi, j’en étais certaine. Mais je ne pouvais pas me contenter de fuir ; je ne pourrais jamais plus me regarder dans un miroir en abandonnant Mélina de la sorte.

– Je suis navrée, mon fiancé ne verrait pas cette invitation d’un bon œil, mentis-je en présentant ma bague de fiançailles.

Le jardinier se contenta de m’observer sans répondre. Ce silence me glaça le sang. Sans ajouter quoi que ce soit, je fis demi-tour pour disposer d’un pas rapide. Dans quoi m’étais-je embarquée ? Je n’osai pas regarder derrière moi pour voir s’il me suivait. Je fis quelques mètres ainsi, accélérant le pas, finissant par courir aussi vite que mes chaussures à talons le permettaient. Je m’assurai d’être hors de son champ de vision et usai de ma Vérité pour me téléporter à l’entrée du manoir.

Comme à chaque fois que j’utilisais ce sort sur une distance de plus de vingt mètres, je fus désorientée à l’atterrissage. Je mis quelques instants à retrouver mes esprits et à me souvenir où je me trouvais, m’agrippant par réflexe à une chaise pour ne pas perdre l’équilibre. Je secouai la tête et me redressai quand ma vision redevint nette.

Mélina ! Je devais la prévenir. Je n’avais plus de temps à perdre.

J’ouvris la lourde porte d’entrée du manoir avec difficulté. J’entrai dans le hall en trottinant, regardant furtivement autour de moi tout en me dirigeant vers la pièce où j’avais laissé Mélina. J’écarquillai les yeux en y arrivant : la porte était ouverte !

– Quelle idiote ! pestai-je.

Je lui avais clairement indiqué de ne pas sortir de cette pièce. Elle ne pouvait pas se promener librement dans le manoir, c’était bien trop dangereux. Pourquoi était-elle partie ? A moins que quelqu’un n’ait forcé la serrure. Son époux, peut-être ?

Une main se posa sur mon épaule ; mon cœur manqua un battement. Je me tournai en un sursaut, reculant instinctivement.

Mélina se trouvait face à moi, visiblement surprise par ma réaction. Je soupirai de soulagement.

– Elerinna, est-ce que tout va bien ? demanda-t-elle.

Je posai une main sur ma poitrine, le cœur battant à toute vitesse.

– Je n’ai pas le temps de te fournir des explications, mais je suis persuadée que l'assasin est le jardinier, soufflai-je. Sa nouvelle machine est une arme à tuer ! Il faut partir alarmer les autorités, et vite !

Je l’observai en attendant sa réponse. Mon regard était chargé d’inquiétude. Je connaissais son souhait de ne pas quitter le manoir, mais nous n’avions plus le choix. Il était hors de question que je la laisse mourir ici !