Le 7 Samun 1250

Jonas se remet doucement de son séjour entre les mains des Récleyès. Ses blessures guérissent bien et il prend un repos bien mérité. Je dois régulièrement l’éloigner de la forge, impatient qu’il est à vouloir reprendre un marteau. Pour passer sa frustration, il passe des heures installé à la table du salon à dessiner tant de projets qu’il aura probablement besoin de toute une vie pour les mener à bien, mais au moins il ne met pas sa santé en danger. La prothèse d’Elerinna lui a donné des ailes, et il déborde d’idées pour mettre en application le même système sur bien d’autres objets que des membres synthétiques.

Pour ma part, j’essaie de ralentir sur l’exploration pour être aussi présent que je peux l’être. Je suis donc resté à Arnlo ces dernières semaines, à montrer mon visage dans les salons. Certains me demandent encore quand aura lieu mon mariage avec la belle Crystal de Faertas qu’on n’a pas vue depuis longtemps ; j’ai du mal à croire que cette rumeur tourne encore, mais j’imagine que beaucoup n’attendaient que cela. Mais ce n’est pas le bruit le plus intéressant qui court en ce moment dans la noble société de la Plaine. Pas à mes yeux en tout cas. Non, en réalité ce qui a piqué ma curiosité récemment est une phrase prononcée par le duc de Belreuil il y a une semaine de cela. “Savez-vous que l’illuminé qui pensait faire voler un engin à la Fête de l’Elu de 1248 est de retour ?” m’a-t-il dit en riant. “Ce fou est sûr d’avoir un prototype qui fonctionne cette fois, j’ai hâte de voir cela ! S’il réussit aussi bien que la dernière fois, cela nous fera un bon divertissement.”

Je n’avais pas pu être présent à cette fête, et je l’avais amèrement regretté lorsque j’ai entendu parler de cette démonstration, certes ratée, mais ambitieuse et ô combien intéressante. J’ai immédiatement marqué cette date dans mon calendrier, mais plus encore que l’essai public, c’est la conception qui attise mon intérêt. Sans en avoir l’air, j’ai passé les jours suivants à chercher plus d’informations sur cet homme. Les hautes sphères de la société ne m’ont évidemment été d’aucune aide, et j’ai décidé d’aujourd’hui aller chercher plus bas, là où les informations seront plus justes, et surtout plus précises.

C’est donc encapuchonné, avec des vêtements de roturier et une belle somme d’or répartie en plusieurs petites bourses – dont une dissimulée dans ma botte droite, on n’est jamais trop prudent – qu’à l’aube, je sors de notre atelier caché dans les faubourgs d’Arnlo. J’y suis passé pour me changer, ne pouvant être vu habillé de la sorte au Proche Horizon. J’ai aussi pris Sable avec moi, le dérangeant au cours de l’une de ses éternelles siestes. Le félin a mis longtemps à s’habituer à la vie citadine, mais à présent j’ai plus peur qu’il devienne gras. Il ne prend même plus la peine de sortir chasser la nuit, un peu d’exercice lui fera le plus grand bien, et si je dois dénicher un alchimiste, son aide me sera précieuse.

Je passe la matinée dans des ruelles mal famées, à faire le tour de mes différents informateurs et fournisseurs de produits rares et magiques, à la recherche d’un indice qui pourrait me mener jusqu’à cet alchimiste.

Quelque temps avant que le soleil soit à son zénith, je trouve ce que je cherche. Jusqu’à maintenant, tous ceux à qui j’ai demandé avaient bien entendu parler de son retour et de sa volonté de faire une nouvelle démonstration, et la plupart avaient une idée vague de la localisation de son atelier, mais personne n’avait pu me donner une réponse vraiment précise. Je commençais à me résigner à perdre des heures précieuses à chercher le bon hangar dans le quartier qui semblait désigné, jusqu’à ce que Sandra me donne l’adresse précise. J’ai une affection toute particulière pour cette femme d’un certain âge, malgré ses airs bourrus et son éternelle impolitesse crasse. Elle donne constamment l’impression d’être en colère contre le monde entier et bien décidée à le lui faire payer, mais elle a toujours les informations dont j’ai besoin, au moment où j’en ai besoin, et est toujours prête à les partager – contre une somme rarement négligeable.

Après l’avoire remerciée chaleureusement et grassement payée, je me rends à l’endroit qu’elle m’a indiquée. Et je la maudis tout bas, et moi au passage. La plupart des entrepôts sont actifs, des ouvriers chargent ou déchargent des marchandises, des commerçants font affaire … Mais rien de comparable avec l’atelier d’Alfred Margos devant lequel s’est rassemblée une foule de curieux cherchant à avoir un aperçu en avant-première de son prototype volant. Je vois plusieurs visages connus au milieu des badauds et enfonce un peu plus mon capuchon sur ma tête pour mieux dissimuler mon visage. Pas question d’être reconnu, ici, et habillé comme je le suis.

Je ne cherche pas à le voler, ni à le saboter, j’avais donc penser me présenter à sa porte et essayer de discuter avec l’alchimiste, mais j’en suis dissuadé par la présence d’autant de monde devant la porte. Je ne pourrais pas me faufiler jusqu’à l’entrée sans être reconnu, et il n’accepterait jamais de m’ouvrir pour parler devant tant de gens. Il va donc me falloir faire preuve d’ingéniosité et de discrétion. Je fais le tour du hangar, et sur la façade arrière je repère un oeil-de-boeuf, un peu en hauteur. Je m’assure que personne ne puisse me voir, et je m’en approche. J’escalade une pile de caisses et jette un oeil à travers la vitre. La pièce est sombre et étroite, vide : parfait pour ce que je m’apprête à faire. J’ouvre un portail à l’intérieur puis m’écarte à un endroit plus discret pour ouvrir le second. J’appelle Sable qui, très intéressé par ce qui se trame de l’autre côté du mur, gratte pour essayer d’entrer lui aussi. Je le fais passer par le portail et le suis avant de le refermer derrière moi. Pas question de laisser une trace aussi flagrante de mon passage.

Aussitôt à l’intérieur, je regrette légèrement de l’avoir emmené avec moi : les étagères débordent de fournitures d’alchimie et d’ingrédients suintants de Vérité. Il va m’être difficile de le convaincre de repartir. En revanche, il va pouvoir se montrer utile : déjà il s’est dirigé vers la porte, indifférent à ce qu’il se passe ici. Cela promet une construction riche en magie, je le suis donc. J’arrive dans un couloir vide lui aussi, percé de nombreuses portes, pour la plupart fermées. L’une d’elle cependant est ouverte, un rai de lumière vive s’en échappe, et Sable se précipite pour se faufiler dans l’entrebâillement, m’esquivant alors que j’essaie de le retenir. Je jure tout bas et le suis. Je frappe quelques coups discrets sur le battant, avant de passer la tête dans l’ouverture.

– Monsieur Margos ?

Ma voix résonne dans le hangar mais Margos ne semble pas l’entendre. Il me présente son dos, penché sur un objet de bois que je n’arrive pas à identifier. Sa posture et la tension de ses épaules indiquent une concentration intense, ce qui explique pourquoi il ne se retourne pas à mon appel, et pourquoi il n’a pas repéré le félin qui s’est infiltré dans son repère pour aller renifler avec avidité l’imposante construction qui occupe la quasi-totalité de l’espace, ses trois yeux brillant d’un éclat surnaturel. Ma curiosité est bien évidemment piquée elle aussi, mais j’ai plus de savoir-vivre que Sable et souhaite d’abord pouvoir parler avec l’inventeur avant de pouvoir inspecter moi aussi cet objet.

Je n'ai pas le temps de m'avancer pour entrer en contact avec lui qu'une fiole vient se fracasser à mes pieds. Je baisse les yeux et déjà la poudre qui s'en est échappé forme une pâte visqueuse et collante qui gêne mes mouvements. De la poudre épaisse. Un stupide instant je me demande si ce n'est pas ma propre fiole que j'aurais malencontreusement fait tomber. Une voix féminine s'élève à côté de moi, me rassurant au moins sur le fait que je ne suis pas maladroit à ce point, je suis juste l'idiot qui n'avait pas senti venir le piège. Je n'ai pas le temps de voir de qui il s'agit : un coup violent à l'arrière du crâne obscurcit ma vue et je m'effondre en un tas pathétique, les pieds encore pris dans le piège.

Une douleur occipitale lancinante me fait doucement revenir à moi. Un gémissement misérable m'échappe. Le moindre mouvement de la tête me fait souffrir, une vague de nausées menace de me submerger mais je me retiens au prix de grands efforts. Je n'ai pas besoin, en plus du reste, de me retrouver couvert de vomi. À l'arrière de mon crâne, je sens mes cheveux raidis tirer sur la peau. Je tente de porter la main à la blessure, mais j'en suis incapable : ligoté, mes bras sont solidement attachés à la chaise qui me supporte. Cela plus encore que le reste arriver à percer le brouillard de mon esprit pour m'alarmer.  Non seulement cette garce m'a assommé, mais en plus elle m'a attaché ? Je me décide enfin à ouvrir les yeux, malgré les sursauts mécontents de mon estomac.

La lumière m'aveugle, je papillonne des paupières et il me faut quelques instants pour découvrir mon environnement. En fait, je n'ai pas bougé, je suis toujours dans le grand hangar, dont j'ai apparemment passé la porte. Une silhouette se découpe devant moi, à contre-jour. Elle me noie sous les questions, il me faut quelques instants pour comprendre qu'il s'agit de l'alchimiste.

– Vous avez intérêt à me dire pour qui vous travaillez ! C'est Lord Bayenster qui vous envoie ? Ou bien vous faites partie des hommes de Taïssoto, on a attrapé l'un de vôtres y a même pas deux heures. Il attend bien sagement dans un endroit confiné la fin de cette journée et vous allez le rejoindre ! …

Je cligne des yeux plusieurs fois, sans comprendre.

– Hein ? quoi ?

Je n'ai rien compris. Je n'arrive pas à savoir s'il parle trop vite ou si je suis trop ralenti pour saisir le sens de toutes ses questions, mais là, j'ai vraiment du mal. Je bats des paupières une nouvelles fois pour essayer de m'éclaircir l'esprit, puisqu'apparemment je ne peux pas utiliser mes mains pour me frotter les yeux. Margos marque une pause, visiblement décontenancé. Apparemment il n'avait pas prévu que son apprentie me cogne aussi fort sur le crâne. Heureusement, les nausées diminuent rapidement, et mes idées commencent déjà à se remettre dans le bon ordre. Il m'attrape l'épaule et me secoue, énervé.

– N'essayez pas de vous moquer de moi ! C'est Bayenster qui vous envoie ? Taïssoto ? Ou encore une autre crapule de ce genre ? Je ne sais pas ce qu'il vous a promis mais si vous essayez de saboter mon travail je vous jure sur tous les dieux que ça ne va pas se passer comme ça !

Petit à petit, la lumière se fait en moi. L'alchimiste se déplace légèrement, sortant du rayon de soleil qui filtre depuis une haute fenêtre, et je peux enfin voir son visage. Il a les traits tirés, les yeux cernés. Ses mains tremblent légèrement. Il semble terrifié, fatigué, à bout. Pas étonnant s'il pense – à tort ou à raison – qu'on essaie d'entraver ses travaux. Je n'arrive pas à savoir si je dois en être étonné ou non. Les alchimistes, bien que généralement dissimulés, sont nombreux à Arnlo, étant donné la facilité de s'y procurer toutes sortes de produits rares. Que certains aient pris ombrage de son ambition ne me surprendrait guère, mais que l'on emploie des méthodes dignes de la cour pour l'empêcher d'atteindre son but est plus inhabituel. À moins que certains de mes compatriotes aisés se soient pris d'un hobby sans que j'en sois au courant – et c'est peut-être bien là ce qui me dérouterait le plus. J'essaie de prendre un air misérable, ce qui n'est pas très difficile étant donné ma position.

– S'il vous plaît, attendez une seconde avant de me briser le crâne. Je ne suis envoyé par personne ! Il ne me croit visiblement pas, si j'en juge par son haussement de sourcils dédaigneux. Je ne sais pas pourquoi Lord Bayenster en aurait après vous, et j'ignore même qui est Taïssoto. Et je n'en suis pas fier. Je m'appelle Rhys, je suis un alchimiste moi aussi ! Je ne suis pas venu pour entraver votre travail, au contraire, j'étais très curieux de voir comment vous avanciez, et je voulais même vous proposer mon aide.

Il éclate d'un rire qui contient plus d'angoisse et de colère que de joie.

– Ah ! On me l'avait pas encore faite celle-là ! Un alchimiste ! Admettons une seconde que je crois à votre histoire abracadabrante. Ça ne m'explique absolument pas pourquoi vous vous êtes introduit comme un voleur dans mon atelier. Voyons voir quel prétexte vous allez me sortir, cette fois-ci.
– Je… Pour des raisons personnelles, je ne pouvais pas frapper à la grande porte. Vous avez vu le monde qu'il y avait ? Trop de gens connaissaient mon visage, et aucun d'eux ne savait que je pratique l'alchimie, je ne pouvais pas risquer qu'ils l'apprennent. Et est-ce que vous croyez vraiment que si j'étais venu pour vous voler quelque chose, j'aurais frappé à la porte du hangar ? Demandez-lui !

Je désigne du menton l'apprentie, qui entre-temps s'est rapprochée de nous. Margos lui lance un regard interrogateur, et bien que visiblement contrariée, elle hoche la tête.

– C'est vrai, je l'ai vu toquer, et il vous a appelé…
– Si vous ne l'avez pas déjà fait, vous pouvez me fouiller. Si quelqu'un m'avait envoyé, j'aurais un signe de mon commanditaire. Sans ménagement, il fouille mes poches, trouvant quelques fioles, l'une de mes bourses, et le petit sifflet que j'utilise pour appeler Sable. Apparemment, rien de ce qu'il cherchait. Je suis sûr que vous avez déjà entendu parler de moi. Le Renard d'Arnlo, ça ne vous dit rien ? C'est moi. Regardez les fioles, elles sont toutes marquées avec mon sceau. Il commence à hésiter, je sens que sa conviction vacille.
– Si c'est bien le cas, et que vous dites vrai… Ça ne m'explique toujours pas ce que vous venez chercher ici.
– Comme je vous l'ai déjà dit, je suis très intéressé par votre idée. Je voulais voir si je pouvais vous apporter mon aide d'une manière ou d'une autre. Parfois un cerveau de plus permet de régler les derniers détails, ou alors si vous aviez besoin de matériel, j'ai un réseau de fournisseurs très performant. Je voulais juste rendre service, mais je commence à regretter…
Il finit d'inspecter mes potions, qui portent effectivement toute une tête de renard stylisées. Je vois dans ses yeux qu'il me croit.
– Si vous êtes vraiment le Renard, vous devez attendre quelque chose en échange de l'aide que vous proposez.
– Très honnêtement ? L'idée d'avoir participé et de voir voler votre machine me suffisait, mais à présent je voudrais rajouter le fait de pouvoir sortir d'ici en un seul morceau et sur mes deux jambes.

Après encore quelques minutes d’hésitation pendant lesquelles il marmonne dans sa barbe tout en tournant mes fioles entre ses doigts. Je sens qu’il a des difficultés à me croire même si de toute évidence je semble dire la vérité. Il finit par prendre une décision et me détache, défaisant méticuleusement le noeud qui tient la corde. Je m’assouplis les épaules, surtout la gauche qui de raidit plus facilement depuis qu’elle a été blessée deux ans plus tôt. Je n’ose pas quitter ma chaise immédiatement, craignais que sa confiance encore fragile ne le prenne pour une tentative de fuite. J’attends que l’apprentie soit sortie et qu’il me fasse signe de le suivre.

Je m’approche discrètement de l’étrange structure de bois sur laquelle il travaillait à mon arrivée. De près, et en ayant le temps de l’examiner je me rends compte qu’il s’agit d’une sorte de catapulte de taille réduite, avec un contrepoids massif. Ce qui aurait été la cuillère est constitué de sangles. Un trébuchet, mais miniature. Compte-t-il s’en servir pour propulser son engin volant ? Après notre mauvais départ, je n’ose plus lui poser la question, d’autant qu’il semble concentré dans ses vérifications de dernières minutes. Finalement, malgré ses réticences initiales, il a rapidement trouvé une tâche à me confier. Ce qui me fait dire que je ne m’étais pas trompé : son apprentie ne lui suffit pas – même si je ne mets pas en doute sa compétence – et qu’une paire de mains de plus n’est pas un luxe.

Une fois qu’il a quitté l’entrepôt avec son chargement, non sans m’avoir adressé une dernière menace, je m’attelle à la tâche avec Cerise – puisque c’est son nom. J’espère pour elle qu’il l’a laissée comme cela parce que j’étais là, et qu’il ne comptait pas sur elle pour embarquer seule l’engin que nous devons transporter, car il est massif. Moins lourd et moins encombrant que l’oiseau de fer, certes, mais il reste imposant. Heureusement lui aussi est déjà monté sur un support, que nous avons juste à déplacer pour le mettre face à la porte. La jeune femme sort à nouveau pour revenir en menant par la bride un cheval trapu.

– C’est bon, ils sont tous partis. On va pouvoir y aller discrètement. Même les mouettes se foutent de l’endroit maintenant.

Harnacher l’animal ne nous prend que quelques instants, et nous pouvons enfin sortir. Elle disait vrai : l’endroit est étonnamment désert. Tout le monde a dû suivre Margos et son étonnante machine, laissant la place nette. Heureusement, car si je n’avais pas voulu qu’on me voit entrer, j’avais encore moins envie qu’on me voit sortir dans de telles conditions. Je rabats mon capuchon loin sur mon visage, toujours peu convaincu que les rues allaient rester désertes jusqu’au temple. Cerise, qui a pris les rênes, marque une pause, visiblement hésitante sur la direction à prendre.

– Quel est le chemin le plus court, à ton avis ?

Je réfléchis, me demandant si la question est la bonne. Je sais que Margos voudra que nous arrivions le plus tôt possible, mais ma propre arrière-pensée me souffle qu’il faut penser autrement. Et après tout, je connais cette ville comme ma poche, je pourrais donc nous guider quelque soit le chemin emprunté.

– Prenez à gauche. Ce n’est peut-être pas le plus rapide, mais ce sera le plus discret. Nous aurons moins de chance de faire de mauvaises rencontres dans des rues plus discrètes que le boulevard principal.

La jeune femme enrichit mon vocabulaire de noms d’oiseaux à plusieurs reprises alors qu’elle doit manoeuvrer avec minutie la carriole dans les ruelles étroites. Bon, mon idée n’était peut-être pas miraculeuse étant donné la médiocre maniabilité du véhicule, mais au moins nous n’avons effectivement rencontré personne sur le trajet. Les rues ne sont pas entièrement désertes, mais à cette heure seuls des ouvriers les parcourent et ils ont bien trop d’autres chats à fouetter pour s’intéresser à notre mystérieuse cargaison. J’essaie de faire la conversation, l’interrogeant sur les mésaventures qui ont poussé son maître à une telle méfiance qu’ils doivent partir séparément, mais elle se contente de m’adresser un regard inexpressif et de garder le silence. Je hausse les épaules. Tu parles d’une compagnie. Même Sable boude, pelotonné dans un coin de la charette, vexé que nous l'ayons privé de l'invention de Margos.

Elle finit même par me faire signe de me taire. Un peu vexé, j’obéis et comprends bien vite la raison de son geste. La rumeur d’un brouhaha, pour le moment à peine audible, se fait entendre. Exactement en direction du temple de Filéole où nous nous rendons. La chaussée se remplit de plus en plus de badauds et de carrioles qui se dirigent vers le même endroit, ralentissant le trafic. Je rabats mon capuchon sur mon visage, soucieux de ne pas être reconnu. Cerise me jette un regard soupçonneux mais ne dit rien. Elle n’en a d’ailleurs pas le temps, car la circulation se bloque quelques mètres plus loin. Cette fois-ci, j’accompagne l’apprentie dans son juron. Elle va voir ce qui se passe et m’apprend qu’un autre chariot a renversé une pile de caisses en travers de la chaussée en passant, empêchant le passage.

– À nous deux on peut s'en occuper. Tu veux bien venir m'aider à tout bouger, ça ne prendra pas longtemps.

Je soupire. Ai-je vraiment le choix ? Nous n’avons plus le temps de faire un autre détour, mon itinéraire alternatif nous ayant pris plus de temps. Je descends à mon tour, un peu anxieux à l’idée de laisser notre précieux chargement sans surveillance rapprochée. Plus vite nous aurons fini, et mieux cela vaudra. Heureusement, personne ne semble s’en soucier. Cerise sort une fiole de sa poche et en avale le contenu avant que j’ai eu le temps de lui demander ce que c’était. La facilité avec laquelle elle empoigne et soulève un tonneau visiblement plein me répond : une potion de puissance. Finalement, elle n’aurait peut-être pas eu tant de difficultés que cela à charger d’elle même la catapulte sans aide.

Je l’aide du mieux que je le peux, mais ma participation est minime en comparaison de son efficacité. Il ne nous faut que quelques minutes pour dégager le passage et que la circulation puisse reprendre. Nous nous hâtons en direction du chariot, et après une rapide vérification pour nous assurer que rien n’a été touché, nous repartons. Nous étions presque arrivés à notre but, et quelques dizaines de mètre plus loin, nous arrivons sur l’esplanade du temple. Sur le parvis, Margos est déjà en place et tente de faire patienter la foule. Nous nous approchons, et les regards scrutateurs braqués sur nous me mettent extrêmement mal à l’aise.

J’aide l’alchimiste et son apprentie à décharger et reste volontairement en retrait et hors de vue pour la démonstration tant attendue.