Je suis né avec un don étrange, la capacité de voir ce qu'aucun être n'a pu voir. Tout se mélangeait dans ma tête. Les images, les sons, les odeurs...

C'était encore à l'aube de la nouvelle année. Le 18e jour du premier mois. Tôt dans la journée. Quoique tout avait commencé beaucoup plus tôt dans la nuit. La douleur, la souffrance...
Les contractions lui déchiraient le ventre, lequel de nous deux, les Dieux seuls savent. Peut-être toi, peut-être étais-tu déjà morte à ce moment-là. Et que la douleur et le chagrin l'ont emportés en même temps que toi. J'en sais rien, pour moi tu as toujours été là.
D'aussi loin que je me souvienne. Tu as toujours été là, depuis le début. J'avais peur de toi. Papa aussi. Il pensait parfois que tu étais l'esprit de Maman qui revenait le "hanter" d'une manière ou d'une autre. Qu'elle nous protégeait, frustrée d'être absence pour le faire comme elle l'aurait pu. Comme elle l'aurait voulu. Elle était là parfois. Je la sentais, elle me paraissait si douce, mais si triste. Tu la sentais toi aussi ? C'est que d'après Papa, vous avez le même caractère. J'en ai sans doute hérité aussi. Entêtés au possible.

Personne ne pouvait te dire quoi faire, pourtant ce n'est pas faute d'avoir essayé. Mais tu es comme un lion en cage. Tu ne peux partir. Je ne peux pas me séparer de toi. Et ça t'énerve, je le sais. C'est pour ça que tu étais parfois aussi effrayante.
Autant pour moi que pour les autres. Ce monde à toujours compter des gens aux dons spécifiques, cela fait partie des acquis de nos sociétés. Mais qui pouvait comprendre quand je te demandais, que je t'ordonnais d'arrêter tes petits jeux, de calmer tes crises.
J'étais trop violent pour ce peuple qui se revendique pacifique, spirituel. Et pourtant qu'y a-t-il de plus spirituel qu'un être capable de voir l'autre monde tout en étant dans celui-ci. Mais personne ne comprenait, pas même moi. Je ne comprenais pas pourquoi il avait fallu que l'on soit si différents des autres. Toi et moi.

J'étais une tare, à leurs yeux je le suis encore. L'orphelin bizarre, qui parle seul, un peu fou. À moitié d'Arvélès. Élevé par la tante au troisième degrés. Au début on me prenait pour un gamin qui souffrait tellement du manque de sa mère qu'il s'inventait des choses. Ou suffisamment fou pour avoir un ami imaginaire. Puis un enfant un peu bizarre. Peut-être aujourd'hui encore certains me prennent pour un fou quand j'arrive à bout de tes scènes et que je hurle soudainement dans le vide qu'il faut que tu arrêtes. Ou encore que je passe dix bonnes minutes à m'engueuler avec toi. Tout le monde a toujours pensé que j'étais peut-être dans un autre monde, peut-être est-ce le cas.
Après tout je capte des choses, dont je sais pertinemment qu'elles n'appartiennent pas à cette atmosphère, ce lieu, ce moment... Je ne saurais jamais vraiment l'expliquer...
Peut-être que toi et moi sommes bloqués entre deux lignes, incapable d'aller d'un côté ou de l'autre. Ou alors est-ce juste ce don qui nous donne cette impression ? Tu penses que tu l'aurais eu aussi ? Oui, sans doute que oui. Sinon nous en serions pas liés l'un à l'autre comme ça. J'ai grandi avec ta constante présence, tes crises effrayantes, tes instants de douceur.
Puis il y avait les autres. Ces présences qui m'étaient inconnues, toutes singulières. Les frissons, les voix, murmures ou hurlements lointains, parfois des pleurs, ou des rires. Pas une seconde dans ma vie je n'ai été complètement seul. Jamais.

Je me souviens n'avoir souhaité que ton départ. Tu m'oppresses. Ta présence constante me gêne. Comme si la sensation d'avoir toutes ces autres présences autour de moi ne suffisait pas. Bien qu'elles ne soient pas aussi oppressantes et perpétuelles que la tienne. Mais elles sont bien plus inquiétantes. Car je ne les connais pas comme je te connais toi.
Je t'ai haïs, maudite, tout.
Malgré mon ego et ma constante détermination à en vouloir plus, être toujours plus que les autres, parfois, à cause de toi, j'en arrivais à ne vouloir être qu'un adolescent de plus qui voulait vivre simplement. Je ne voulais pas être remarqué pour ce que tu étais capable de faire. Je voulais être remarqué pour mes capacités. Avec le temps j'ai fini par y arriver, plus ou moins. Aujourd'hui je dois être un assez bon chasseur pour que l'on me complimente sur mes prises, mais ce n'est qu'à moitié grâce à toi.
Pour le reste, j'ai fait avec ce que Papa m'avait apprit.

Il n'avait plus que moi. Son garçon, la prunelle de ses yeux, malgré tout ce qu'on aurait pu croire. Même si abstraitement tu étais toujours là, il ne pouvait avoir de toi qu'un vague frisson. Et ça le frustrait. Donc il m'a aimé pour deux, éduqué pour deux. Il faisait son maximum pour qu'on soit une famille, malgré tout.

J'avais 10 ans. Je me souviens de la tiédeur de la nuit qui m'étouffait déjà, comme le poids de la température les jours les plus chauds et les plus longs, quand le soleil est à son zénith. On avait fait le mur, toi et moi. Ce n'était pas la première fois que l'on sortait en douce. Mais cette nuit-là on n'est pas rentré au matin. On a continué à marcher dans les paysages désertiques jusqu'à rejoindre des plaines plus vertes et finalement atteindre Ferèsis.
À son réveil, notre tante n'avait sans doute pas la moindre inquiétude. Habituée. Et même en réalisant ma fugue, elle aurait même ressenti un certain soulagement de ne plus avoir notre poids sur les épaules. Fatiguée. Usée.
J’avais marché des heures durant, des jours, combien ? Ni toi ni moi n’avons prit la peine de compter. Qu’importe au final. L’important était d’arriver.

Ce n'est pas comme si Père ignorait notre existence. C'est simplement qu'il me pensait mieux dans la patrie de notre mère. J’avais tellement ses traits, à elle, qu’il pensait que je serais plus épanouie chez les Namès. Il avait eu si tors, mais toi comme moi nous ne lui en voulions pas. C'est agréablement surprit qu’il nous avait récupéré quand j’avais enfin rejoint sa porte.
Il n’avait jamais rien su de ton existence avant. Personne n’avait jamais vraiment compris. Mais étrangement, lui, avait facilement intégré le concept et il souffrait même d’avoir une fille sans que ce soit vraiment le cas.
On a fini de grandir avec lui et c'était d’une facilité déconcertante. Cela me semblait tellement plus logique de vivre avec lui. D’être un Arvélès.
Je rêvais de suivre ses pas. D’entrer à l’Académie et d’apprendre à manier les armes. Les deux premières années passées avec Papa, on s’entraînait parfois avec lui. Rapidement je me suis montré le digne fils de mon père. Ce n’était sans doute pas le meilleur combat, mais il savait manier ses armes et sa Vérité.
Cette dernière lui permettait de manière les armes à distance. Une aubaine pour toi. Pour nous. Pour faire passer cette Vérité si particulière qu’est la nôtre pour une Vérité des armes.
Qui aurait pensé que tant de “spiritualisme” trouve finalement sa place dans un monde de guerre.
Et pourtant il était encore difficile pour moi de m’intégrer. Encore une fois, car il était impossible de donner une exploitation décente aux manifestations de tes crises qui me faisaient passer pour fou ou au moins un gosse bizarre. Et car à cause de ça, il semblait parfois que je sois incapable de contrôler ma Vérité. Parce que tu n’étais pas d’humeur et que je n'ai jamais réussi à te tempérer, comme tu n'as jamais su me tempérer non plus.
À l'Académie je passais pour le jeune aux acquis aléatoires. Il suffisait que tu sois mal lunée pour des raisons obscures, et je loupais un examen que l'on avait longuement préparé. Et comme toujours, deux heures plus tard tu le regrettais, mais tu m'accusais d'être le fautif et me défendant, tout cela repartait de plus belle.

Nos disputes semblaient tout de même amuser Papa. En m'écoutant et en m'observant, alors que je semblais en plus débat interne. Il tentait d’argumenter avec ou contre moi, parvenant à comprendre de quoi il en était par rapport à mes réponses.

Au final on n'était pas si mal. On vivait décemment, presque heureux. Mais je savais, au final, qu'il m’était impossible de compléter mon cursus à l’Académie pour devenir officiel de l’armée.
Peut-être aussi car, en réalité, cela ne me tentait pas tant que ça. Il arrivait souvent que tu me réveille au milieu de la nuit, j'ai jamais eu le sommeil bien profond, ni même trop besoin de dormir… Je sortais prendre l’air, qui était bien moins lourd que celui de (capitale Namès). Je m’aventurais en dehors de la ville, sans doute une vieille habitude que l’on a gardé de nos excursions nocturnes pour tenter de fuir la vie Namès.
Et tu vois… in fine, on préférait tout de même ces moments-là. On croisait parfois des animaux. Tu as toujours aimé les bêtes, moi aussi du coup.
C’était là des instants calmes. Paisibles.

Parfois on tombait sur plus gros et plus féroces. Mais encore rien de bien dangereux. On ne s’éloignait jamais trop de la ville. Pas encore.

On a jamais vu plus stupide comme mort que celle de Papa. Et pourtant on en a vu, entendu…
Rien n’aura été plus stupide que de se laisser prendre par une maladie mal soignée. Par simple fierté ou orgueil. persuadé que son corps et sa volonté seuls vaincraient le mal.
Et nous voilà de nouveau orphelins, sœurette. Pour de bon. Je crois me souvenir qu'il est resté près de nous quelques temps. Avant de partir définitivement. Je crois également que nous n’étions pas restés plus longtemps.

Nous n’avions plus le moindre point d’encrage au final. En dehors de ce qui nous lie toi et moi. Par fatalité autant que pas volonté.
Alors encore une fois on a quitté la ville en pleine nuit. Et depuis nous voilà dans la nature. À vivre de la chasse.
Au début juste pour que je puisse manger ce qu’on arrivait à attraper. Mais bien vite, on s’est rendu compte du petit business qu’il était possible de se faire derrière . Mais ce n’est pas pour autant que nous avons trouvé une raison de nous installer, que ce soit en terre Namès ou Arvélès.

Au final, on ne s’est jamais vraiment intéressé au monde. Aux gens.
D'une certaine manière, on leur ressemble un peu. À  toutes ces créatures que l’on chasse pour gagner mon pain. Peut-être est-ce aussi pour ça me plaît autant de chasser. On apprécie davantage la brève compagnie de ces créatures plutôt que celle des Hommes. Ou celle des morts.
Et c'est peut-être pour le mieux.

Je sais que tu es en colère, Hedi. Tu l'as toujours été, pour une raison ou une autre.
Le fait que l'on soit enchaînés l'un à l'autre, inséparable, indissociable. Que tu sois là sans vraiment l'être. Les gamins qui me cherchaient et m'insultaient quand on était gosse. Les cons qui me cherchent et m'insultent encore aujourd'hui. Toutes ces filles qui me faisaient les yeux doux, m'approchait de trop près, à ton goût, de peur qu'elles puissent te remplace d'une quelconque manière, alors que c'est impossible, tu le sais bien...
Puis toutes ses tensions qui mènent ce monde, qui planent dans l'air. Ces confréries qui ne savent pas s'entendre.

Tu m'as toujours surprotégé, trop même. Mais tu sais ? C'est quand même moi qui suis sorti le premier, p'tite sœur.
Cependant, je peux comprendre, on a plus que nous, ce qui nous lie. Et sans doute que si tu avais besoin de protection, j'en ferais autant.

Malgré tout tu as peur, le monde est en train de s'agiter. Tu as peur, presque autant que tu es en colère. Je le sens, moi aussi. Mais t'as aucune raison d'avoir peur Hedi. Je suis là. Je t'abandonnerais pas. Parce que je t'aime, autant que je te déteste. Alors, me laisse pas non plus, tu veux ?