28 de Sòrn
Peu après minuit
La salle de guerre, si calme en temps de paix, avait repris vie, moins de dix heures après le retour du maître des lieux. Les grands flambeaux muraux, retenus par de solides attaches de fer, éclairaient la pièce sobrement. Une très longue table de bois au centre de la pièce était recouverte d’une grande carte tracée sur trois parchemins rassemblés, toutes de couleurs relativement fades, depuis le temps qu’elle avait été entreposée. De magnifiques tapisseries se trouvaient sur les murs, empêchant les gouttelettes d’eau de suinter sur la surface froide. Des extraits de combats, la vie de héros, les armoiries des familles les plus importantes. Tout de cette pièce émanait la guerre. Les chaises en bois massif noir avaient connu de meilleures années, surtout celle du Général qui se trouvait à un bout, près de l’âtre de pierre. Sur la table, devant celui-ci se trouvant de grands parchemins. Ses effectifs : les noms, l’âge et la fonction des membres de son armée. Ils étaient nombreux. Ils l’avaient toujours été. Peuple de guerre, un court temps de paix n’était certes pas assez pour effacer tout ce qui était inscrit dans leur sang. Le Général se trouvant sur sa chaise, l’énorme lion blanc était couché derrière celle-ci, près du feu, endormi. Les doigts du Général parcouraient les parchemins dans l’attente de ceux qu’il avait conviés à cette réunion.
Il y avait bien des années de cela que Madelle n’avait été menacé, et même si les quelques rapports à sa droite voulaient tempérer cette menace, l’acte n’était pas autant le problème que l’intention qui les poussaient. Cette action exigeait une réaction. Qu’elle soit démesurée ou pas n’avait aucune importance, il se devait de s’assurer de la protection des terres du continent. N’avait-ce pas toujours été la fonction de sa confrérie, du moins aux yeux des autres humains qui souvent ne voyaient en eux que des barbares assoiffés de sang. Qu’importait. Les rapports étaient clairs. Une simple brèche, des monstres, la Tour Ouest en danger. Si ceux-ci étaient les rapports officiels, ceux qu’il avait eu de ses propres éclaireurs étaient similaires, mais surtout, surtout, des créatures monstrueuses avaient été relâchées sur Madelle. Qu’il faille 10 hommes ou encore 300, ils riposteraient.
Peu à peu, des hommes et des femmes d’influence entrèrent dans la salle un à un. Si les plus jeunes étaient confus, perplexes, les plus vieux savaient ce que représentait un appel dans cette salle, peu importe l’heure. Ils prirent place, un à un, autour de la chaise. Les plus importants debout, les autres assis. Il n’y avait là que des hauts gradés et des membres importants du gouvernement. Hektor les regardaient entrer et les saluaient d’un signe de tête, pourtant son esprit était captivés par ces papiers et ses rapports, et ce ne fut que lorsque tous furent arrivés qu’il ne se leva. Sa stature imposante l’était encore plus à contrejour, heureusement, il y avait la lueur des flambeaux dans la pièce. Il posa une main sur la carte, avant de la pousser très lentement vers ses invités, sans encore dire le moindre mot. De petits drapeaux avaient été plantés aux lieux des attaques confirmés, là où des monstres avaient été vus…
«
Bienvenue à vous tous. » Son ton était ferme, exigeant l’attention de ceux présents. Heureusement, il ne suffit que de quelques secondes pour que tous les regards se tournent vers lui et que les murmures se taisent. «
La situation est grave. Vous en avez peut-être entendu parler. Les Récleyés ont franchi le seuil des Terres Inexplorées. »
Comme toujours, ses phrases étaient directes et succinctes, ses mots marqués d’un accent régional, même après des années passées dans la capitale, mais le message passait avec une efficacité effroyable. Un silence perdura quelques secondes, comme si la réaction préférait se faire attendre. Celle-ci ne fut en rien unanime. Comment aurait-elle pu l’être ? Ces gens étaient tous différents. Ils n’avaient pas accès aux mêmes informations. Ne portaient pas tous les mêmes cicatrices de guerre. Pour certains, plus anciens, la guerre était un souvenir bien présent, pour d’autres c’était la trahison. Tous pensaient quelque chose, et si quelques murmures franchirent les lèvres de certains invités, un regard froid du Général suffit comme rappel à l’ordre.
«
Des monstres ont été relâchés, attaquent librement Madelle et ses habitants. Certains valeureux ont pris les armes contre ceux-ci, mais qui sait combien de temps cette défense de fortune tiendra. De plus, une attaque contre la Tour Ouest est prévue. Il n’y a aucune certitude sur les effectifs. Une chose est sûre, la Tour doit tenir. » Cela n’était pas une phrase en l’air. Chaque guerrier ayant parcouru la frontière savait pertinemment que cette tour faisait partie du périmètre de défense établi, et que sans elle, le combat pourrait être porté à l’intérieur même des terres humaines. Même une victoire aurait des conséquences désastreuses, que les ennemis soient cinquante ou dix milles. Protéger des civils, et l’avantage de la Tour Ouest, outre sa situation géographique et sa capacité d’armement et de tenir un siège, était de ne contenir aucun de ces civils. Amener le combat à une ville ne ferait que causer des pertes.
Peut-être avait-il marqué une pause pour l’effet dramatique, mais c’était peu probable. Cet homme allait presque toujours droit au point. Il observait toujours les réactions des gens, comme s’il cherchait des traitres, même s’il serait peut-être même incapable de les voir s’ils réagissaient de façon suspecte à cette annonce. «
Notre réputation n’a plus à être faite. Notre aide est requise, et nous allons l’offrir sans qu’elle soit demandée. Nous devons leur montrer qu’ils n’ont pas leur place sur les terres qu’ils veulent prendre. Nous devons montrer notre présence, et que nous sommes prêts à réagir. »
Jusqu’ici, il n’avait pas encore laissée la parole à ses hommes, et il ne le ferait pas encore pour un moment. Il avait longtemps cogité à la marche à suivre. Il savait ce qu’il devait faire, mais il se doutait bien que certaines personnes ne seraient pas d’accord. Certains de ses hommes voudraient certainement s’enfermer derrière les murs de Fèresis, s’asseoir ici et attendre que le combat soit aux portes de la ville. Mais ce n’était pas la façon de faire d’un homme qui voyait plus loin que son propre peuple. Hektor refusait d’être passif, d’attendre, et de se croire en sécurité. Il portait le combat aux ennemis, n’attendait pas simplement que ceux-ci agissent pour frapper. Il n’attendrait certainement pas que les autres dirigeants lui demandent son aide, car certains étaient bien trop fiers pour même y songer. Tant pis pour eux. Il ne cherchait pas à ce que ces gens y voient une dette d’honneur, mais peut-être devraient-ils admettre que le repli n’était pas toujours la bonne solution.
«
Un groupe de cinq dragonniers dirigé par Kendrick Ailenoire se trouve déjà sur les lieux. Nous enverrons cinq autres dragonniers pour les soutenir au combat, dirigés cette fois par Brythirn. Ferthelm, assure-toi de lui transmettre ces ordres. Nous partirons ensuite avec une troupe de 150 hommes en direction de la Tour, avec 25 cavaliers à la tête. Lorsque nous croiserons des lieux attaqués par des monstres, nous enverrons une troupe de 10 hommes dirigés par un cavalier. Ils devront ratisser les lieux et s’assurer que la campagne est sûre. Puis ils reprendront la route vers la Tour. » Il y avait une certaine finalité dans ce plan, mais quiconque connaissait les effectifs savait que ce n’était là qu’une toute petite troupe, à la hauteur de l’attaque sur la Tour, selon les données actuelles. «
Nous devrons néanmoins commencer à préparer les hommes. Les forges sont allumées, le processus est enclenché. Je veux tout de même voir d’autres hommes prêts au combat avant notre départ. Ils pourront être déployés si les choses tournent mal. »
Il marqua une pause pour regarder les hommes et les femmes dans la salle. Si certains semblaient plus distants, la plupart semblait se préparer mentalement à la tâche actuelle. Il y avait présentement une menace, comme il n’y en avait eu depuis quelques années, mais il était encore possible de la contenir. Son regard s’arrêta sur une personne à la fois, alors qu’il commençait à assigner les tâches, se concentrant sur les aptitudes de chaque personne plutôt que sur un rang spécifique.
«
Annerht, tu es notre quartier-maître, assure-toi que les troupes soient bien équipés. À la moindre demande, n’hésite pas à faire passer aux forges. Je vais solliciter l’aide des forges privées pour nous appuyer, si nécessaire. »
L’homme en question acquiesça lentement de la tête. C’était un homme de peu de mots, et personne n’avait à contester cette instruction. C’était certainement l’homme de la situation. Le quartier-maître s’occupait de ces choses. Il n’en fallait pas plus. Ainsi, Hektor passa au deuxième point d’ordre : «
Chlana, tu t’assureras que les troupes soient prêtes à partir si le besoin se fait sentir, elles doivent être entraînées et prêtes à partir rapidement. Elles peuvent être stationnées à l’extérieur de la ville. Si vous devez partir, tu seras à leur tête. Assure-toi de prendre quelques lieutenants. Je m’attends à ce que tu sois capable de gérer cette opération. »
«
Bien, Général, mais ne devriez-vous pas confier cette tâche à quelqu’un qui a plus … d’expérience ? » Même si la voix de la jeune femme montrait une certaine assurance, il n’y avait que peu de temps qu’elle avait acquis suffisamment de réputation, mais comme le Général, elle avait dirigé des hommes bien avant que son entraînement commence. Il l’en savait tout à fait capable, mais certains seraient peut-être jaloux. Beaucoup d’hommes espéraient partir au combat le plus rapidement possible.
«
Oui, c’est bien vrai, sire. Un homme avec plus d’expérience de combat serait plus approprié. » C’était un vieil homme qui avait parlé, une relique de l’époque du précédent Général. Il s’était avancé pour regarder Hektor dans les yeux, le défiant par ce simple regard, une main posée sur la table, comme s’il était prêt à bondir.
«
Non. J’ai fait mon choix. Tu as eu la chance de te prouver par le passé, Urik. Elle aura sa chance. » Son ton était intransigeant, et il s’était penché vers l’avant. Il y eut un moment de lourd silence, où ceux présents auraient certainement préféré se trouver ailleurs, n’importe où ailleurs.
Le silence fut brisé par un l’homme à la gauche d’Hektor qui s’éclaircit la voix. Il était un allié et un ami fidèle depuis des années. Irsan Moldrick avait une position de choix dans le cercle proche du Général. En ce moment peu de gens pouvaient se permettre de parler, car, Urik fulminait de son côté et menaçait à tout instant d’exploser. Un conseil de guerre ne serait pas le meilleur endroit pour insulter un Général qui avait été choisi de popularité. Il n’en restait pas moins que finalement, il s’avança légèrement pour prendre parole et que les regards se tournèrent vers lui avec un certain respect, un certain calme. Personne n’aurait voulu se mettre cet homme intimidant à dos. Ainsi, il s’adressa à Hektor avec le respect non seulement imposé par son rang, mais aussi par sa personne :
«
Sire, qu’en est-il de la protection de la ville ? » Bien entendu, cela l’inquiétait. N’était-ce pas là normal ? Après tout, c’était ce que dictait sa fonction première.
Le Général resta silencieux un moment, accusant simplement de la question en prenant le temps d’y réfléchir. Il savait que les menaces envers Ferèsis étaient peu nombreuses, mais le nord était toujours un endroit dangereux, imprévisible. Sa réponse sembla tarder, pourtant, le silence du Général n’incita personne à discuter entre eux. «
Gardez un œil sur les Liares. Je ne sais pas ce qu’ils trament, mais sont vraiment tranquilles. Je ne veux pas risquer qu’ils voient mon départ comme une porte ouverte. Reste sur tes gardes. La garde et la milice devraient suffire, mais au moindre mouvement, fais-moi prévenir. »
«
Bien, Général. » Si certaines personnes trouvaient Irsan hautain, Hektor en appréciait l’attitude générale et le comportement. Toujours droit, toujours déterminé. Il savait lui aussi sortir des sentiers battus lorsque c’était nécessaire, et aussi pouvait faire preuve d’une extrême violence si la situation l’obligeait.
Hektor passa son regarde encore une fois sur chaque personne avant de dire d’une voix calme, sans équivoque. «
Je quitterai la capitale avec les troupes à pieds dans deux jours. Je m’attends à ce qu’elles soient prêtes. Si vous avez des candidats particuliers pour cette mission, n’hésitez pas à m’en faire part. »
Même si c’était là la fin officielle de la réunion, elle dura néanmoins jusqu’aux petites heures du matin, alors que les plans de défense de la ville étaient revus, qu’on s’assurait d’un bon nombre de messagers, de montures et de soldats seraient disponibles. La fébrilité était palpable dans l’air presque étouffant de la salle de guerre. Il n’y avait pas lieux de rassurer ces combattants, ils avaient vécu dans un climat de guerre, où une menace ou une autre pesait sur eux. Si la menace Récleyés était bien vraie, et qu’ils auraient dû ressentir la peur, la plupart voyait là une chance de retourner combattre. C’était comme si leur nature revenait à pas de course, ne les ayant jamais véritablement quittés. Le sang des guerriers Arvèles avait sommeillé trop longtemps, et en cette nuit, lors de ce conseil de guerre, ce sang avait à nouveau été éveillé, et seule la mort de leurs ennemis le mettrait au repos.