Un mystère... Elle adorait cela, les mystères et la beauté fascinante et unique du secret qui les entourait ; mais plus encore, elle se délectait de les résoudre. Défaire un à un les liens savamment entremêlés en une trame délicate et complexe. Car rien dans la vie n'avait à ses yeux plus bel éclat que celui d'une question trouvant enfin sa réponse. Plus difficile était le problème, meilleure était la solution. Comme une gourmandise au goût inconnu, tantôt fruitée, tantôt acidulée, les mystères offraient toutes une panoplie de sensations une fois mis à nus : déception et passion, colère et chagrin. Qu'ils se finissent dans un éclat de rire ou dans le sang giclant, ils savaient surprendre et égayer le quotidien monotone de la vie. Mais surtout, surtout, ils dévoilaient ce qu'il y avait de plus sombre et malsain en chacun ; et quelle satisfaction morbide, que de fouiller les méandres les plus mauvais de l'esprit et du cœur.
Or, cette histoire, celle-là même pour laquelle elle se trouvait debout, à l'ombre d'un mur, à contempler la haute et riche demeure, l'avait intriguée. Ces hommes qui disparaissaient mystérieusement, ces murs impénétrables dissimulant quelques merveilles florales. Cette femme, surtout. Cette créature à, disait-on, l'envoûtante beauté, que les quelques survivants de leur passage en ces lieux considéraient comme victime et prisonnière de la bâtisse. Par qui ? Pourquoi ? Ils ne le disaient jamais.

Lorsqu'elle en avait entendu parler, plusieurs jours plus tôt, Sylhuna n'avait pu retenir sa curiosité. Sans un mot pourtant, elle s'était forcée à feindre l'indifférence, concentrant toute son attention sur les deux femmes qui parlaient, sans discrétion aucune, du nouveau fou sorti de la somptueuse demeure. Et lorsqu'elles s'étaient éloignées, la Récleyés s'était empressée de se dépêcher vers le marché, à la recherche de quelques nouveautés et précisions sur ce sujet. Il ne lui avait pas été difficile d'en apprendre plus sur l'intrépide ayant tenté sa chance. Plus compliqué, en revanche, avait été la possibilité de s'entretenir avec lui, alors que nombreux étaient ceux frappant à sa porte pour quérir quelques informations croustillantes sur le sujet. Et lorsqu'elle avait pu se trouver face à lui, ses yeux révulsés ne s'accordaient que trop bien avec ses sempiternelles complaintes à l'égard de la "malheureuse prisonnière" et ses suppliques d'aller la délivrer.

Frissonnant dessous sa cape, qu'elle resserra autour de son corps mince, la demoiselle tira distraitement sur sa capuche afin de dissimuler son visage aux regards curieux, observant la porte avec attention. Trouver la demeure s'était révélé être une tâche des plus simplistes; mais à présent qu'elle se trouvait devant l'objet de sa curiosité, elle sentait un certain malaise naître en elle. Si les mystères l'intriguaient, elle aimait à en savoir autant que possible sur sa cible avant de se lancer à l'aventure. Or, hormis la beauté des jardins et de la résidente, elle ne savait guère quoi que ce fut de certain : rien ne lui certifiait que la soit-disante prisonnière n'était pas elle-même à l'origine des disparitions et de la folie des visiteurs précédents. Ce n'était certainement pas pour secourir la belle en détresse, dont elle se moquait éperdument du sort lui étant réservé, que Sylhuna se trouvait ici à cet instant précis. La seule chose qui lui importait était de connaitre la vérité. Non. De trouver la vérité.

Effleurant le manche de sa dague, à sa ceinture, elle releva le menton et s'avança d'un pas encore, décidée à frapper. Toc-toc. Avec surprise, elle ne put que constater que le bruit qui résonnait ne provenait pas d'elle, inachevé puisque pas même commencé, mais plutôt du jeune homme qui venait d’apparaître dans son champ de vision. Un nouvel inconscient en mal de reconnaissance, désireux de sauver la demoiselle de son palais ? Un rictus de mépris passant rapidement sur son visage, elle haussa mentalement les épaules avant de s'avancer, décidée à profiter de l'entrée de l'inconnu pour en faire de même.

La double porte, sans un bruit, s’ouvrit sur un petit coin de beauté pure. S’avançant à la suite du jeune homme ayant frappé, Sylhuna écarquilla imperceptiblement les yeux en découvrant les lieux, se figeant instinctivement alors que son esprit tentait d’appréhender l’entièreté de la scène se déroulant sous ses yeux. Sous les rayons lumineux d’un soleil filtrant timidement dans la demeure, s’offraient sans honte ni pudeur des fleurs aux multiples couleurs. Azur délicat bordé de pourpre somptueux, éclats diamantins rivalisant avec les miroitements émeraudes des larges feuilles, quelques tâches carmines rougeoyant dans une masse d’or… De paresseux battements d’ailes brisaient parfois le bourdonnement mélodieux des insectes gourmands, et des éclairs bigarrés traversaient les branches hautes de quelques arbres à l’ample ramure. Ses pas s’étant brusquement immobilisés à la découverte de cet étonnant environnement, la jeune femme se ressaisit. Elle ne pouvait que s’avouer surprise de découvrir un tel trésor. Et pourtant, passé cet émerveillement premier, tant de luminosité, tant de faste naturel la laissait mal à l’aise, comme si cette extravagance ne pouvait que dissimuler quelques ombres carnassières et sournoises. Or, c’était bien celles-ci qui intéressait le plus la jeune femme.

Se détournant des bosquets bariolés, elle leva plutôt les yeux vers le plafond qui les surplombait, examina avec attention les murs hauts qui les entouraient avant de laisser son regard de fumée errer sur le reste de leur entourage, glissant lentement sur les dalles luisantes Quelle prison pouvait-ce donc être ? Où se trouvait donc la mystérieuse otage ? Il était vrai que la demeure était parfaite pour dissimuler quelques horribles secrets ; le plus beau flacon laissait vite oublier le mortel poison qu’il contenait.
Un regard en coin vers le futur disparu qu’elle avait suivi, la Récléyes se demanda s’il ferait un bon appât. L’entité à l’origine de la disparition et de la folie des précédents visiteurs désirait sans nul doute chercher nouvelle proie. Elle ne pouvait croire qu’il n’y avait pas quelques machiavéliques manœuvres derrière tout cela. Devrait-elle l’assommer et le laisser dans un coin pour découvrir ce qui en serait fait ? Non, il devrait être conscient, tel un prince charmant venant secourir sa belle princesse. Bah, elle trouverait bien quoi faire de lui. En attendant de voir ce qui en serait fait, autant chercher ailleurs. S’avançant prudemment de quelques pas devant elle, Sylhuna pivota brusquement alors qu’un râle à l’origine douteuse se faisait entendre tout près d’elle. Baissant la tête, elle haussa un sourcil dubitatif en découvrant le corps allongé. L’observant un instant en silence d’un œil critique, elle se pencha légèrement en avant pour lui parler, méfiante autant que curieuse, ne pouvant qu’espérer qu’il la comprenne. Qu’était-ce que ces poils étranges ? Devenait-il donc animal sauvage ?

-Qui et qu’êtes-vous donc ici ?

En vérité, la question s’adressait aussi bien à elle-même qu’à lui, alors qu’elle réfléchissait. Serviteur ou prisonnier ? La situation était plus inattendue qu’elle ne l’avait imaginé. Le mieux serait encore d’aller fureter dans la maisonnée. Certes, leur présence était connue, puisque la porte avait été ouverte pour eux. Mais rechercher un secret que son possesseur s’efforçait par-dessus tout de dissimuler était, il fallait le reconnaitre, bien plus excitant que de rencontrer ce dernier sans avoir eu le plaisir de parcourir l’entièreté du domaine. Bien, c’était décidé, elle irait visiter un peu sitôt qu’elle aurait une réponse de son mystérieux interlocuteur.

-Qui êtes-vous ? Que se passe-t-il ici ?

C’était là de vraies bonnes questions. A la première, Sylhuna n’avait aucune envie de répondre, à la seconde elle aurait en revanche aimé pouvoir le faire. L’homme n’avait-il donc pas vu qu’elle était entrée en même temps que lui ? Probablement était-il seulement concentré sur la belle prisonnière de ce lieu enchanteur. Levant les yeux vers lui avec un certain dédain, elle l’observa avec attention un instant avant de conclure qu’ils ne s’étaient jamais rencontrés.

-C'est... c'est vous qui lui avait fait ça ?

Cette fois, ce fut avec consternation qu’elle le dévisagea. Etait-il vraiment sérieux ? Il semblait que oui, et la façon dont il la regardait lui soufflait qu’il partait avec un mauvais à priori sur sa personne. Qu’est-ce qui le dérangeait donc tant ? De ne pas être seul pour aller secourir la demoiselle prétendument en détresse ou n’aimait-il simplement pas les petites rousses ? Mais quel désagréable personnage. Après avoir brièvement envisagé de l’ignorer, la Récleyès finit cependant par se décider à ouvrir la bouche, lui décochant un charmant sourire de façade.

-Bien sûr. J’ai soigneusement implanté chacun de ses poils à l’aide d’une petite pince avant de le frapper pour le cacher là-dessous, le tout en quelques secondes à peine puisque je suis rentrée en même temps que vous.

Le ton était aussi aimable que ses propos étaient désagréables, mais elle n’avait pas de temps à perdre avec un idiot en quête d’amour ou de gloire – si ce n’était les deux – incapable de regarder autour de lui avant de mettre les pieds dans un lieu inconnu. Et sur cette réponse, elle appliqua sa première envie : elle l’ignora. Il y avait bien plus intéressant, puisque l’individu allongé semblait tenter de se faire comprendre. S’accroupissant à son niveau, un genou à terre pour garder libre le côté duquel était glissé sa dague. Simple précaution, de même que celle de ne pas présenter son dos au second visiteur ou laisser une distance raisonnable entre elle et l’homme poilu. Enfin, alors qu’elle craignait qu’il ne suffoque de ses borborygmes avant d’avoir pu révéler quoi que ce fut qui puisse la guider dans cette mission qu’elle s’était assignée, il sembla retrouver quelques forces.

-Elle est là. La déesse, elle est là !

En un bond, la Récleyès se redressa, son regard oscillant entre le couloir désigné à l’instant et la porte s’ouvrant. Or, aucune porte ne peut s’ouvrir de sa propre volonté ; il y avait donc une tierce personne qui s’approchait. En admettant que la prétendue déesse fut bien dans le couloir, il y avait donc au moins quatre autres personnes dans son environnement proche. Des domestiques ? Dans une demeure de cette taille, ce ne serait guère surprenant, mais le mystère autour de la maison laissait Sylhuna septique quant à une explication aussi simple. Profondément mal à l’aise sur cette situation inattendue, elle décida donc d’attendre de voir ce que le nouveau héros au faible sens de la déduction aller faire. Avec un peu de chance, il jouerait son rôle d’appât à la perfection.

Tentant de regarder l’homme poilu, la porte ouverte, le couloir désigné et l’apprenti héros, Sylhuna regretta de n’avoir pas la capacité de dédoubler ses globes oculaires ou de les faire pivoter indépendamment l’un de l’autre. Mais il y avait trop d’inconnues à prendre en compte dans cette équation pour estimer la situation correctement, le pire étant de ne rien savoir des potentiels dangers environnants. Etait-elle déjà empêtrée dans la toile invisible d’une araignée vorace tapie quelque part dans la demeure ? Qu’avait prévu le maitre de jeu de cette partie dans laquelle elle s’invitait en se croyant forcement gagnante ? Elle serra les mâchoires, trouvant soudainement lourd et suffocant le décor jusqu’à présent enchanteur. Dans les fleurs aux milles et unes couleurs, dans le reflet impeccable de l’eau cristalline, dans le gazouillement léger des oiseaux butineurs, partout, pouvait se cacher le danger. Paranoïaque était-elle peut-être, mais au moins espérait-elle ne plus être surpris par quoi que ce fut. Que soit maudite sa propre curiosité. Au moins celle-ci pouvait-elle s’estimer satisfaite ; elle avait souhaité un peu de surprise et de nouveauté dans sa vie un peu trop monotone, peut-être cette affaire pourrait-elle répondre à ses attentes.
Préférant donc laisser passer devant le second visiteur comme cobaye, la récleyès fut légèrement déçue de ne pas le voir plus intrépide. Elle aurait dû en choisir un moins méfiant finalement, car à sa façon de la surveiller, elle devinait qu’il ne lui faisait pas plus confiance qu’elle-même ne se fiait à lui. D’un autre côté, ses sens peu aiguisés – il ne l’avait pas même senti derrière lui – n’en faisait probablement pas un bien grand danger. L’aurait-il cru, si elle avait prétendu faire partie de la maisonnée ? L’idée était amusante. Elle devait cependant admettre, quoi que de mauvaise grâce, qu’il n’avait pas tout à fait tort. A contrecœur, elle se décida donc à lui répondre d’un ton neutre ; puisqu’ils en étaient là et qu’ils semblaient éprouver égale défiance envers la demeure au somptueux patio, autant unir leurs forces si possible.

-Soit. Je veux tout simplement savoir ce qu’il se passe ici et pourquoi. Ce qu’il arrive exactement à ces pauvres fous épris d’une mystérieuse déesse prisonnière, histoire digne d'un roman d'aventure niais.

Elle garda pour elle qu’elle se fichait bien de ce que pouvait vivre les habitants du lieu et qu’elle les laisserait peut-être sur place au besoin, quel que soit leur sort. Quant à la prisonnière – si prisonnière il y avait – elle avait eu le temps de s’habituer à sa situation, elle pourrait donc attendre encore d’être sauvée.

-Je vous laisse la gloire et l’amour reconnaissant de la prisonnière sans problème, acheva-t-elle avec une pointe de sarcasme, voyez simplement ma venue comme répondant à une curiosité aiguë.

D’aucuns ajouteraient peut-être « légèrement malsaine », mais cela relevait d’une conception personnelle à laquelle elle ne songeait pas ; n’importe quel esprit curieux pouvait probablement comprendre quel intérêt pouvait se glisser derrière cette énigme grandeur nature, et le fait qu’il puisse exister quelques dangers ne rendait l’expédition que plus excitante.

-Sans vouloir vous briser le cœur, j’ai quelques doutes quant à la présence d’une déesse prisonnière et impuissante, cela ressemble fortement à un appât à prétendants.

En réalité, elle commençait à douter de la raison de la venue de l’inconnu. Il n’avait pas l’air du genre à se précipiter stupidement dès qu’était mentionnée la prétendue déité, ce qui induisait un minimum de réflexion de sa part ; or, la récleyès imaginait difficilement les aventuriers précédents autrement que parfaitement idiots et inconscients.
Admettant qu’il pouvait finalement faire preuve d’un peu plus d’esprit que prévu, elle désigna la porte qui venait de s’entrouvrir et conclut :

-Je ferais volontiers le tour des appartements avant de rencontrer la prétendue déesse, pour en profiter pour saluer le timide portier qui s’amuse à ouvrir en faisant grincer les portes. Venez-vous ?

Elle posait la question pour la forme mais cela ne changeait rien. A moins qu’il ne lui sorte un imparable argument, elle ne changerait pas d’avis et irait, seule ou accompagner, s’expliquer avec celui qu’elle avait décidé de renommer le « grinceur de porte ».