Quand Finnick avait entendu parler de Dorkno pour la première fois, quelques semaines auparavant, il avait été surpris de ne pas connaître ce nom. Comment, en temps qu'héléo et prêtre d'Eliosa, pouvait-il ignorer l'existence d'un des rares ports de pêche humains ? Ils n'étaient pourtant pas nombreux... Son air mortifié avait attendri son voisin de table, un noble Parlèm qui se trouvait être invité au même dîner que lui. La conversation avait glissé sur le sujet d'un lointain cousin de cet homme. Le malheureux avait tenté de faire fortune dans la Ville du bout du monde, peut-être attiré par son nom poétique, mais la chance n'avait pas été de son côté.

Le voisin de Finnick rassura le jeune héléo en lui apprenant que bien que la ville soit un port de pêche, il était normal qu'il ne la connaisse pas : Dorkno ne possédait aucun accès direct à la mer, et les hommes devaient jeter leurs filets depuis les falaises les moins hautes dans l'espoir d'attraper quelque chose. Intrigué, Finnick continua à questionner son compagnon, et au fur et à mesure de la soirée il en apprit plus sur le destin de cette ville abandonnée à son triste sort. Son voisin ne blâma pas directement le Lord, ni la Lady, non, bien sûr... L'art de la critique politique était subtil et il ne se pratiquait pas lors d'un dîner mondain où l'on ne connaissait que vaguement la plupart des convives.

Pourtant, ce qu'il révéla sur la pauvreté de la ville suffit à indigner Finnick. Très bien ! Puisque les habitants de Dorkno ne pouvaient pas compter sur les hommes pour leur venir en aide, il restait toujours les dieux ! Si la seule ressource de la ville était la pêche, Eliosa saurait les réconforter, le jeune prêtre en était certain. Le soir même, il décida d'envoyer un message aux autorités de la ville : il se mettrait en route dès le lendemain pour Dorkno, et il comptait sur leur coopération dans l'organisation d'une grande bénédiction de la ville. Le fait que le voyage dure un mois et demi ne lui faisait pas peur.


Il fut tout de même soulagé ce matin-là en entendant au loin le son des vagues se brisant contre les falaises. Depuis quelques jours déjà le vent lui apportait l'odeur familière de l'iode, mais le peu de voyageurs croisés sur la route lui avait fait penser qu'il se trouvait encore bien loin de la ville. L'endroit était donc encore plus isolé que ce qu'il avait cru... Cela raviva sa motivation et il accéléra le pas.

Malgré sa fatigue et son envie de profiter du lit moelleux qu'on lui avait préparé dans une auberge du centre-ville, Finnick expédia au plus vite les formalités d'usage. Il fit rapidement le tour des différentes personnalités à saluer, puis il se rendit immédiatement au temple d'Eliosa. Il fut surpris de trouver le bâtiment fort peu entretenu et seulement occupé par un vieux prêtre et une gamine maigrichonne. Et il cacha plutôt mal son étonnement, apparemment...

« Mon frère, le salua le vieux prêtre, n'ayez pas l'air si choqué par l'apparence de notre église. Les fidèles ici ne sont pas aussi fortunés qu'à la capitale, mais soyez assuré que tous les rituels en l'honneur d'Eliosa sont strictement respectés... »

Voyait-il la venue de Finnick comme un reproche envers son travail auprès des habitants de Dorkno ? L'héléo n'avait pas envisagé cette possibilité, aussi essaya-t-il de se rattraper en prenant une voix douce et humble.

« Oh, non, s'il vous plaît, n'allez pas croire que j'ai fait tout ce chemin pour vous prendre en faute, bien au contraire. Dorkno est un port qui traverse bien des épreuves, et j'ai pensé qu'un peu de soutien dans ces temps difficiles ne serait pas de trop.
- Nous en aurions bien besoin, oui... lui répondit son aîné en souriant tristement. Enfin, les festivités d'aujourd'hui mettront sans doute un peu de baume au cœur des habitants. Melda, montre ce que nous avons préparé à notre invité pendant que je vais me changer. »

Ce fut donc la gamine qu'il avait vu en arrivant qui lui fit faire le tour du propriétaire. Le parvis avait été décoré de fleures fraîches et de banderoles colorées pour accueillir la foule venue assister à la bénédiction, un banquet avait été organisé par la noblesse dans la soirée et on avait lancé des invitations aux alentours dès que la nouvelle avait été connue. C'était à peu près tout ce qu'ils étaient en mesure de faire, mais c'était déjà beaucoup à en croire l'air extrêmement sérieux de Melda quand elle décrivit les préparatifs. Une fois son devoir effectué, elle se retourna vers Finnick et lui demanda à brûle-pourpoint :

« T'es vraiment un héléo ?
- Oui, même si Eliosa m'a accordé une apparence humaine pour arpenter la terre, je suis bien un héléo, lui répondit simplement le jeune prêtre, habitué à cette question.
- Donc... Eliosa peut vraiment faire des miracles. Tu crois qu'elle va nous aider ? »

Il y avait plus d'angoisse dans sa voix que ce que devrait normalement éprouver une fillette de son âge. La ferveur religieuse de Finnick n'en fut que renforcée : il avait bien fait de venir.

« Je te le promets »


La foule n'était pas venue aussi nombreuse que Finnick l'avait espéré, pourtant les gens étaient obligés de se serrer les uns contre les autres sur l'étroit parvis du temple. N'ayant pas trouvé d'estrade, l'héléo s'était juché sur une chaise afin de pouvoir faire son sermon tout en étant vu et entendu par tous ceux qui avaient fait le déplacement, et la vue panoramique qu'il avait sur les fidèles ne le rassura guère sur l'état de la ville. La plupart d'entre eux, au-delà d'une certaine pauvreté, avait surtout l'air fatigué. Les convaincre des bienfaits d'Eliosa n'allait pas être une chose facile. Finnick se racla la gorge et se lança :

« Fils et filles de Dorkno, mes frères et sœurs. Je peux lire dans vos yeux la même peur qui pourrait saisir mon cœur. Celle d'être abandonnés de tous. Je ne peux pas me porter garant pour les hommes, mais je sais qu'Eliosa...
- Ta gueule ! Tu sais rien du tout ! »

Sous le coup de la surprise, tout le monde se tut, y compris Finnick. La femme qui l'avait interrompu en hurlant se hissa sur le rebord d'une fenêtre.

« Vous n'allez quand même pas écouter un nobliau qui vient vous endormir avec ses belles paroles ?
- Il n'est même pas humain ! reprit quelqu'un d'autre, perdu dans la foule
-Allons, je comprends votre colère... » tenta Finnick.

Mais plus personne ne l'écoutait. La foule s'agita soudainement, comme mue par une houle imprévue. Ces gens n'avaient que trop attendu pour faire exploser leur rancœur, et voilà qu'un imbécile leur offrait une cible parfaite en incarnant tout ce qu'ils détestaient : un riche étranger venu se moquer de leur misère avant de repartir tranquillement d'où il venait.

La situation dégénéra.

Quelques personnes, les plus excitées, commencèrent à vouloir se frayer un chemin vers le temple : des fidèles, ou alors simplement des personnes au mauvais endroit, leur firent barrage. Des coups de poing partirent, et au premier mouvement de colère s'ajouta un mouvement de panique. Certains spectateurs sur les bords purent s'éclipser sans trop de problème, mais la plupart restèrent piégés sur l'étroite placette. La confusion était totale.

Finnick n'avait plus aucune prise sur les fidèles, il s'en rendit compte immédiatement. Il se surprit à regretter d'avoir laissé ses armes à l'auberge : enfin, il n'allait quand même pas se battre contre ces pauvres gens, ils étaient seulement désespérés ! Un pierre qui passa en sifflant près de son oreille le poussa à reconsidérer sa position. Pour commencer, il sauta de son perchoir afin d'être moins exposé et il fit rapidement l'inventaire de ses ressources. Il avait intérêt à trouver vite, car un des leaders des révoltés s'approchait de lui à grande vitesse malgré la foule...

Finnick se tourna de tout côté sans succès. Malda et le vieux prêtre s'étaient précipités à l'intérieur du temple mais il ne pouvait pas les rejoindre sans les mettre immédiatement en danger. Il était seul, et son adversaire était presque lui ! Il s'empara de la seule chose à sa portée pour tenter de se défendre : la chaise sur laquelle il était debout quelques instants plus tôt...

« Et maintenant, qu'est-ce que ta salope d'Eliosa va faire pour toi ?! » lui hurla l'homme en face de lui.

Finnick évita souplement le premier coup de poing qui lui était destiné et souleva la chaise pour tenir son adversaire à distance.

« Je ne veux pas vous blesser, tenta-t-il, mais si vous m'y obligez...
- Économise ta salive ! Bats-toi comme un homme ! » le coupa l'autre.en tentant de le contourner.

A court de solutions pacifiques, Finnick se résolut à passer à l'offensive. Il était peut-être prêtre, mais il avait tout de même appris les rudiments du combat dans sa jeunesse ! Il chargea, les pieds de la chaise en avant. Son adversaire, finalement surpris de rencontrer une quelconque résistance, se retrouva emporté par le bélier improvisé...

Et ils foncèrent tous les deux droit dans la foule hostile et chauffée à blanc.

Quelques semaines plus tôt, Rhys avait reçu un message mystérieux par les réseaux clandestins qu'il fréquentait : un nouvel arrivant sur le marché parallèle d'ingrédients alchimiques. D'après son informateur, ce nouveau fournisseur étant un héléo, il avait accès à des composants d'origine sous-marine qu'il vendait à des prix défiant toute concurrence. Le seul hic à son apparition sur le marché était sa localisation : en effet, pour des raisons que Rhys ne comprenait pas vraiment, il proposait sa marchandise dans un hameau au nord du petit port de Dorkno. Peut-être voulait-il tester la motivation de ses acheteurs pour ainsi écrémer ceux qui ne méritaient pas ses prix attractifs, ou bien espérait-il ainsi éviter au maximum les contrôles sur ses produits un peu moins légaux. Quoi qu'il en soit, le message ne le disait pas ; seule une destination précise était indiquée.

Resté trop longtemps à Arnlo sans en bouger, Rhys n'hésita pas à entreprendre le trajet, accompagné par un Jonas surexcité à l'idée de reprendre la route. La longueur du voyage ne leur faisait pas peur, presque au contraire : ils étaient tout deux soulagés de mettre un peu de distance entre eux et la succession de salons huppés que la noblesse d'Arnlo organisait à cette saison. Rhys trouva donc une excuse fictive pour justifier sa longue absence, et quelques jours plus tard, ils étaient partis.

Après six longues semaines de voyages, dans des conditions pas particulièrement faciles, ils arrivèrent enfin dans le fameux hameau qu'on leur avait indiqué. Ils se renseignèrent du mieux qu'ils purent sur cet héléo nommé Nava mais personne n'en avait entendu parler. Certains avaient bien vu un héléo inconnu quelques mois plus tôt, mais il y avait bien au moins un mois que nul ne l'avait plus vu. Rassemblant tout le sang-froid dont il était capable, Rhys remercia avec un sourire qu'il voulait le moins crispé possible la jeune femme qui venait de lui annoncer la nouvelle. Dépités, ils se remirent en route en direction d'Arnlo.

Ne prenant pas le même chemin qu'à l'aller, les deux alchimistes suivirent la côte pendant quelques temps et  finirent par se retrouver à proximité du petit port de pêche de Dorkno. Enfin, si le village décharné accroché sur la falaise pouvait porter le nom de port, étant donné qu'aucun bateau ne pouvait y mouiller. Soupirant, Rhys proposa qu'ils s'y arrêtent quelques jours. Après tout, le seigneur de l'endroit ne devait sûrement pas recevoir de ménestrels itinérants très souvent et se réjouirait peut-être de l'occasion, ce qui leur permettrait à la fois d'élargir encore un peu leur cercle de connaissances, et éventuellement de gagner quelques pièces. Autant essayer de faire en sorte que ce voyage ne soit pas un fiasco total.

En entrant dans le village, Rhys entendit Jonas jurer tout bas. Aucun d'eux n'aurait pu prévoir une telle misère. Tout paraissait gris : les rues, les bâtiments, les visages. Les gens semblaient tristes, épuisés. En passant devant la principale taverne (ou peut-être l'unique?), ils comprirent que les quelques clients de l'établissement venaient boire pour oublier leur situation, pas pour se divertir. Ce n'était pas là qu'ils trouveraient leur public. Rhys se félicita d'être entré en ville avec ses vêtements de voyage. Certes, la coupe était bonne et la réalisation de qualité, dénotant son aisance, mais un mois et demi de marche dans la Plaine sous la pluie et le soleil avait bien commencé à masquer la facture de ses habits. Il aurait été mal à l'aise s'il avait plus détonné que ça dans le paysage, sans compter qu'il aurait aussi risqué de se faire attaquer par des pêcheurs désespérés espérant grappiller un peu d'argent.

Ils se dirigèrent tout droit vers le château du maître de la ville. Enfin, si on pouvait réellement parler de château pour désigner la grande bâtisse carrée qui servait de demeure au gouverneur. On leur fit cependant bon accueil, pour selon qu'ils s'invitaient sans avoir prévenu de leur arrivée au préalable. Après avoir assuré le majordome qu'il était là plus en qualité de barde qu'en noble en visite, et qu'en conséquence il ne s'attendait pas à une suite luxueuse mais qu'une simple chambre ferait l'affaire, Rhys en profita pour demander des nouvelles.

« Eh bien Messire, comme vous avez pu le deviner en traversant la ville, nous n'avons pas souvent l'occasion d'avoir des divertissements en ville, ni beaucoup d'événements, à part les célébrations officielles bien sûr. Cependant, demain nous devons accueillir un prêtre d'Eliosa venu de la capitale, qui doit délivrer un sermon sur le parvis du temple. Peut-être cela peut-il vous intéresser ? »

Congédiant l'homme après l'avoir remercié pour ses informations, Rhys se tourna vers Jonas en soupirant. Ôtant ses vêtements de voyage, il les laissa sur le dossier d'une chaise pour qu'un domestique les prenne pour les nettoyer durant la soirée. Il s'habilla ensuite avec la tenue qu'il avait apporté au cas où il devrait jouer. Elle avait été prévue plus pour une auberge que la table du gouverneur, mais à en juger par l'état de la demeure, elle serait peut-être plus adaptée qu'il n'aurait cru.

« Eh bien ! Je crois que notre visite sera encore plus courte que ce qu'on avait pensé... »


Rhys et Jonas se levèrent en fin de matinée, juste ce qu'il fallait pour arriver à temps sur le parvis du temple d'Eliosa, après s'être habillés rapidement et simplement et attrapé de quoi faire un petit-déjeuner sur le chemin. Le barde était curieux de voir quel était ce prêtre qui avait fait le déplacement jusqu'à ces contrées lointaines. Peut-être le reconnaîtrait-il ? Sur place, la foule était dense. Enfin, c'était surtout une impression donnée par la petite taille des lieux, car le nombre de personnes ayant fait le déplacement n'était somme toute pas si élevé.

En voyant apparaître un tout jeune héléo de l'ombre du temple, Rhys grimaça. S'il n'aurait pas dépareillé à Arnlo, sa mise manquait de tact dans cet environnement. Surtout s'il essayait de donner des leçons à la population locale. Lui-même s'était juché sur un plot en pierre maintenant une barrière autour de ce qui avait été un petit jardin public, aujourd'hui livré à lui-même, un peu à l'écart  des « fidèles » rassemblés.

Le prêtre commença à parler, pompeux à souhait, comme tous ses frères et sœurs. Rhys soupira : il avait toujours eu du mal à supporter les discours grandiloquents des prêtres. Oh, il était croyant comme tout le monde, évidemment, mais les quelques prières qu'il adressait à Simius et Etalhiel tenaient plus de l'habitude que de véritable ferveur religieuse. Apparemment, il n'était pas le seul à trouver qu'il en faisait trop, mais il était probablement le moins en colère parmi ceux-là. Une femme interrompit brutalement le discours et commença à haranguer ses concitoyens, exprimant la colère qu'ils étaient nombreux à ressentir. La tension montait de façon palpable, et toujours le petit prêtre restait à son poste, essayant de calmer le jeu au lieu d'opérer un repli stratégique. Sa tentative de diplomatie mit le feu aux poudres.

Un mouvement de foule plus tard, Rhys le perdit de vue un instant, mais il finit par le retrouver, descendu de sa chaise après avoir esquivé un projectile non identifié. Il n'eut que le temps de murmurer un « Fuis, pauvre fou ! » avant qu'un des hommes les plus vindicatifs se dirige droit vers lui pour lui donner sa version de la religion. Jonas devait avoir saisi la situation lui aussi, car il le sentit lui attraper la main et lui secouer le bras.

« Fais quelque chose Rhys ! Il va se faire tuer ! »

Essayant d'évaluer comment ouvrir un portail derrière le prêtre pour lui donner une échappatoire sans blesser personne, Rhys commença par en ouvrir un juste à côté de lui, assez grand pour faire passer un homme. C'était déjà ça de fait.
Reportant son attention sur celui qu'il essayait d'aider, il marmonna tout un chapelet de juron : celui-ci s'était précipité au beau milieu de la foule en colère, avec pour seule arme une... chaise ? Quel idiot. Qu'est-ce qu'il comptait achever comme ça ? Se faire massacrer ? Il semblait bien parti pour en tout cas !

L'héléo semblait avoir saisi la difficulté de sa situation et s'efforçait de reculer pour se mettre hors de portée des mains cherchant à l'atteindre. Sans perdre de temps à réfléchir plus ou à lui donner le choix, Rhys ouvrit un portail sous ses pieds, le faisant basculer alors qu'il faisait encore un pas en arrière. Pas qu'il n'eut pas le temps de finir avant d'être projeté aux pieds de Jonas, qui lui tendit la main pour l'aider à se relever. Le Parlèm avait refermé le portail instantanément pour éviter que quelqu'un d'autre ne le traverse, laissant au passage quelques cheveux blonds au milieu de la foule en colère.

« Hum. On ne devrait pas traîner par ici, si vous voulez mon avis ! »

« Bon sang, mais à quoi jouez-vous ? »

Tels furent les premiers mots qu’Algard adressa au prêtre Héléo, et aux deux humains qui venaient manifestement de sauver ce dernier d’un sale quart d’heure.

Il avait été envoyé il y a quelques semaines de cela par le Conseil des Nascor dans la Plaine Isolée, lorsque le bruit courait alors à Saona que des hors-la-loi se servaient des bosquets environnants comme repaire. Il les avait bien retrouvés, mais ils étaient déjà morts, entretués suite à ce qu'on pouvait imaginer être une dispute sur la part du butin allouée à chacun. Mais alors qu’il était sur le chemin du retour, avec ce qu’il avait pu récupérer du butin sur ce qui restait des brigands, il eut vent d’une autre rumeur, qui voulait que le lendemain au port du Dorkno, un prêtre Héléo allait donner un sermon à la population afin de bénir la ville au nom d’Eliosa.
« C’est étrange », pensa-t-il tout d’abord.
« Pourquoi subitement, les Héléos se soucieraient-ils du sort d’un petit port humain en décrépitude, au point d’y envoyer un émissaire ? »
Intrigué, et n’ayant pas de raison de retourner immédiatement au Conseil, ils se mirent, lui et son animal protecteur, la louve géante Kaïla, promptement en route vers Dorkno, qui était atteignable en une journée de voyage, en se pressant un peu.

Alors qu’il s’était juché, le jour du sermon, dans un petit arbre au bord de ce qui semblait être un ancien jardin public abandonné, il y avait alors une bonne vue de la scène, à l’écart de la foule, ce qui avait l’avantage de ne pas inquiéter les passants à la vue de Kaïla. C’est donc très clairement qu’il avait rapidement vu la scène dégénérer mais, avant même qu’il ait pu décider ce qu’il devait faire, à sa grande stupéfaction le prêtre se volatilisa, absorbé par le sol, comme par magie.

C’est en entendant alors un bruit étrange et des exclamations non loin du pied de son arbre qu’Algard comprit le « truc ». Là, se tenaient deux humains d’âge moyen, dont l’un, aux longs cheveux blond platine, était manifestement en train d’utiliser une sorte de Vérité de l'Espace qui lui avait permis d’ériger un portail entre leur position et celle du prêtre qui, par conséquent, venait d’apparaître du néant et de tomber lourdement par terre, sa chaise toujours à la main, visiblement un peu désorienté par ce qu’il venait de se produire.

« Bon sang, mais à quoi jouez-vous ? », lança donc Algard, qui commençait à comprendre à qui il avait affaire, aux trois hommes en contrebas.
Alors qu’il était toujours dans l’arbre, il descendit en pliant les branches de l’arbre avec sa Vérité, ce qui ne manqua pas de surprendre ses interlocuteurs. Une fois à terre, il les pressa d’un grand geste de la main alors que la foule regardait déjà tout autour en essayant de comprendre ce qu’il était advenu de l’Héléo :
« Qu’est-ce que vous attendez, vite, ne restez pas plantés là ! L’effet de surprise ne va pas durer bien longtemps ! »

Heureusement, la végétation envahissante du jardin public constituait une bonne cachette pour leur petite troupe et ils se hâtèrent de traîner le prêtre dans les fourrés avant même de lui demander son avis. Kaïla restait allongée dans les hautes herbes, montant la garde au cas où.

« Finnick Shuöra, je présume », commença Algard à l’égard du prêtre lorsqu’ils furent tous accroupis dans le léger feuillage qui devait les cacher. Je me nomme Algard Torang, je suis un Gardien de Saona. J’ai entendu parler de vous, et par égard à l’amitié qui lie nos deux peuples, je suis venu à titre personnel assister à votre sermon, mais il est clair que cette opération n’a pas été suffisamment réfléchie à l’avance. Que diable pensiez-vous accomplir ? Ce port est désolé, un sermon en faveur de la Déesse des Mers semble quelque peu... déplacé, ici », continua-t-il sur le ton du reproche.

Alors que l’autre restait interdit, il poursuivit :
« Sans l’intervention de nos deux amis, vous seriez peut-être déjà mort lynché. Je n’aurais pas réussi à intervenir à temps », continua-t-il en jetant un regard aux deux humains, encore un peu perplexes vis-à-vis de cet étrange Gardien au regard barré d’un grand tatouage noir sur la largeur du visage, apparu alors que les branches de l’arbre dans lequel il était s’étaient comme déroulées sous lui.
« En tout cas, on ne peut pas rester ici à ne rien faire », reprit Algard.  Vous avez tenté de leur promettre la prospérité au nom d’Eliosa, c’est un fait. Mais comme cette ville a pu en faire le constat, je ne crois pas qu’Eliosa soit très portée sur le fait d’aider ces pauvres gens. Si vous ne voulez pas que votre religion perde totalement la face dans cette ville, voire dans cette région, il va falloir donner un « coup de main » à Eliosa, si vous voyez ce que je veux dire. Il va nous falloir prouver à ces gens que votre venue est providentielle et que votre déesse est vraiment là pour les sauver d’une déchéance certaine. Ce qui va probablement impliquer quelque chose de miraculeux en peu de temps. Si vous avez une idée... Oh, et laissez tomber ça, a priori on n’en aura plus besoin, vous ne croyez pas ? » lança-t-il à Finnick après avoir remarqué qu’il tenait toujours fermement des deux mains sa chaise.

Passer à l'offensive ne réussissait pas vraiment à Finnick, et il s'en rendit très vite compte. Que comptait-il faire exactement avec sa chaise contre une foule en colère ? En plus son adversaire initial avait disparu dès que l'héléo avait eu la bêtise de charger. Ah ça, pour combattre « comme un homme »... il n'y avait apparemment que le prêtre qui soit assez bête pour s'y laisser prendre !

Si sa chaise ne se révélait pas être un très bonne arme, il pourrait essayer de s'en servir comme bouclier. Au moins le temps de reculer en lieu sûr... Il tenta un repli dans la direction approximative du temple, mais il n'était pas sûr du tout de son estimation. Bizarrement, il n'avait pas prévu de sortie de secours pour ce qu'il imaginait être un prêche sans histoire..

Et soudain, ce sol lui parut bizarre : il n'était pas palpable. Avant même de comprendre ce qui lui arrivait, Finnick bascula en arrière à travers le... vide ? Une main lui saisit l'avant-bras et l'aida à se redresser, et le monde se remit dans le bon sens autour de lui. Il n'était plus au milieu d'une foule en colère, et il adressa une courte pensée de remerciement à Eliosa pour ce petit miracle. Et il n'avait même pas perdu sa chaise en route !

En face de lui se trouvaient deux jeunes hommes : sans doute ses sauveurs. Qui avaient l'air très pressés de décamper avant de regretter leur acte héroïque d'ailleurs : Finnick ne pouvait pas les blâmer, il partageait leur envie. Mais avant qu'il puisse répondre quoique ce soit, un quatrième larron sembla surgir de l'arbre au dessus de leurs têtes pour se joindre à leur petit groupe.

« Qu’est-ce que vous attendez, vite, ne restez pas plantés là ! L’effet de surprise ne va pas durer bien longtemps ! »

Et de nouveau, Finnick se retrouva saisit par le bras et emporté en lieu sûr sans qu'on lui demande son avis. L'héléo était tout disposé à être reconnaissant envers ses sauveurs, mais il devait quand même reconnaître qu'être trimbalé comme un vulgaire paquet était un peu humiliant... Dès qu'on le relâcha, il tacha donc de faire bonne figure en redressant les épaules et en évitant de scruter de façon trop évidente l'étrange tatouage de son interlocuteur.

Oui, il s'était rendu compte que son discours n'avait pas eu l'effet escompté, il n'avait pas besoin qu'on le lui répète, mais il n'allait pas se montrer impoli en coupant la parole à ce... Algard ? Il avait l'air d'avoir de bonnes intentions après tout.

Ou peut-être pas. Mettre en scène un faux miracle ? Le prêtre manqua de s'étouffer : pour qui le prenaient-ils ? Un charlatan ? Bien décidé à montrer qu'il n'était pas d'accord avec le plan proposé, il décida ne pas lâcher sa chaise quand on lui fit gentiment remarquer qu'il n'avait plus besoin de bouclier. Non, il préféra la poser au sol et s’asseoir dessus, comme si cela faisait partie de son plan depuis le départ.

« Merci beaucoup pour votre aide, mais ''ma'' déesse n'a pas besoin de subterfuge pour rassembler des fidèles : elle EST vraiment là pour aider ces gens. A mon avis, s'ils arrêtaient de lyncher les gens, elle serait naturellement plus encline à leur apporter son assistance bien sûr... »

Légèrement vexé, il se tourna vers les deux autres personnes du groupe.

« Et en voilà la preuve. Merci à vous deux de m'avoir sauvé, je remercie Eliosa de vous avoir envoyé à mon secours. Comment vous appelez-vous au fait ? »

A peine l'héléo avait-il eu le temps de se relever, aidé par Jonas pour le stabiliser, que les branches de l'arbre qui les surplombait avaient commencé à se mouvoir d'une manière surnaturelle. Quelle nouvelle péripétie les attendait, encore ? Pour ce qui devait être une matinée sans histoire, Rhys commençait à la trouver particulièrement mouvementée. Apparemment c'était aussi l'avis de l'homme qui apparut dans l'arbre. À peine descendu de son perchoir, il se saisit du prêtre pour aller se cacher dans les fourrés adjacents. Rhys et Jonas étant apparemment inclus dans son injonction à se presser, ils le suivirent sans trop réfléchir.

Une fois dans les fourrés, bien loin de proposer une solution pour s'échapper de la situation qui menaçait de tourner au vinaigre, comme il semblait pressé de le faire, cet Algard commença plutôt par... morigéner Finnick, enfonçant bien le clou pour souligner l'échec cuisant qu'il venait de subir. Certes, Rhys avait pensé à peu près la même chose en le voyant faire, et il n'avait pas forcément tort sur le fond, mais était-ce vraiment le l'heure et le lieu pour une telle leçon ? Quand à son idée de forcer le miracle pour apaiser la population... elle était plutôt bonne, mais pas très adaptée à leur situation immédiate.

D'ailleurs, le prêtre ne sembla pas apprécier cette proposition. Il avait même l'air franchement vexé qu'on puisse rien qu'envisager cette possibilité. Rhys soupira en le voyant planté sur sa chaise, droit comme un I et les bras croisés. Ignorant sa pieuse tirade, il lui adressa une petite courbette en réponse à ses remerciements, laissant à Jonas, plus facilement diplomate dans ce genre de situation, le soin de lui répondre.

« Je m'appelle Jonas. Celui qui vous a aidé, c'est Rhys. » ajouta-t-il, tendant une main à l'héléo et désignant son compagnon de l'autre.

Rhys, lui, avait tourné la tête juste à ce moment en entendant un bruit suspect. Et effectivement, quelqu'un avait probablement aperçu au moins une partie de la scène qui venait  de se dérouler à l'angle du petit parc à l'abandon, car un groupe d'hommes et de femmes mécontents se dirigeait droit vers eux, l'air bien décidé à en découdre. Promenant son regard autour de lui pour une échappatoire à cette situation qui devenait de plus en plus tendue, il jeta son dévolu sur le toit en terrasse du temple. En quelques secondes à peine, un passage s'était ouvert de leur position jusqu'à la sécurité, au moins provisoire.

« Vous pourrez débattre de théologie ailleurs et à un moment plus propice. Personnellement je n'ai pas envie de faire la connaissance des braves gens qui arrivent, libre à vous de rester. », souffla-t-il en dirigeant Jonas à travers le portail, avant de le suivre.

Les deux autres … et la louve ? Eurent l'air de trouver son idée bonne, ou leur position suffisamment mauvaise pour qu'ils décident de le suivre. Après leur avoir laissé quelques instants d'adaptation car les premiers passages par les portails pouvaient se montrer déroutant au début, il retourna à la question qui s'était posée un peu plus tôt, au risque de déplaire à Finnick et de lui faire regretter sa politesse initiale.

« Un conseil : "Donne au peuple ce qu'il veut et tu vivras vieux et heureux". C'est un adage de chez moi. Même si l'idée d'usurper le rôle de la déesse te déplaît, c'est peut-être la meilleure solution pour ne pas avoir à fuir comme un voleur au risque de te faire égorger dans ton sommeil. » Il réfléchit un instant à ce qu'ils pourraient bien mettre en place rapidement et simplement. « Quelles sont vos capacités et avez-vous des idées, tous les deux ? »

Algard était un peu hésitant pour rentrer dans le nouveau portail du Parlèm ; peu familier avec ce genre de Vérité de l’Espace, c’était la première fois qu’il avait l’occasion d’en franchir un. Mais il comprit vite qu’ils n’avaient pas vraiment le choix au vu de la troupe en colère qui s’approchait dangereusement. Il s’y engouffra donc avec Kaïla, et tous se retrouvèrent alors sur le toit en terrasse du temple.

Algard ne put s’empêcher de brièvement perdre le sens de l’équilibre et s’accroupit au sol pour tenter de reprendre ses esprits : la Vérité de l’Espace était vraiment étrange. Il se sentit un peu ridicule lorsque Kaïla surgit du portail et s’assit sur ses pattes arrière tranquillement, comme si de rien n’était, puis se releva, encore un peu sonné, alors que les autres avaient déjà commencé à débattre de la suite du plan.

Le Parlèm qui avait ouvert le portail, Rhys, s’adressait à Finnick :

« Un conseil : "Donne au peuple ce qu'il veut et tu vivras vieux et heureux". C'est un adage de chez moi. Même si l'idée d'usurper le rôle de la déesse te déplaît, c'est peut-être la meilleure solution pour ne pas avoir à fuir comme un voleur au risque de te faire égorger dans ton sommeil. »

Algard s’éclaircit la voix et s’adressa à son tour à Finnick, toujours fermement agrippé à sa chaise :

« Finnick, je crains que vous ne m’ayez mal compris. Je pense qu’Eliosa peut réaliser ici un miracle véritable, mais cela nécessitera, à mon humble avis, que vous interveniez de façon concrète pour les gens de Dorkno, en tant que porte-parole d’Eliosa. Un sermon ne suffira pas. Lorsque vous aurez accompli un exploit en faveur de leur peuple, soyez sans crainte que les habitants seront plus à même de renouveler leur foi en la Déesse des Mers ; ce n’est qu’ensuite que leurs mœurs pourront évoluer. »

Rhys posa alors la question :
« Quelles sont vos capacités et avez-vous des idées, tous les deux ? »

Ce à quoi Algard répondit :

« Comme vous l’avez peut-être remarqué, je contrôle la Vérité de la Nature. Je possède un don pour le Contrôle du Bois, ainsi que pour la Communication avec la Nature. En somme, je peux plier les branches d’arbres de taille moyenne, et je ressens tout bruissement ou mouvement autour de moi dans un rayon de quelques mètres. Là, par exemple, bien que je ne le vois pas, je sais que Finnick vient de se gratter l’oreille. »

Alors qu’il tournait la tête vers l’intéressé qui, effectivement, avait une main derrière l’oreille, il poursuivit :
« Pour ce qui est de l’idée… Je pense que la solution viendra si nous coordonnons nos forces. Le port de Dorkno se meurt ; les pêches sont mauvaises et la famine menace la population. Dans ce contexte, je pense que notre meilleure option serait… Une pêche miraculeuse ! Pour ma part, je pense qu’en approchant suffisamment près de l’eau, je devrais être en mesure de ressentir les mouvements de bancs de poisson… Auriez-vous d'autres suggestions ? »

Finnick avait sa fierté, certes, mais il n'était pas non plus suicidaire. Quand il se rendit compte qu'un groupe de brave villageois armés de piques et de fâcheuses intentions se dirigeait vers eux, il se décida bien vite à abandonner sa dignité outragé de représentant d'Eliosa. Aussi il ne chercha pas à discuter quand Rhys ouvrit un portail vers un lieu plus sûr et il sauta directement au travers en abandonnant sa chaise. La traversée n'était pas beaucoup plus agréable que la première fois, mais il parvint tout de même à garder son équilibre à l'arrivée : il avait juste un peu le tournis...

Une fois remis de ses émotions, il put embrasser la vue qu'ils avaient depuis le toit du temple. Après la colère et le désespoir auxquels il venait d'être confronté, les falaises et la mer se déchaînant à leurs pieds ne lui parurent que plus hostile. Et voilà que Rhys et Algard insistaient de nouveau pour intervenir... Que devait-il faire ?

Au fond de lui, une petite voix le lui rappela : « n'oublie pas qui tu es. » Il était l'intermédiaire entre Eliosa et les êtres vivants de Madelle. C'était elle qui lui avait offert la vie dont il rêvait et la maîtrise de sa Vérité. Et pourquoi, si ce n'était pour s'en servir en son nom ? Agir pour redonner la foi aux habitants de ce port abandonné des hommes, ce n'était pas faire un faux miracle... C'était son devoir, et sans doute la raison pour laquelle sa déesse l'avait envoyé ici. Très bien, il remplirait sa mission de son mieux !

« D'accord, je suis avec vous, faisons un miracle. »

Rhys, qui semblait décidément avoir la tête sur les épaules, leur demanda ensuite quelles étaient leur différentes capacités. Finnick ne pouvait qu'approuver : puisque leur petite bande regroupait un Ancien, deux Parlèms et un Héléo, ils pourraient peut-être trouver des synergies intéressantes... En tout cas, celle d'Algard semblait aussi puissante que ce qu'il disait : ils avaient tous été témoins de son contrôle du Bois, et le jeune prêtre était effectivement en train de se gratter l'oreille quand il le fit remarquer.

Rhys, lui, de toute évidence possédait une Vérité de l'Espace, mais il restait à voir quelles en étaient les limites... Tout en réfléchissant aux différentes possibilités qui s'offraient à eux, Finnick répondit à son tour :

« Je ne peux pas vous laisser descendre, c'est trop dangereux. Je connais bien la région qui s'étend en bas des falaises : ce sont les Pics de Terca. Les courants y sont traîtres et les récifs acérés. Ce n'est pas pour rien que les pêcheurs ont du mal à survivre ici... »

Il fit une pause pour réfléchir à sa proposition. Elle était risquée aussi, mais avec un peu de chance...

« Il y a des arbres qui s'accrochent à la falaise. Avec les portails de Rhys et le contrôle du bois d'Algard, je pense pouvoir descendre au niveau de l'eau sans trop de problème. Je ne sais pas dans quelle mesure les gens d'ici ont été mis au courant, mais je sers Eliosa car je suis moi-même héléo. Si je reprends mon apparence aquatique, je saurais me déplacer au sein des courants... je crois. Malheureusement, ma Vérité concerne surtout les oiseaux : je peux leur demander de pêcher un ou deux poissons pour nous, mais pas de quoi faire un miracle. Par contre, la zone est riche en crustacés : ils sont tellement durs à atteindre qu'on en trouve à foison, si on est prêt à prendre le risque de s'approcher. Je peux les récolter, mais j'ignore comment conclure ce... miracle. Rhys, une idée sur la façon dont on pourrait faire arriver ces coquillages entre les mains des villageois ? Je ne pourrais pas en transporter suffisamment, les courants en bas sont trop forts pour que je me charge avec des paniers... »

Quand tout le monde fut arrivé à bon port, Rhys referma ses deux portails, espérant que celui d'en bas n'avait pas attiré l'attention des villageois belliqueux. Contrairement à de nombreux Parlèms, il ne gardait pas sa Vérité cachée, mais il préférait tout de même éviter de donner directement la clef du mystère à des gens qui cherchaient très ouvertement à lui nuire plus ou moins directement. Surtout si une nouvelle situation similaire pointait le bout de son nez plus tard. S'il devait fuir – ou plutôt, quitter le navire un peu précipitamment – mieux valait que sa technique ne s'ébruite pas plus que de raison.

Une fois ceci fait, il s'intéressa de nouveau à Finnick et Algard, qui ne semblaient pas avoir eu trop de soucis avec la translocation. Il était toujours désagréable d'avoir un estomac fragile vous vomir sur les pieds. Non pas que cela lui soit déjà arrivé, il n'avait pas laissé passer tant de personnes que cela au travers de ses portails, ces deux-là faisaient plutôt exception. Il se souvenait cependant de la première fois de Jonas, qui s'était senti mal durant plusieurs minutes, et n'aurait pas été étonné si quelqu'un se trouvait réellement malade un jour.

Il acquiesça avec appréciation à l'explication d'Algard sur sa Vérité. Il y avait du potentiel pour bricoler quelque chose ici. Tout un tas d'idées pour exploiter cette Vérité lui vinrent immédiatement, aucune d'elles en lien de près ou de loin avec leur situation actuelle. Se reconcentrant sur le problème qui se posait à eux dans l'immédiat, il baissa les yeux sur la place devant le parvis du temps, où l'agitation commençait à diminuer, avant de porter son regard sur les fameuses falaises faisant la notoriété et le malheur de ce village. Il évaluait la position qu'il aurait à adopter pour mettre leur plan en œuvre : il était certes prêt à utiliser ses pouvoirs devant des inconnus, mais certainement pas à en discuter avec eux les limites. Dans cet état d'esprit, il croisa le regard de Jonas : non, ils ne parleraient pas de sa Vérité à lui, elle ne concernait pas les étrangers.

« Te faire descendre ne devrait pas poser de problème. Quant à faire parvenir le butin à qui de droit... je peux faire un passage entre toi et les filets suspendus à la falaise. »

Il se rapprocha de la rambarde du toit pour mieux se rendre compte de la géométrie des lieux. Ça n'allait pas être si simple que ça en avait l'air. Comme il devait voir où ouvrir le portail, il faudrait le faire tant qu'il faisait suffisamment jour pour qu'il soit en mesure d'apercevoir le pied des falaises. D'un autre côté, il ne donnait pas cher de leurs peaux à tous s'ils se faisaient pincer à leur petite magouille.

« Il faudra bien calculer notre moment : quand les filets sont lancés mais qu'il fait encore à peu près jour pour que personne en bas ne risque sa vie au milieu de récifs. Vu l'état de la ville, l'éclairage de l'opération doit être quasiment inexistant, il le font sûrement assez tôt pour ça. »

***

Comme prévu, alors que le soleil se rapprochait de l'horizon, les filets furent déployés le long de la falaise en un lugubre linceul. Puis, faute d'autre occupation et sûrement pour continuer à pester sur ce prêtre insolent venu leur faire la morale, la plupart des pêcheurs se rendirent dans la petite auberge du village, tandis que les autres s'en retournaient à leur foyer.

Les trois conspirateurs se rendirent au bord des parois pour mettre leur plan à exécution. Jonas s'était posté sur un promontoire naturel entre le village et eux pour servir de sentinelle. Les autres s'étaient approchés d'un arbre à flanc de falaise. Se penchant légèrement au-dessus du vide, Rhys créa un passage qui permettrait à Algard de faire passer une branche de l'arbre jusqu'au niveau de l'eau, pour que Finnick puisse descendre sans difficulté.

Si en théorie, le plan semblait être une bonne idée, Algard commença à avoir quelques doutes lorsque les compères arrivèrent aux abords des falaises avoisinant le port de Dorkno.

Il était prévu de faire descendre Finnick sous sa forme Héléo en bas des falaises, afin qu’il puisse attraper les nombreux crustacés des récifs pour les envoyer dans les filets situés de l’autre côté du portail érigé par Rhys. Algard, quant à lui, aurait pour mission de contrôler le bois d’un arbre poussant à flanc de falaise pour lui faire traverser le portail, afin que Finnick puisse descendre sans risque.

Cependant, Algard s’inquiéta de la tournure que prenaient les événements à l’approche du lieu choisi. La falaise était escarpée, les courants en contrebas violents, les récifs à-pic. Peu importe les précautions prises, la descente y serait périlleuse, même pour un Héléo. À cela s’ajoutait un danger supplémentaire : il y avait certes des arbustes poussant tant bien que mal le long de la paroi rocheuse, mais ils étaient tous chétifs et ne semblaient pas très solides. Si Algard possédait le pouvoir de contrôler le Bois, il n’était pas encore capable de faire pousser les arbres à son gré.

Voyant que les conditions semblaient ne pas refroidir ses compagnons, Algard se résigna en se penchant le long de la falaise pour choisir l’arbre qui lui semblait le plus solide. Lorsqu’il eut fait son choix, il demanda à Rhys d’ouvrir un portail à côté, et il se concentra alors pour déplacer les maigres branches de l’arbre.

Le bois commença à onduler, comme mu par une imperceptible brise, et les branches finirent par doucement se plier en craquant à la volonté d’Algard, afin de se faufiler au travers du portail ouvert par le Parlem.

L’équilibre semblait fragile, mais le dispositif semblait fonctionner. Le bout de la branche pouvait être aperçu de l’autre côté du portail, en contrebas.

Algard fit tout de même remarquer :
« – Vous savez, tout cela ne me dit rien qui vaille... » avant d’observer Finnick qui se préparait à effectuer la périlleuse descente vers le premier portail.

Finnick était vraiment reconnaissant envers ses trois compagnons d'avoir adhéré à son plan. Certes, il était celui qui prendrait le plus de risque, mais si les autres étaient surpris avec lui, nul doute que la foule ne prendrait guère le temps de se poser des questions sur les allégeances et le rôle tenu par chacun. Et s'il se sentait une obligation morale à agir, il n'était pas du genre à penser que les autres devaient se soumettre aux mêmes règles que lui. Leur participation n'en avait que plus de valeur à ses yeux : ce sont nos choix qui montrent ce que nous sommes vraiment, et le leur était noble.

Maintenant, il devait se montrer à la hauteur, pour Eliosa, les habitants du port et pour ses acolytes. Cela faisait beaucoup de monde à décevoir, en cas d'échec... Au lieu d'effrayer Finnick, cette idée ne fit que renforcer sa détermination. Quand Rhys eut ouvert le portail et Algard fait descendre une branche à laquelle il pourrait s'accrocher, l'héléo se joignit à eux. Il ôta sa veste et ses chaussures, afin d'éviter d'être trop lourd pour manœuvrer efficacement dans les courants, ainsi que les quelques bijoux qu'il portait pour ne pas les perdre. Il confia le tout à Jonas et s'approcha du passage. Il eut un dernier mot rassurant pour Algard avant de descendre.

« Ne t'en fais pas, tout va bien se passer. Eliosa veille sur nous. »

Quelques instant plus tard, il se glissait sans effort entre les vagues. L'été était presque là et l'eau ne lui paraissait pas trop froide, même avec son apparence humaine. C'était une bonne chose, mais même en hiver il aurait refusé de se transformer devant des inconnus. Il n'avait aucune envie qu'ils l'interrogent sur sa voix ou sur son allure efféminée...

Toutefois, même isolé du regard des autres, cette apparence n'avait rien d'agréable pour Finnick. Une fois qu'il eut retrouvé son corps d'héléo, il se mit au travail le plus rapidement possible : il avait déjà hâte d'en finir. Il plongea donc entre les rochers pour ramasser une première brassée de coquillages en attendant que Rhys ouvre un passage au niveau des filets de pèche.

Leur plan marcha comme sur des roulettes durant plusieurs aller-retours. Finnick commençait à retrouver ses marques avec ce corps qu'il avait quitté depuis plusieurs semaines, et il était de plus en plus efficace pour arracher les crustacés à leurs rochers. Il ne prenait pas vraiment le temps de regarder cela en détail, mais il lui semblait que le filet que Rhys avait choisi se remplissait bien. Cela ne nourrirait pas la population d'un tel village pendant bien longtemps, l'héléo en avait conscience, mais cela devrait leur permettre au moins de reprendre espoir autour d'un repas de fête où tout le monde mangerait à sa faim, pour une fois.

Seulement, plus le temps passait, plus il fatiguait. Il avait beau être dans son élément, l'agitation de la mer rendait tous ses mouvements bien plus coûteux en énergie que d'habitude... Et ce qui devait arriver, arriva. Au lieu d'abandonner quand il sentit ses muscles se raidir, Finnick s'entêta à continuer sa récolte. Quand il fut pris d'une crampe dans la jambe, l'accident devint inévitable. Il ne risquait pas la noyade, certes, mais...

Une vague un peu plus forte que les autres lui fit faire une violente embardée en direction d'un rocher particulièrement acéré, manquant de lui fracasser le crâne. Au dernier moment Finnick parvint à l'esquiver en se déportant sur le côté : pile dans le portail ouvert par Rhys, celui menant vers le filet rempli de poisson et de coquillages.

Un peu hébété par cette nouvelle téléportation, il ne lui fallut pourtant pas longtemps pour réaliser qu'il était coincé... Et qu'il allait de nouveau devoir compter sur ses acolytes pour le sortir de là, ou les villageois le trouverait dans une position fort compromettante le lendemain matin.