Voilà quelques jours à peine que j’ai quitté la cabane de chasseur abandonnée dans laquelle je m’étais réfugiée pour me mettre en route en direction des Marais de Kravélès. Est ce une bonne idée ? Je ne sais pas. Je ne sais pas ce qui m’y attend, pas plus que je ne sais ce que je vais y découvrir. Si jamais j’y découvre quelque chose d’ailleurs, car en arrivant plus d’une année après ces écrits, rien n’est moins sûr. J’aurais pu faire un autre choix je suppose. Il y avait plusieurs possibilités d’ailleurs. J’aurais pu dire que tout cela n’avait aucune importance et continuer ma route, comme j’ai l’habitude de le faire. Je serai retournée dans la Mer de Glace, voir ma mère, ou bien j’aurais pu continuer dans les Terres Interdites, profiter que la guerre est bouleversée les organisations, pour m’infiltrer chez les Récléyès et trouver des réponses. Etrangement, malgré ma fâcheuse tendance à aller vers les ennuis – voir à les créer moi même – et à pratiquer l’aventure comme un sport à risque, j’avais trouvé ça un peu trop suicidaire pour m’y risquer. Oh, j’en serai peut être ressortie en vie et avec plein d’informations ! Mais quand même, je ne regrette pas mon choix.

Je ne me suis que très peu reposée depuis mon arrivée sur le territoire de la cinquième confrérie avec l’armée Arvélès, mais je ne suis pas assez sereine sur ces territoires ennemis pour piquer un petit somme d’au moins une dizaine d’heures. Exténuée, je m’arrête près d’un des rares bosquets qui habillent les environs et m’adosse à une grosse pierre. Note pour la prochaine fois : mettre davantage de nourriture dans mon sac sans fond. Au moins, il y a de l’eau autour de moi ; alors que nous atteignons la fin du mois de Virgonès, et de l’année 1249 par la même occasion, une fine pellicule de givre recouvre le désert des Terres Interdites.

Ainsi assise, je peux admirer le paysage, certes désolé, qui s’étire autour de moi. C’est fou mais j’ai l’impression qu’avant aujourd’hui je ne m’étais que rarement arrêté cinq minutes pour regarder autour de moi le monde dans lequel je vis maintenant. J’ai souvent admiré les fonds marins et j’ai passé des heures à contempler Quartas depuis la banquise ou les couches plus superficielles de l’océan mais, à la surface, c’est très différent. Nous ne vivons pas en quatre dimensions comme sous l’eau, avec la possibilité de voir les choses d’en haut mais en trois dimensions. Peut être que ce que je dis n’a aucun sens mais c’est comme ça que je le ressens aujourd’hui. Je me demande d’ailleurs à quoi ressemblerait ce monde, vu d’en haut. Il faudra que je demande à Deth de me prêter à nouveau son Xiorn pour que je puisse faire l’expérience ! Ca serait vraiment fabuleux ! Bien que je ne sois pas certaine de vouloir véritablement refaire un tour sur le dos de cette bestiole qui m’avait bien malmenée la dernière fois !

J’émerge subitement, j’ai dû m’endormir ! Immédiatement, en bougeant le moins possible, je fais le point sur la situation. Le soleil n’a que peu bougé dans le ciel, j’ai dû sombrer une heure tout au plus. Autour de moi, il semblerait que ce soit toujours le calme plat. Une légère brise traverse ces plaines désolées, secouant les bosquets et me rafraichissant agréablement. Mais alors que j’observe plus en détail le paysage autour de moi, j’aperçois du mouvement au loin, sur ma droite. Sans attendre de savoir de quoi il s’agit, je bondis me tapir derrière le roc qui me servait de dossier.

Avec des volutes de fumées, un grand groupe se dirige vers moi. A cette vitesse là, cela doit être des Récléyès montés sur des chevaux ! Je me ratatine derrière mon rocher en gardant tout de même un œil sur eux. Où vont-ils à cette allure ? Mais, alors qu’ils s’approchent de moi, je note un détail étrange. Non, beaucoup trop de détails étranges : Oui, j’ai effectivement devant moi un troupeau de chevaux – tous blancs – mais ils n’ont pas de cavaliers et surtout ils ont six pattes. C’est alors que je me rappelle de la bestiole que j’avais vu, en arrivant dans les Terres Interdites. Un Liëscy, leur nom me revient désormais.

Quelque chose cloche dans leur comportement cependant. Le troupeau – qui compte une dizaine d’individus, tout au plus – ne semble pas galoper paisiblement en direction d’un nouvel endroit où brouter de l’herbe tendre. Non, on dirait qu’ils sont en train de courser l’un des leurs, un petit équidé qui galope de toutes ses forces à l’avant du groupe en roulant des yeux fous. Malheureusement pour lui, les premiers du troupeau semblent être bien plus rapides et ils gagnent peu à peu du terrain sur le petit cheval. Je les regarde quelques secondes à peine, le temps de parvenir à une certitude : il faudrait que j’aide cette pauvre créature avant qu’elle se fasse dévorer par sa propre famille !

Sauf qu’en matière d’animaux, le moins que l’on puisse dire c’est que je ne maîtrise pas des masses, mon seul talent jusque là étant d’avoir réussi à faire danser des poissons. Après toutes ces années, on ne va pas se mentir, la seule chose que je maîtrise réellement, c’est la glace. La glace … Je regarde le troupeau qui a presque rattrapé sa victime. Bon bah tant pis, va pour la glace alors. Je me concentre pour viser juste et, juste après que le petit jeunot soit passé, une immense plaque de verglas apparaît sur le sol. La débâcle est totale. Le peloton de tête glisse soudainement et se métamorphose soudainement en un enchevêtrement de sabots et de corps sans queue ni tête. Les petits derniers cabrent, ruent et tournent sur eux même pour éviter le danger soudainement apparu. Mon petit protégé, quant à lui, s’est arrêté presque aussitôt, épuisé, les membres tremblants. Très fière de mon coup, je m’autorise un grand sourire. Mais j’espère que je n’ai blessé personne quand même !

Je m’avance alors vers le petit Liëscy, qui n’a toujours pas bougé depuis quelques minutes. En m’apercevant, il roule immédiatement effrayé, visiblement conscient qu’il ne pourra pas survivre à un prédateur fraichement arrivé vu l’état dans lequel il se trouve. Mais j’ai pensé à tout ! Une épaisse branche de buisson devant moi, je m’approche du petit cheval à six pattes. Apeuré, il le renifle longuement avant d’attraper quelques feuilles. « Voilà, c’est bien. » Je me suis accroupie pour paraître moins menaçante. D’ici, il m’apparait comme une bête absolument superbe, bien qu’un peu étrange. Son pelage blanc comporte des nuances argentées, brillant dans le soleil du matin, et ses yeux rouges sont un peu effrayants mais, mis à part ça, il est magnifique.

A ma droite, le troupeau s’est relevé – encore mal assuré sur la grande étendue de glace – et me fixe d’un air mauvais. Ils ont raison, ce n’est pas gentil. Profitant de la froideur de mon environnement, je m’en donne à cœur joie pour utiliser ma Vérité. Un instant plus tard, le verglas a disparu, rendant aux équidés leur liberté de mouvement, mais une grande vitre, très fine mais immense, est apparue pour nous séparer d’eux. Celui qui doit être l’étalon dominant le touche plusieurs fois du museau, tente d’en faire le tour puis rebrousse chemin, comprenant visiblement qu’il ne pourra atteindre le petit cheval que j’ai pris sous ma protection.

Celui-ci s’est mis à boire dans l’eau que j’ai créée pour lui, dans un trou du sol, en réchauffant un peu de glace dans mes mains. « Mais qu’est ce que tu as bien pu faire pour te faire chasser de la sorte par ton propre troupeau ? » Je ne connais pas du tout cette espèce d’animaux mais quelque chose me dit qu’il doit en falloir beaucoup pour être exclu de manière aussi brutale. Une fois désaltéré, le Liëcsy me regarde et hennit doucement. Il faudrait que je me trouve un professeur voir si pourrait développer une Vérité des Animaux qui me permettrait de le comprendre. Mais j’en conclus qu’il est moins effrayé et peut être même reconnaissant, même si au fond je n’en sais rien.

Je me demande si je pourrais le monter, il paraît que c’est sacrément rapide ces bêtes là, peut être même les plus rapides de Madelle ! Mais je ne pourrais pas m’approcher des villes il faudrait que je le laisse à l’extérieur. D’un autre côté, je suppose qu’il serait ravi de rester dans un champ à proximité plutôt de me suivre dans le brouhaha et la cohue des villes. Enfin, avant de le considérer comme ma monture, il faudrait que j’arrive à le monter. Ses six jambes – je vais avoir du mal à me faire à leur nombre – ne tremblent plus maintenant qu’il s’est un peu reposé mais quelque chose me dit qu’il n’est pas encore en état de me trimballer sur une longue distance. D’ailleurs, comment fait on pour dresser un cheval qui n’a sûrement jamais eut de cavalier sur son dos ? Comprendra t il où je lui demande d’aller ? Que je veux qu’il s’arrête ou que j’accélère ? Hum, tout ça demande réflexion.

Mais chaque chose en son temps.

Pour commencer, il s’agit de nous mettre à couvert. En l’appelant et en l’appâtant, je réussis à amener mon nouveau compagnon jusqu’au bosquet. Au moins, ici nous serons davantage à l’abri du danger. Je fais d’ailleurs disparaître le mur de glace qui nous séparait du troupeau, nous n’en avons plus besoin. Je tente alors de lui faire de nouveau un peu d’eau à partir de glace fondue que je laisse couler dans un trou du rocher. Alors qu’il boit goulûment, je tente de caresser doucement son encolure. Il se retourne pour me regarder de son œil écarlate, brillant comme une pierre précieuse, avant de recommencer à boire à petites lampées. Sous mes doigts, son poil blanc aux reflets argentés est très court mais très doux. C’est incroyable que je n’ai jamais rencontré ce genre d’animal dans les rues ou dans les foires, les acheteurs seraient pourtant certainement très nombreux. Mais peut être que les Liëscy ne se trouvent qu’ici. Après tout, la seule fois dans ma vie où j’en ai entendu parler, il s’agissait d’un chasseur de monstres qui revenait effectivement des Terres Interdites.

Alors que je fais le tour de l’animal en le caressant, je me surprends à lui chercher un nom. Mais après tout, s’il venait à me suivre et même à devenir une monture et un compagnon d’aventure, il faut qu’il ait un nom ! Le premier nom qui me vient à l’esprit est … : « Losange ! » I ll se retourne brusquement, surprit par mon exclamation soudaine, et je secoue la tête de gauche à droite. « Non, tu as raison, ce n’est pas assez classe pour un cheval comme toi. » Plus classe … Je recule de quelques pas pour le regarder, tandis qu’il arrache quelques feuilles au buisson voisin. Il a des yeux surprenants, comme deux gemmes de sang, les Nire ho Mear, et un pelage qui semble changer de couleur avec la luminosité, passant du blanc le plus pur au gris métallique des pièces de monnaie. « Qu’est ce que tu penses de Vif-Argent ? » J’aime bien Vif-Argent. Le Liëscy me jette un coup d’œil pas très expressif, qui me convainc immédiatement. « Tu as raison, Vif-Argent c’est très bien ! »

Maintenant, l’harnachement. J’ai l’habitude de monter à dos de lion sans selle et sans filet mais j’ai l’avantage de pouvoir les diriger par la pensée. Avec ce petit cheval, ça va être vite beaucoup plus compliqué. Je m’approche de sa tête pour lui expliquer d’une voix douce : « Je vais tenter un truc tu vas voir. » Il ne comprend strictement rien à ce que je lui dis mais j’espère qu’il comprend à mon ton que je ne suis pas une méchante. Je m’éloigne un peu et sort une vieille tenue toute effilochée que je savais restée dans mon sac sans fond. Pourquoi je l’ai gardé ? Aucune idée, je crois que c’est la valeur sentimentale – il s’agit de ma première tenue de voleuse après tout ! – qui m’avait empêché de le jeter. Mais aujourd’hui, l’heure est au recyclage.

Une fois mon œuvre terminée, ce qui a bien dû me prendre au moins une quinzaine de minutes – je ne suis pas très rapide lorsqu’il s’agit de travaux manuels, normalement quand j’ai besoin de quelque chose je le vole –, je caresse la jolie tête de mon nouveau compagnon de route du bout de mes doigts gelés pour le prévenir. Dès que j’en ai fait le tour, je passe quelque chose qui ressemble vaguement à un filet, en très simplifié, autour de son museau et l’accroche derrière ses oreilles puis je recule d’un pas pour admirer ma création. Hum. Ce n’est pas tout à fait identique à ce que j’avais vu sur les chevaux des soldats ou des voyageurs qui ont croisé ma route mais ça devrait faire l’affaire, non ?

Son ébauche de filet bien en place, Vif Argent me regarde avec un air craintif, les oreilles couchées en arrière, les yeux un peu fous, comme s’il redoutait la suite. Mais je ne lui grimpe pas dessus, pas tout de suite, cela serait beaucoup trop violent pour le pauvre animal qui se remet à peine de sa course folle pour sauver sa vie puis de la rencontre avec l’être pour le moins étrange que je suis. Pour le moment, je me concentre pour vérifier que je n’ai rien oublié que je pourrais regretter plus tard. Je n’ai pas mis de mord au filet mais il faut dire que je trouve qu’il serait particulièrement cruel de lui imposer ça dès notre première chevauchée. D’ailleurs, je crois que je trouve ça trop cruel tout court. Je sais que cela permet normalement aux cavaliers de se faire obéir mais j’ai le fol espoir que Vif Argent comprendra. Et puis après tout, si j’ai réussi à développer une Vérité me permettant de comprendre les poissons, je me dis qu’avec de la patience et des efforts je finirais aussi par comprendre Vif Argent ?

Je fais le choix de ne pas mettre de selle non plus, je suis habituée à monter à cru et ce sera beaucoup plus sympathique pour lui. Par contre, je n’ai pas créé de rênes, je suppose que cela serait plus pratique pour le guide ? Je déchire à nouveau mon vieux pantalon et le bruit qui en ressort, amplifié par les lieux déserts, résonne tant qu’il nous fait sursauter tous les deux. J’espère qu’il n’y avait pas d’ennemis trop près parce qu’il semblerait que j’ai signalé notre position à des kilomètres à la ronde.

Maintenant qu’il est harnaché, reposé, qu’il a étanché sa soif et rassasié sa faim, sommes nous prêt pour voyager ? Je le contemple un instant de plus. Un peu plus confiant, le Liëscy me regarde aussi, comme s’il attendait de savoir ce que l’on allait faire. Et bien mon petit, nous allons aller vers l’est, en direction des Marais de Kravélès. La route sera certainement longue, terrible et dangereuse. C’est la raison pour laquelle, autant pour notre relation de confiance monture – cavalier que pour te permettre de récupérer : nous allons commencer notre périple … à pied.