Les yeux à peine ouverts, Juliette avait l'impression de se réveiller d'un rêve où elle essayait de remonter à la surface, mais elle ne faisait que tomber dans les abysses de Llaegha comme attirait par les profondeurs. Ses yeux étaient lourds et il lui fallut plusieurs secondes pour se rendre compte qu'elle avait le visage noyé. Son crâne lui faisait très mal sur l'arrière.

Le regard encore brouillé, elle remarqua que sa chevelure d'ébène était entièrement repoussée en arrière, elle était aussi sur le côté, ce qui était une position peu banale après être tombée en arrière. Et surtout ! L'attache de sa robe était détachée. Habillée d'une longue robe turquoise et fluide, ses bras étaient dénudés et sa poitrine censée recouverte par le tissu remontant jusqu'à son cou et cousu à un cerceau de perles. Mais elle ne sentait plus les perles bleuets contre ses clavicules. Reprenant peu à peu ses esprits, elle porta sa main à son cou pour s'en assurer avant de se relever doucement.

Le vertige était passé, mais sa tête était si lourde. Elle essuya les gouttes perlant le long de ses joues en gardant une main au sol, car encore faible. Elle ferma un instant les yeux et inspira profondément avant de devoir assumer son embarras. Elle se redressa et reconnut le client qui venait à peine de la quitter, au moins, il y avait peu de chance que tout le quartier soit au courant. Elle n'en était pas moins confuse et ses joues se seraient sûrement empourprées s'il n'avait pas réussi depuis longtemps à dissimuler ses signes si caractéristiques de l'humeur. C'est à peine si elle sentit une chaleur monter dans ses pommettes.

- Excusez moi pour cette scène. J'ai juste eu un peu trop chaud. Merci d'être intervenu.

Elle mima un léger sourire, mais le cœur n'y était pas. Il fallait qu'elle se ressaisisse ! Elle récupéra ses clés qui étaient encore à côté d'elle avant même de remettre sa robe pour que le tissu ne descende pas plus sur sa poitrine. Puis elle se mit sur les genoux pour se redresser. Elle s'aida de l’accoudoir du fauteuil à côté d'elle et prit quelques secondes à se redresser complètement. Ses gestes étaient lents, mais pas question de rester sur le sol alors que n'importe qui pouvait entrer à tout moment ou d'accepter encore plus l'aide de l'étranger.

Elle se sentait en quelque sorte redevable envers lui, mais le fait qu'il ait dégrafé ainsi sa robe lui avait laissé une certaine amertume en se réveillant. Elle ne se méfiait pas pour autant réellement de lui, même si elle avait ramassé avec hâte ses clés, cela était plus par précaution que réelle peur. Et elle se disait qu'au final s'il avait voulu s'en prendre à elle, il ne l'aurait sûrement pas réveillé ainsi.

La commerçante se réveilla plutôt rapidement. Ses paupières peinèrent d’abord à s’ouvrir pour finalement laisser apparaître son regard vert pâle. Il ne l’avait pas remarqué plus tôt, mais ainsi endormie, cette femme était d’une grande beauté, en dépit de cette blancheur presque surnaturelle.

Son réveil soulagea Salem. Elle le remercia formellement, signe qu’elle n’était pas offensée par son intervention. Si un léger embarras semblait l’avoir gagnée, elle se ressaisit néanmoins et se redressa d’un geste lent. Le neustro l’observa avec un sourire déconfit. Il se leva à son tour, puis, pris d’un doute, il songea : « Elle ne va quand même pas continuer dans cet état ? »

–Je vous ai vue vous écrouler à travers la vitrine, je n’ai pas pu rester sans intervenir. Vous m’en voyez confus, articula Salem, dans l’espoir que ces plates excuses dissiperaient l’éventuel malentendu quant au dégrafage de la robe.

Devait-il maintenant disposer ? Il comprenait que sa présence encombrait la marchande et que son aide n’était pas nécessairement la bienvenue. Cependant, il ne pouvait pas la laisser dans cet état sachant qu’elle reprendrait sa besogne aussitôt. Il devait au moins lui proposer quelque chose qui la soulagerait, aussi infime soit cette chose. Il fouilla dans sa sacoche – se maudissant une fois de plus pour le désordre qu’il y avait laissé – et il en sortit la pochette où il rangeait ses herbes médicinales. Il l’ouvrit et en extirpa un bouquet de racines qu’il tendit à la commerçante.

– Ce sont des racines de valériane. Ca ne fera pas de miracle ; elles ne contiennent pas la moindre trace de Vérité, déclara-t-il d’un ton professionnel. Mais vous pouvez les boire en infusion, elles vous permettront d’améliorer votre sommeil. Elles ont également des effets anxiolytiques. Attention toutefois à ne pas en abuser.

Il rangea la pochette dans sa sacoche tout en enchaînant :

– Je ne peux que vous conseiller de prendre du repos. Les centres de soin croulent sous les commerçants qui ne savent pas gérer leur fatigue. Heureusement pour moi, celui d’Elsaria en est préservé ! Le Désert ne grouille pas de marchands, plaisanta-t-il.

Il en oublia que son interlocutrice n’avait aucune connaissance de son statut de neustro et que, par conséquent, elle n’avait certainement pas connaissance de son statut de Docteur. Salem avait appris à taire cette partie de lui à force de voyages ; sa profession rappelant inévitablement les temps de guerre, les humains qui peuplaient Madelle se montraient souvent méprisants envers les neustros, jusqu’à ce que leur aide devienne nécessaire. Ainsi quand la situation ne l’exigeait pas, il préférait rester discret sur ses activités.

Elle l'écouta médusée par ses explications, à n'en pas douter, il s'y connaissait en médecine. D'ordinaire, elle n'aurait pas accepté une plante étrange de la part d'un inconnu, mais sa main rencontra celle de Salem et elle prit les racines en le remerciant un peu gênée. Juliette n'était pas encore sûre si elle allait vraiment les prendre. Son vertige avait l'air d'être passé, mais après tout Elsa n'était pas dans les parages et si elle voulait pouvoir laisser la boutique ouverte toute la journée, il allait bien falloir qu'elle prenne quelque chose, ne serait-ce qu'une bonne gifle pour se réveiller ou un seau d'eau glacé. Le plancher ne tanguait plus, mais ses gestes étaient lents et elle sentait qu'elle aurait du mal à tenir après la fermeture de la boutique. Même si elle n'avait aucun rendez-vous de prévu, du travail l'attendait à l'étage derrière son bureau comme tous les soirs.

La manière dont Salem parla du centre de soin d'Elsaria ne faisait plus aucun doute. Juliette s'était trompée en voyant son tatouage, il était évident maintenant qu'il faisait partie des Neustros. Rassurée d'avoir face à elle un spécialiste, elle voulut tout de même confirmer son statut, ce n'était peut-être qu'une coïncidence. Son malaise lui paraissant une ancienne histoire, elle retrouva sa posture droite et sa confiance en elle. Elle était persuadée d'avoir vu juste, mais il y avait tout de même une pointe d'étonnement dans sa question trahissant qu'elle n'était pas non plus sûre à cent pour cent :

- Seriez-vous Neustro ? J'ai aperçu votre tatouage et vous avez tout l'air de vous y connaître en plantes médicinales. Je n'ai pas l'habitude d'accepter si facilement un remède d'un inconnu, cela me rassurait de savoir que j'ai reçu les conseils d'un professionnel.

S'il s'avérait bien l'être, alors elle avait bien l'intention de profiter de cette situation. Ce n'était pas tous les jours qu'on pouvait avoir ainsi un moment privilégié avec l'un d'eux. Comme il l'avait dit, les centres étaient bondés et en dehors, cela revenait du destin de tomber sur l'un d'eux. Les rencontres avec ces hommes et femmes si particuliers étaient toujours brefs et entourées de douleurs. C'était une chance d'avoir parmi ses clients un Neustro, elle avait toujours du mal à se fier aux guérisseurs, mais en ce qui concernait cette guilde c'était différent. Le mystère de leurs tatouages l'intriguaient beaucoup et elle aurait payé cher pour en connaître le secret. C'était un savoir inestimable, le genre de trésor particulier qu'elle aurait rêvé d'avoir.

Salem n'avait pas l'air pressé et Juliette espérait pouvoir profiter de sa générosité et l'attirer à l'étage. Même si son vertige était passé, elle se sentait encore faible et ses gestes lents. Elle pouvait bien se permettre une petite pause, il n'y avait personne dans la boutique et un petit regard vers la porte d'entrée lui confirma qu'aucun passant ne regardait sa devanture. Si Salem était effectivement de l'alliance des neustros, alors elle avait bien l'intention de lui proposer de l'accompagner pour prendre sa tisane tout en essayant de lui soutirer des informations. Que ce soit sur une plante miracle qui l'aiderait à se booster en cas de fatigue ou quelques brides d'informations sur cette guilde si mystérieuse.

Mais avant de l'inviter, elle voulait sa confirmation. Il était hors de question qu'elle invite n'importe qui chez elle.