«
Il n’en est pas question, Elerinna. »
Installée au balcon donnant sur la pièce principale, dégustant un savoureux thé à la cannelle, qui, personnellement, me retourne l’estomac, Louisa ne m’écoute que d’une oreille distraite. Elle est absorbée par la contemplation des premières pluies qui gagnent la Plaine Isolée. Bientôt, le Crola débordera et inondera les terres environnantes. Mais ma sœur n’a pas l’esprit à cela. Un événement d’une plus haute importance reste à venir.
«
Tu ne peux pas assister à la soirée de la Lady. » Son regard se pose sur ma prothèse. «
Et certainement pas avec cette horreur ! »
Louisa, tes paroles vexeraient profondément un alchimiste de ma connaissance. Je m’assois face à toi, bien décidée à me rendre à cette petite fête. Tu n’auras pas assez de tempérament pour m’en empêcher.
«
Que dis-tu d’une robe, en contrepartie ?
Un rire.
-
Ma chère sœur, je ne comprends que trop mal le succès de tes créations. Ton sens de la mode me laisse perplexe… -
Trop avant-gardiste, sans doute. Peu importe. Laisse-moi t’accompagner, je te prie. »
Un regard suppliant et la voilà déjà en train de faiblir. Ma pauvre Louisa, tu ne changeras donc jamais.
«
Pourquoi tiens-tu tant à t’y rendre ? Cette soirée ne te permettra pas d’approcher la Lady. Elle ne nous porte plus la moindre attention depuis qu’Arnlo tout entier te croit mourante.
-
Justement ! Il faut mettre un terme à ce mensonge. -
Je ne te savais pas si honnête. »
Un court silence et Louisa reprend la parole.
«
Je ne peux risquer ma réputation, ni même celle de mon époux, pour un simple caprice, Elerinna.
-
Ah ! Un caprice ! Moi qui m’imaginais que l’hypocrisie de Père te répugnait au moins autant que moi ! »
Un soupir.
«
Rétablir la vérité, voilà une chose… Mais pourquoi agir de la sorte ? Tu pourrais tout aussi bien rédiger une missive à l’intention d’un journal populaire.
-
Louisa… Je ne suis pas revenue à Arnlo pour coudre des robes.-
Effectivement. J’en suis, par ailleurs, la première étonnée… Quand j’ai reçu ta lettre concernant ton retour, j’étais persuadée que tu reprendrais l’atelier. » souffla-t-elle en avalant une gorgée de son thé.
Je pousse un soupir amusé. Quelques secondes de réflexion plus tard, je vois le visage de ma sœur se déformer alors qu’elle se penche brusquement vers moi, renversant un peu de son infusion sur le sol carrelé de la petite terrasse.
«
Tu es une sotte, Elerinna ! J’en étais certaine ! Tu cherches à attirer l’attention de la Lady en créant le scandale !-
Ne sois pas si étonnée, la politique m’a toujours intéressée. »
Un nouveau soupir s’échappe de ses lèvres.
«
Si tu t’imagines que Lady s’intéressa à une petite couturière, tu fais fausse route. Certains de ses hommes ont connu des choses plus terribles encore que ce que tu as vécu ; tu ne l’impressionneras guère. »
Louisa aime me provoquer, et elle parvient toujours à me mettre en colère. En revanche, je ne peux pas me la mettre à dos, pas encore. Je me contente d’hausser les épaules en guise de réponse. Louisa s’est replongée dans sa contemplation des pluies.
«
Bon… J’accepte de te faire cette faveur. Je t’emmènerai à cette fête. Mais que les choses soient claires : je le fais dans l’unique but de mettre un terme aux mensonges de notre père. »
***
Voilà bien longtemps que je ne m’étais pas vêtue de la sorte. Ma chevelure, attachée en un énorme chignon, se mêle harmonieusement à la teinte écrue de ma robe, faite de soie, une dentelle fine et élégante ressortant de mon col. J’ai cousu cette robe il y a une année de cela. Quelle nostalgie... Je me serais presque trouvée charmante, tout à l’heure, en m’apercevant dans la glace. Mais j’ai compris au même moment que ma beauté s’était évaporée avec l’installation de cette prothèse. Moi qui ne me préoccupais plus de mon apparence, voilà maintenant que je me trouve laide.
Au milieu de cette fête, aux côtés de ma sœur qui semble habitée par une énorme appréhension, je cherche la Lady du regard. Le visage voilé, encore anonyme, je sens néanmoins quelques regards curieux se poser sur moi. Quelle dame de la haute noblesse aurait bien pu se faire amputer d’une partie de sa jambe ?
Je finis par repérer la Lady, à quelques mètres de là, au bras d'un homme. Un prétendant, peut-être. Je ne suis plus au courant de toutes ces affaires. Anxieuse, je mets un certain temps à me décider. En un instant, la musique s'arrête, et je vois la Lady s’éclipser. Cette fois, je n’ai plus le choix. Prise de court, je relève mon voile et détache mes cheveux blancs, si caractéristiques des Jelica. Une longue minute s'écoule avant que certains nobles me reconnaissent. Je vois finalement mon nom se former sur quelques lèvres. Louisa est à mes côtés, toujours angoissée. En revanche, je n’aperçois plus la Lady. Se serait-elle isolée ?