─ Tout aurait été tellement plus simple si tu avais été un homme.

En une réflexion, le Seigneur Rohan Arianell, son père, avait fait le tour de son existence. Exodie, le regard rivé sur la pointe de ses bottes, se contenta d'un petit hochement de tête qui lui valu un regard assassin de la part de sa mère. Quelle déception elle fut pour cette dernière ! Après cinq exubérants frères, la petite dernière de la famille, enfin une fille. L'enchantement fut de courte durée, lorsqu'on se rendit compte qu'en élevant une jeune demoiselle dans un milieu militaire, eh bien, il en ressortait un soldat. A quoi s'attendait-elle donc ? songea Exodie, tout en gardant judicieusement ses pensées pour elle, les chiens ne font pas les chats.

Sa mère lui avait pardonné cette tendance qu'elle avait de passer plus de temps avec ses frères qu'avec les amies -au féminin- de son âge. Après tout, elle était une enfant, elle était proche de sa famille, quel mal à ça ? Quand bien même la dite famille était connue au sein de la Confrérie comme fidèles bras armés du clan. Il faut dire que Dame Lyanna Arianell, née Thyhelm, illustre héritière d'une famille richissime priorisant le port de vêtements luxurieux à celui des armes, n'était guère en position de comprendre. Mais elle avait déjà donné cinq fils à son mari, ne pouvait-elle pas prétendre à quelques droits sur sa seule fille ?! Lyanna dirigea son regard meurtrier vers son mari qui, en bon soldat expérimenté savait choisir ses batailles, et qui par conséquent baissa le regard à son tour. Exodie avait toujours admiré la sagesse de son père, bien qu'elle le maudisse pour son retrait stratégique de la discussion : maintenant, l'attention de sa redoutable mère était concentrée sur elle.

─ Ce n'est pas en repoussant sans cesse tes prétendants via de mauvaises manières que tu ne te marieras pas, jeune fille.

Exodie se rembrunit. Elle s'était juste contentée d'être elle même. Qu'y pouvait-elle, si les hommes de sa génération prenaient ombrage d'une femme plus forte qu'eux ? La sphère noble des Parlèms l'agaçait énormément. Toute de convenances, de politesse et d'hypocrisie. Exodie n'était pas douée pour la politique ou la manipulation. Elle n'était ni bonne couturière, ni une artiste. La seule chose qu'elle savait faire chanter avec brio, c'était sa longue hallebarde, l'arme de prédilection des Arianell -celle dont la maîtrise avait fait leur renommée. Il y a longtemps que la jeune femme fit le choix d'accepter d'épouser uniquement un homme qui parviendrait à la battre. C'est ainsi qu'à vingt-six ans révolus, Dame Exodie Arianell, aux origines qui faisaient pourtant d'elle un parti juteux, se prélassait toujours dans un célibat confortable, au grand dam de sa mère et à l'amusement dissimulé de son père. Quoiqu'on en dise, ce dernier préférait sa fille fidèlement dans son ombre que dans les bras d'un illustre inconnu, chose qu'il se gardait bien de souligner en présence de sa femme. Rohan Arianell était, décidément, un homme d'une grande sagesse. Sa fille semblait ne pas en avoir hérité, malheureusement.

─ Je sors.
─ Mais la discussion n'est pas... REVIENS ICI TOUT DE SUITE !

Mais la jeune fille était déjà partie, esquivant de ce fait le long monologue moralisateur de Dame Lyanna. Elle capta cependant quelques menaces verbales promettant de l'enfermer jusqu'au mariage qui la décidèrent finalement de prendre les voiles pour de bon.


Si Exodie eut quelques remords à abandonner famille et -rares- amis, toute sa culpabilité disparue lorsqu'elle passa le seuil de la grotte qui abritait la chose la plus chère à son cœur. Seregon s'étirait comme un grand félin en entendant la guerrière arriver, transmettant à cette dernière toute la joie qu'il avait de la revoir via des images colorées directement dans son esprit. Exodie passa sa main sur les épaisses écailles rocheuses de l'Ejdeha, lui renvoyant son salut. Elle s'installa confortablement contre son flanc et entreprit de lui faire part de sa décision. Le grand dragon se montrait retissant. Le monde extérieur était plein de danger et d'arracheurs de crocs, chose qu'il prit soin de signifier avec le plus de détails possible. La jeune femme soupira. Cela faisait maintenant des années qu'il vivait dans cette chaîne de grotte, coupé du monde extérieur.

C'était par un grand hasard qu'elle était tombée -littéralement- sur lui, alors qu'elle escaladait quelques parois abrupts pour se fatiguer à en oublier les responsabilités matrimoniales qui lui l'attendaient. Lorsqu'un rocher s'était détaché et qu'elle avait menacé de s'écraser, le grand dragon avait -littéralement, une fois encore- volé à son secours. Sans trop savoir pourquoi il le faisait. Il lui avait appris, au fil du temps qu'ils avaient ensuite passé ensemble, que ses parents avaient été chassés par les Liares. Il ne connaissait que la vie de reclus, et cela lui convenait très bien. L'extérieur lui faisait effroyablement peur. L'extérieur l'avait forcé à se livrer à lui même, à se cacher et chasser par ses propres moyens. Ce monde, en résumé, l'effrayait.

Seregon somnolait tranquillement, enroulé autour d'elle. Exodie remerciait Filéole chaque jour pour lui avoir fait don de cette âme-sœur inespérée. Peut être fusse donc du fait de la déesse, si les choses se déroulèrent au point de précipiter leur aventure ? Nul ne le saura jamais. Quoiqu'il en soit, des échos leur parvinrent, faisant immédiatement se redresser la jeune femme et grogner de façon impressionnante le dragon. Hallebarde en main, la guerrière s'avança.

─ Exodie ?

C'est étonnant comme le temps semble se dérouler de façon intensément plus lente alors que son cœur s'emballe. Le Seigneur Rohan Arianell, son père, se tenait à l'entrée de la grotte, les yeux grands comme des soucoupes. Aujourd'hui encore, elle se demande ce qu'elle aurait fait si elle avait pu se préparer à ce scénario. Sans doute la même chose que ce qu'elle fit alors. FUIS ! L'injonction mentale avait claqué d'une telle force qu'il ne serait pas venu à l'idée même du dragon de désobéir.

Mais peut être aurait-elle du détailler un peu plus sa pensée. Dans un rugissement assourdissant, le dragon se rua sur l'homme qui dégaina sa propre hallebarde et se campa solidement sur ses jambes. Il rebroussa chemin au dernier instant, balayant les jambes d'Exodie d'un coup de queue avant de l'emprisonner dans l'une de ses immenses serres. Quelques instants plus tard, le vent fouettait son visage et la silhouette de son père rétrécissait à vue d’œil. Lorsqu'elle frôla les pensées du dragon, elle se rendit compte qu'il avait érigé un impressionnant mur. Pour se protéger devina-t-elle. Il avait sans doute eu bien plus peur que son guerrier de père.

Il serra un peu plus fort son humaine, comme pour s'assurer qu'elle était toujours avec lui, ce qu'elle lui signifia d'un grognement douloureux. Exodie entreprit doucement de le calmer. C'était comme tresser un panier (non qu'elle eut beaucoup d'expérience en ce domaine, notez bien) : une pensée rassurante après l'autre, pour délier le mur défensif que s'était battit instinctivement la créature. Tout va bien, tout va bien, ne cessait-elle de répéter. La faute lui incombait : elle avait mis tellement de désespoir dans son ordre, à l'idée d'être séparée de Seregon. En vérité, peut être que son père aurait compris. Mais la laisser devenir une dragonnière, alors même qu'elle ne pouvait pas prétendre au titre de soldat ? Jamais.

Une douce résolution se forma. En quelques battements d'ailes, elle s'éloignait un peu plus de tout ce qu'elle connaissait. Pour le meilleur et pour le pire.