Le soleil se lève sur ce premier jour de Ciorel, premier jour de l'été. Le tout premier soleil qu'Ailse sentira sur sa peau. Les Cansídhr habitaient à quelques jours de Saona, assez près pour ne pas être complètement isolé, mais assez loin pour que le danger reste présent. Avec le recul, Saniel se dira qu'ils auraient dû s'installer plus près, que s'il n'avait pas cédé à sa femme, alors les choses auraient été différentes...Meilleures. Même si un changement ne veut pas toujours dire une amélioration. Saniel travaille à la milice de Saona, c'est un excellent archer. Certains disent qu'il aurait dû devenir Mage, que sa Vérité devrait servir autrement que pour réparer les arcs de ses camarades. Que c'était du gaspillage. Il ne s'en est jamais préoccupé; il se contentait d'aider ceux qui le souhaitaient, du mieux qu'il le pouvait. S'il en était là, c'était pour une seule raison. Protéger sa famille, que la guerre ne soit qu'un lointain souvenir ou une dure réalité.


Isaryá sourit faiblement, la main de son mari dans la sienne. Sa fille dans ses bras. Elle était heureuse. Ils étaient tous heureux. Une famille parfaite, une vie de bonheur en prévision, avec ses hauts et ses bas, bien sûr, mais elle était confiante. Ils pourraient surmonter tout les obstacles, tant qu'ils restaient ensemble. Ils avaient appelés leur fille Ailse. C'était le nom de sa mère à elle. Un beau nom, pour une belle enfant.

Isaryá était allée cueillir des herbes médicinales pour sa fille malade. Elle était guérisseuse, elle savait où trouver ce qu'il lui fallait. Elle connaissait la région par coeur, elle ne pouvait pas se perdre. Il n'y avait eu aucun signe de danger depuis quelques jours, elle devrait être en sécurité. Elle avait déjà fait ce trajet plusieurs fois. Elle avait sa Vérité. Tout irait bien. Elle trouva les plantes exactement là où elle pensait les trouver. Et son voyage aller s'était parfaitement bien déroulé. Elle sourit, trancha quelques fleurs qu'elle mit dans sa besace et repartit. Elle allait pouvoir s'occuper d'Ailse. De sa fille. Et tout irait bien.

Et tout alla bien. Très bien même. Tellement bien qu'elles décidèrent de sortir, de prendre l'air. Cela leur ferait du bien à toutes les deux, et elles pourraient passer un peu de temps entre mère et fille. Ailse avait fêté ses dix ans le mois dernier. Elles souriaient, jouaient. Heureuses. Saniel était retenu à Saona, il avait promis de rentrer tôt. Pour ça aussi il s'en voudrait toute sa vie. Si seulement il était arrivé plus tôt. Si seulement il n'était pas parti. Ailse aussi s'en voudra, au début. Peut-être que, si elles étaient restées à la maison, si elle n'avait pas insisté pour sortir, ce se serait passé autrement. Si elles ne s'étaient pas aventurées un peu trop loin. Si... Mais elle avait fini par comprendre qu'elle n'y pouvait rien. Et laissé la blessure se refermer.

Ce jour-là, alors qu'elles s'amusaient dans la forêt, elles avaient sans le savoir franchi une limite. Elles étaient entrées sur le territoire d'une mère ourse. Bien entendu, cette mère était en train de chasser pour ses petits. Et Ailse et sa mère se trouvaient devant elle. Isaryá poussa sa fille derrière elle, tirant son couteau, défense futile contre un prédateur de ce calibre, et se prépara à utiliser sa Vérité. Mais Isaryá n'utilisait que très peu sa Vérité, par peur de blesser ceux qui lui étaient chers. Elle manquait d'entrainement. Elle manquait de temps. Elle manquait de force. L'ourse ne se posa pas ces questions. Sa patte vint déchirer les chairs d'Isaryá. La femme fut projeté en arrière sous l'impact. L'ourse avait ciblé Ailse, et sa patte allait mettre fin à ses jours également. La fillette apeurée et en larmes ferma les yeux. Au bout de quelques minutes, ne ressentant aucune douleur, elle les rouvrit. L'ourse n'était plus là, et elle n'avait pas une égratignure. Pas un bleu. Elle vit une étrange matière dorée disparaître de son bras. Et sa mère agonisante, qui lui souriait. Lui disait adieu. Lui donnait un dernier baiser. Une dernière étreinte. Son père, arrivant en courant, l'arc à la main, mais la vue brouillée par les larmes.

La cérémonie fut à l'image d'Isaryá. Simple et belle. Chargée d'émotions. Ailse garda la robe bleue de sa mère, qui préférait le vert. Le bleu devint sa couleur préférée. Leur lien. Son père détruisit ou vendit le reste. La douleur des souvenirs associés à ces objets était trop forte pour lui. Ailse se noya dans ses études. Elle prit des cours de tir à l'arc. Elle devait pouvoir se défendre seule. Pouvoir protéger ceux qui comptaient. Pouvoir survivre. Elle comprit que ce jour-là, sa Vérité l'avait protégé. Elle essaya, mais ne réussit jamais à contrôler cette partie de son talent, ce bouclier, capable d'arrêter quelques coups. Elle ne chercha jamais à savoir combien. Elle était peut-être imprudente, parfois, courageuse presque téméraire, mais elle n'était pas suicidaire. Plus, même si elle n'avait jamais réellement essayé. Elle apprit à utiliser sa Vérité autrement. Lentement. Très lentement. Mais Ailse était déterminée à réussir.

Elle finit ses études, douée sans être exceptionnelle. Son père avait utilisé sa Vérité pour lui créer un arc, une arme magnifique, sur lequel elle grava de sa main maladroite un soleil. Pour sa mère. Elle devint chasseresse, de temps en temps. Elle ne disait jamais non à de la viande, même si elle penchait plutôt du côté végétarien. Elle discuta longuement avec son père pendant ces mois. Exposant ses projets, ses envies, ses peurs, ses rêves. Son père accepta, un peu à contrecœur, de la laisser suivre sa voie, tant qu'elle était capable de vivre seule. Une démonstration de tir à l'arc, un concours amical, un rare moment de complicité et de bonheur entre père et fille fut suffisant. Si elle avait hérité des yeux de sa mère, elle avait sans doute le talent à l'arc de son père. Elle décida de partir après ses vingts ans, pour pouvoir dire au revoir à sa famille et aux quelques amis qui l'avaient acceptés à l'école alors qu'elle n'était rien d'autre qu'un océan de larmes et de tristesse.

Elle voulait voir le monde, rencontrer d'autres personnes. Peut-être quelqu'un, là, hors de la forêt de son enfance, comprendrait sa Vérité, pourrait l'aider à la maîtriser. Peut-être, un jour, trouverait-elle son autre moitié, et fonderait une famille. Peut-être deviendrait-elle une héroïne, si célèbre qu'elle serait reconnue partout où elle allait. Peu lui importait, en vérité. Son seul but était de vivre, pleinement et intensément, chaque instant qui lui était offert. Libre.