Rencontre sans titre précis

Certains auraient pu considérer Kerlian Scythe comme complètement fou. Envoyer un aveugle d’un bout à l’autre de Madelle simplement pour mettre fin aux jours d’un traitre semblait un peu démesuré. C’était néanmoins son droit de le faire, et il avait pris ce droit. Ainsi, son « chien » se retrouvait sur la route encore une fois. Il devait se rendre à Thalis. Il devait traverser la plaine d’Accro. L’homme avait fait un campement très rudimentaire avant que le soleil ne bloque complètement sa vue déjà réduite. Son campement n’était certainement pas le plus beau, ou le plus confortable, mais il était simple à monter : une bâche accroché sur quelques branches d’arbres, un sac de couchage doublé de fourrure et un chien de garde toujours aux aguets. Et lorsque le soleil commença enfin à se coucher, il s’était levé, prêt à une autre longue nuit de marche. Chaque mouvement était calculé. Son chien de berger noir, gris et blanc laissait presque l’impression d’être un loup, et il marchait à ses côtés d’un pas calme et déterminé.

Il y avait, pour Kethren, plusieurs problèmes associés à ce genre de voyages. D’abord, il ne connaissait pas la plaine d’Accro comme il connaissait la tour sombre. Sa mémoire musculaire ne pouvait donc pas tout simplement le porter d’un endroit à l’autre sans qu’il n’ait à réfléchir. Il croisait aussi beaucoup d’inconnus, ce qui brouillait autres sens comme l’ouïe ou l’odorat, du moins pendant quelque temps. Se diriger une fois arrivé à Thalis serait aussi un problème, mais il ne voulait pas y penser, car comme le bon chien de garde qu’il était, il ferait exactement ce que son maître attendait de lui, et il le ferait à la perfection. Ce fut d’ailleurs son odorat qui l’attira. Lorsqu’une fine, presque imperceptible odeur vint à ses narines, il se redressa tel un chien de prairie aux aguets. Pendant de longues secondes, il huma l’air à la recherche de la source de cette sensation. Ayant conscience de son corps en entier, Kethren sentait les brins d’herbe valser autour de ses pieds, portés par des vents, chaque mouvement de sa grande cape, ou de la fourrure du col de son manteau lui indiquait une direction. Dans toute cette confusion éolienne, il lui fallut près d’une minute (temps qu’il jugeait lui-même inacceptable) avant de pouvoir discerner la bonne direction. Sans la moindre hésitation, il se mit en route. Un autre problème des longs voyages pour Kethren : hors de chez lui, il ne pouvait cuisiner et se voyait confiner à de terribles rations généralement sèche et sans goût.

En un temps record, il franchit la distance entre la petite butte où il se trouvait et le campement des inconnus. Il s’accroupit dans les herbes hautes, tel un prédateur, ne laissant que sortir sa tête quelques secondes afin d’observer la scène. Il y voyait deux hommes et une femme. La femme cuisinait devant un feu, ce devait être de la viande salée. Elle semblait heureuse, mais ne sentait aucun lieu de parenté entre les trois individus. Les hommes étaient armés, la femme aussi, probablement, mais ils semblaient tous au repos. Calmement, il s’approcha, bougeant entre les herbes, tapis dans la pénombre de la nuit tombée et du feu, observant, observant tel un prédateur, mais sa proie était heureusement immobile et bien embrochée. Une bourrasque inattendue fit claquer sa cape au vent ce qui attira l’attention des deux hommes. Il aurait pu se faire prendre, mais l’assassin choisit plutôt de se cacher et se rendre vers le campement. Les deux hommes étaient maintenant à la recherche d'un bandit, la femme était entrée dans la tente pendant quelques secondes, juste assez pour subtiliser ce magnifique morceau de…

Juste avant de poser ses mains gantées sur la broche, il se figea, sentant le regard de la jeune femme sur lui. Il ne pouvait sourire, portant son masque de fer qui cachait son visage. Il aurait pu choisir la fuite, mais il était si près du but. Armé jusqu’au dents, il n’avait pourtant retiré aucune de ses dagues et avait les mains vides, il se contenta donc de dire :

« J’ai faim. »

L'eau des petits pois émettait un gargouillis constant, le feu crépitait vivement, le vent faisait bruire les feuillages, et son cœur qui rata misérablement un battement... Ces sons, bien qu'insignifiants, la jeune sembla brusquement les percevoir plus distinctement que d'ordinaire, pendant un quart de seconde. Cet effet pris fin en même temps que sa surprise, et son esprit retrouva son calme habituel. Appeler à l'aide ? Ses compagnons s'étaient dispersés et l'individu aurait largement le temps de lui ouvrir la gorge avant qu'ils ne reviennent. User de sa Vérité ? Si ce gars bizarre s'en sortait, cela pourrait compromettre le secret de son peuple. Serrant fermement le manche de la louche qu'elle tenait, Lynn resta droite comme un poteau, attendant une réaction de l'individu. D'un point de vue externe, cela aurait pu paraître comique, mais de l'intérieur, croyez bien qu'on a aucune envie de plaisanter. Quand on voit une carrure pareil, un masque qui dissimule l'identité du porteur, et le nombre d'armes que celui-ci a sur lui, on a plutôt tendance à penser à un gars malintentionné qu'à un petit chérubin simplement affamé.

« J’ai faim. »

" Je vous demande pardon ? "

C'était sorti tout seul. Oui, elle n'en croyait pas ses oreilles. Cet homme, avec son gabarit et ses manières de sioux aurait pu simplement les liquider - et tranquillement en plus ! -, mais il préférait tenter de simplement voler leur nourriture ? Bon bah, c'était pas plus mal comme ça. Lynn abaissa la louche qu'elle tenait - comme si elle aurait pu faire quoique ce soit avec ça... - et s'approcha doucement du feu, et donc de l'homme. Son cœur s'était calmé, il ne battait plus à cent à l'heure, et sa gorge, nouée il y a une poignée de secondes, s'était doucement et agréablement relâchée. Elle plongea l'ustensile dans la marmite bouillante et remua les légumes verts. Comme si de rien n'était, comme si cet inconnu n'existait pas. Que pouvait-elle faire d'autre ? S'il avait faim, elle ne pouvait pas le laisser sur le côté. En tant que cuisinière, elle ne pouvait laisser quelqu'un affamé. D'accord, il ne semblait pas décharné ni même ennuyé par son ventre, mais s'il prenait autant de risques rien que pour avoir un morceau de viande, c'était qu'il ne devait pas être très chanceux non plus.

Sans gestes brusques, la jeune femme fouilla dans un sac, déposé un peu plus tôt près du feu par un de ses compagnons, et en sortit quatre écuelles qui s'entrechoquèrent doucement, ainsi qu'un long couteau à découper. Elle avait un peu hésité avant de le sortir, jetant un regard de biais à l'inconnu, mais il lui fallait bien ce truc s'il voulait un bout de viande.

" Asseyez-vous, je vais vous servir une assiette. "

Au même moment, les deux hommes rejoignirent le campement. Voyant l'inconnu, ils faillirent dégainer leurs armes, mais le regard désapprobateur de la blanche les figea. Ils hochèrent finalement la tête pour montrer qu'ils avaient compris son ordre silencieux, et s'installèrent à même le sol. Ils fixaient l'homme au masque et croisèrent les bras en fronçant les sourcils, signes qu'ils n'avaient pas confiance. Lynn non plus, mais elle n'aima pas la violence. S'ils pouvaient éviter un combat juste en partageant un repas, il n'y avait pas à hésiter.

Elle servit trois grosses portions de viandes et de légumes, et remplit simplement la dernière de petits-pois. Elle n'avait pas très faim pour sa part. Ses compagnons prirent doucement l'assiette qu'elle tendit à chacun, et finalement elle se tourna vers l'inconnu, lui tendant à son tour l'assiette qui lui était destinée. Comme si de rien n'était.

Debout ainsi à quelques pas du feu, les mains à quelques centimètres de la broches, il était certainement difficile de cerner le personnage qu’était Kethren. Pris comme un enfant, la main dans le sac, il aurait pu être comique d’imaginer cet homme se faufilant dans un campement pour cette unique raison. Après tout, pourquoi un assassin professionnel risquerait-il de se faire prendre simplement pour un peu de viande? Eh bien, pour avoir la réponse à cette question, il aurait fallu connaitre les tréfonds de l’imagination et de la psyché de cet être bien particulier. Néanmoins, il vit la femme et l’observa attentivement. Il pouvait sentir son cœur battre, les émotions qui la parcouraient, la peur, la surprise, l’incertitude… Il ne fit pas de mouvement brusque, mais il se préparait à sortir ses armes, si nécessaire, ou encore à prendre la fuite dans les herbes hautes, advenant le cas où on tenterait de mettre fin à ses jours.

Derrière le lourd masque de fer se cachait certainement un visage, mais ses yeux blancs étaient presque imperceptibles sous les quelques rayons de l’astre lunaire. En d’autres circonstance, le blanc de ses yeux aurait reflété cette lumière, mais sa tête était penchée, il était pensif. Lorsque la jeune femme sortit le couteau, il se raidit, comme un animal aux aguets, mais se ravisa, son cœur ne battait pas au rythme de celui d’une femme cherchant à se battre. Sans vraiment la regarder, il observait ses mouvements, il voyait ses mains, la viande, le feu… et il avait compté les gamelles. Il y en avait quatre. Si les deux hommes revenaient, ce dont il ne doutait pas, ils seraient trois dans leur compagnie, et lui. Une compréhension très poussée des mathématiques n’était pas nécessaire à comprendre qu’il était compté parmi les invités.

Lorsque les deux hommes revinrent, il tourna vivement la tête vers eux, son regard vide les observait calmement. De la tête aux pieds, cherchant en eux l’agressivité. Ils avaient eu cette intention de l’attaquer, probablement, mais ils se ravisèrent. Il ne pouvait voir le regard de la femme, il ne pouvait imaginer le genre d’émotions qu’il transmettait, mais il avait conscience que c’était elle qui, d’un simple mouvement de tête, les avait calmé. Peut-être n’avaient-ils pas confiance en lui, c’était normal, après tout, au moins ils ne semblaient vouloir l’attaquer ouvertement. Tous prirent place en silence. Kethren avait involontairement assombri l’atmosphère. Tout ce qu’il voulait était un repas délicieux. Il ne cherchait pas à les tuer; si c’était le cas, il aurait probablement déjà entamé les hostilités. L’assassin s’installa un peu en recul des autres, conscient que pour manger, il devrait retirer son masque. Il avait toujours été de mise chez lui qu’il le porte : pour la bienséance, et pour éviter de se montrer à Nariya qui détestait voir ce corps et ce visage déformés. Avec le temps, c’était devenu une habitude : il n’avait pas été très difficile de lui faire apprendre la honte.

Sans même tourner la tête dans la direction de Lynn, l’homme prit la gamelle avant de la poser devant lui. Il avait rabattu la capuche sur sa tête pour cacher complètement son visage, alors que de ses mains gantées, il alla défaire les attaches qui retenaient le masque de métal. Il le retira et le posa sur le sol. C’était une plaque de métal noire qui devait couvrir tout son visage et une bonne partie de son cou, traversé simplement d’une ligne verticale dorée. Kethren prit ensuite son plat, sans adresser un regard aux autres, il inclina la tête en signe de remerciement, son visage toujours caché par le tissus, et par sa tignasse noire. « Ca sent bon… »

Un faible sourire éclaira le visage de la jeune femme. Cela sonnait comme un compliment, c'en était sûrement un, et il était évident que cela lui réchauffait le cœur. Malgré son talent non négligeable pour la cuisine, elle ne pouvait s'empêcher de ressentir cette étrange fierté enfantine quand quelqu'un de nouveau félicitait ce qu'elle avait préparé. Oui, c'était idiot, mais parfois, certains sentiments sont incontrôlables. Et heureusement que ce n'était pas le cas pour la bouffée de curiosité qui voulait la pousser à tourner la tête en direction de l'inconnu. Elle se retenait, par respect et courtoisie. D'ailleurs, ce n'était pas comme si cela avait énormément d'importance. Certes, il est toujours plus agréable de connaître la tête des gens avec qui on partage un repas, mais si ceux-ci portent un masque et se cachent dans l'ombre, c'est qu'ils doivent avoir une bonne raison. Bref, elle regardait son assiette et elle se taisait.

Enfin, elle se taisait à l'extérieur, parce que son cerveau bouillonnait de questions. Et elle n'était pas si à l'aise que ça, même si cela restait compréhensible. Quand on vit dans la crainte de voir sa confrérie découverte à n'importe quel instant, on développe une sorte d'appréhension à l'encontre des inconnus, surtout ceux qui se baladent armés ou à visage couvert. Qui était-il ? D'où venait-il ? Était-ce une simple coïncidence ou les avait-il sciemment suivis ? Tant de questions qui demeureraient sans doute sans réponses ; à quoi bon se tarauder encore l'esprit avec elles ? Même en sachant cela, Lynn ne pouvait cesser d'y penser. D'abord pour la sureté de ceux qui l'accompagnaient, ensuite pour sa propre sécurité. Elle tenait à la vie, et il était hors de question que son existence prenne fin sous la lame d'un brigand ou d'un vulgaire assassin. Non, elle se faisait sans doute un roman, cet homme ne savait rien d'eux. Comment pourrait-il être au courant de quoi que ce soit d'ailleurs ?

Pendant un petit moment, son regard se perdit dans son écuelle, fixant les légumes qui s'y trouvaient, sans pour autant les voir vraiment. Les deux autres Parlèmiens levèrent les yeux dans sa direction. Ils étaient conscients de ce qui devait se dérouler sous le crâne de leur chef : un joyeux tohu-bohu où se succédaient les interrogations. Mais que pouvaient-ils y faire ? Ils n'avaient pas particulièrement envie d'engager la conversation avec l'étranger, le mensonge n'était pas spécialement leur fort. Néanmoins, l'un des deux gardes reposa sa fourchette dans sa gamelle et brisa le silence :

" Eh bien voyageur, comment trouvez-vous la cuisine du meilleur chef cuistot de Terna ? "

La blanche releva vivement la tête, incrédule. C'était tout ce qu'il avait trouvé à dire ? Une autre personne serait sans doute devenue rouge pivoine à l'entente de cet éloge exagéré, mais ses joues conservèrent leur pâleur ordinaire. D'accord, son esprit n'était plus en proie au questionnement, mais il débordait maintenant de sermons qu'elle ne pouvait se permettre de prononcer. Et mince, elle allait devoir rattraper le coup. C'était très malin de dévoiler ainsi qu'ils venaient de Terna, surtout qu'il n'était pas dit que l'étranger leur apprenne quoique ce soit sur eux. ... Mais d'un autre côté, elle ne se sentait pas capable de jouer un quelconque rôle, il serait plus simple de rester elle-même... Enfin, avait-elle le choix ? Oui, sans doute. Son regard bleu-rosé s'agita : que faire ?

" Voyons Ilsos, n'importunez point notre invité. Si la nourriture est si bonne que cela, faites lui honneur et nous discuterons ensuite. " intervint l'autre garde.

Jolie réception ! Lynn retint un soupir de soulagement et entama son repas. Bien bien, après ce petit interlude, ils allaient pouvoir se repaître tranquillement, l'inconnu n'allait sans doute pas répondre, et le temps des questions viendrait après, chaque chose en son temps.

Les cheveux de Kethren avaient, sous la lumière du feu, une couleur indéfinissable, peut-être bruns, peut-être noirs. Ce qui était certain c’était que ces cheveux longs, très longs, emmêlés et peu entretenus tombaient de chaque côté de son visage, passé la capuche de sa cape, cachant son visage alors qu’il pouvait lentement le bouillon du plat préparé par la jeune inconnue. Il ne lui fallut que très peu de temps pour engloutir la portion qu’on lui avait donné. Affamé, il lui faisait un bien énorme de pouvoir manger de la nourriture chaude, et goûteuse plutôt que d’engloutir, encore une fois, une ration sèche et sans goût. À son habitude, car c’était un homme fort bien élevé, il ne dit rien de la longueur du repas, connaissant sa place même face à des inconnus dont il aurait fort probablement pu trancher la gorge bien plus tôt. On lui avait que le silence était une vertu, probablement la seule qu’il ne posséderait jamais, ainsi il ne parlait que très rarement avant qu’on ne lui adresse la parole.

Lentement, de ses mains gantées, il déposa la gamelle sur le sol, l’envoyant valser sur le sol non loin du feu, pour signaler qu’il avait terminé de manger. Il fut traversé d’un soupir presque imperceptible, ce genre de soupir de contentement qui veut tout dire, et qui lui redonnait une certaine humanité, lui qui semblait en être si éloignée. Si, sous sa capuche, il était impossible de discerner les traits, l’homme qui avait paré en premier put sentir sur lui poser quelque chose de sombre, de dangereux, de presque carnassier. La conscience de sa présence, l’inévitable de la vie, et de la mort. Ce sentiment si déstabilisant ne dura cependant qu’un court instant, le court instant dont eu besoin Kethren pour se rappeler qu’il ne se trouvait pas entre des alliés, qu’il était loin de chez lui, et qu’il ne devrait probablement pas tarder.

« J’ai fini. » Ses phrases succinctes, ne démontraient pas un grand vocabulaire, ou du moins pas une grande utilisation de celui-ci. Cela renforçait aisément le caractère rustre de l’assassin, pourtant, probablement en un acte de bonne fois, il avait pris la peine de s’intégrer à cette conversation. Incertitude dans la voix, Kethren avança une seconde phrase. « C’était… bon. Très bon. »

C’était probablement le compliment le plus poussé qu’il offrirait et même si cela semblait bien peu par rapport au bonheur qu’il avait ressentit à manger ce délicieux repas, sa voix se teignit un instant de ce presque imperceptible soulagement qui frôlait le remerciement. Lentement, l’inconnu repris le masque de fer qui trainait toujours sur le sol, et l’enfila. Ses mouvements était calculés, précis. Il repoussa ses cheveux, d’une main, posant le masque de l’autre, avant de refaire ce qui semblait être des attaches qui passaient derrière sa tête. Lorsque cela fut finalement fait, il releva enfin la tête. Ses yeux restaient insondables derrière l’ornement (si encore on pouvait appeler cela ainsi) de métal noir. Puis il se releva, en silence, dans un silence parfait et déconcertant. Ses yeux se posèrent un court instant directement sur Lynn, même s’il ne la voyait pas vraiment, il l’observait, sans l’ombre d’un doute. « Oui, c’était… bon. Le meilleur repas volé. » Un remerciement, peut-être? En tout cas, il portait une attention très limité aux deux hommes dont il pouvait voir les Fils, mais auquel il ne s’intéressait absolument pas. Ces deux hommes, en ayant eu la chance, auraient probablement voulu mettre fin à ses jours, et il ne les aurait blâmé, car il était de leur devoir de protéger la dame, ou du moins c’était ce qu’il semblait avoir compris.

Les légumes étaient savoureux, comme à l'accoutumée. Cela en devenait presque lassant, toujours manger la nourriture que l'on prépare, savoir à l'avance le goût que les aliments auront, connaître par cœur leur texture, leur saveur... Mais ce n'était pas sur les chemins, en plein danger, que l'on pouvait se permettre de prendre le temps de cuisiner de nouveaux plats, de faire de petites expériences culinaires. Alors on se contentait des classiques, et on finissait par ne plus les apprécier comme on le devrait. C'était ce qui aurait pu se lire sur le visage de la blanche si elle n'avait pas été aussi douée à dissimuler ce qu'elle ressentait, elle était aussi expressive qu'une porte de prison par moment. Mais qu'importe. Elle grignota son repas, devant se forcer pour venir à bout de sa gamelle végétarienne. Oui pas de viande, elle avait prévu le juste nombre de morceaux pour le retour, et la présence de l'invité l'avait amenée à s'en passer. Ce qui n'était pas un gros problème en soi, au contraire, elle n'avait jamais été une grande carnivore. Au moins, l'invité en question n'avait pas laissé la moindre miette, ce qui valait tous les plus beaux compliments du monde.

Ilsos ne lâchait plus l'étranger des yeux. Il avait fait une petite grimace, comme si quelque chose l'avait mis mal à l'aise, et depuis il fixait impoliment l'homme au masque. Lynn tenta de communiquer avec lui par le regard, mais rien n'y fit, ni le froncement désapprobateur de sourcils, ni le petit pincement de lèvres qui signifiait bien qu'elle réprouvait son attitude. Une chance que l'inconnu ne paraissait pas s'en formaliser, il devait l'avoir remarqué, c'était obligatoire, mais lui au moins avait la gentillesse de ne rien dire. La Parlèmienne nota cela dans un coin de son esprit, histoire de ne pas oublier de sermonner son garde une fois arrivés à bon port. En attendant, elle se pencha et déposa avec douceur son assiette au pied du feu. La vaisselle allait devoir attendre un peu, de toute manière, ils n'avaient pas d'eau pour l'instant, ou tout du moins, uniquement de l'eau potable et prévue à cet usage.

Le sentiment d'être observée fit se tourner la jeune femme dans la direction de l'homme, elle l'interrogeait du regard, jusqu'à ce qu'il lui fasse l'éloge du meilleur repas volé. Oui, c'était une façon de voir. Mais elle ne s'en formalisait pas. Il ne paraissait pas très à l'aise en société, sans doute était une personne errante, un ermite qui subsistait dans la région comme il pouvait... Certes, son masque était trop travaillé pour être celui d'un voyou ou d'un homme sauvage, mais peut-être était-ce un reste d'une vie antérieure. Mais cela ne la regardait pas, elle était déjà bien contente que cet homme ne se soit pas attaqué à ses gardes. Il s'était levé, sans doute prêt à partir. Et sans savoir pourquoi, elle prit spontanément la parole.

" Souhaiteriez-vous bivouaquer avec nous ? Nous avons suffisamment de tentes et les parages sont peu sûrs ces temps-ci. "

Elle avait vu Ilsos se redresser, prêt à émettre une objection, mais Zu-Hee, l'autre garde, posa sa main sur son bras, lui intimant silencieusement de se taire. La jeune femme adressa un faible sourire à son invité, toujours inconsciente de la déficience visuelle de l'homme, avec tout de même le mince espoir qu'il accepte. Pourquoi donc ? Mais parce que, même si elle se refusait de lui poser des questions, il l'intriguait, comme de nombreuses choses en ce monde. Et puis, elle s'inquiétait également de ces rôdeurs et ces coupes-jarrets qui sévissaient dans les parages. De toute manière elle ne perdait rien à poser la question, il valait mieux se voir refuser une invitation que de se reprocher toute une vie de ne pas l'avoir proposée.

Le soir était bel et bien tombé. Il faisait de plus en plus sombre et les fils étaient beaucoup plus visibles que quelques heures plus tôt. Le soleil n’obscurcissait plus les seuls petits fils qui le rattachaient à la réalité. Pourtant, même si Kethren savait qu’il aurait dû reprendre la route, il semblait hésiter. Il avait entendu quelque chose dans la voix de la jeune femme, quelque chose que bien d’autres hommes n’auraient pas entendu. Un tressaillement, peut-être, une certaine curiosité qui l’incitait à rester. Il n’avait que très rarement la chance de discuter avec d’autres humains. Il ne la connaissait pas, mais d’une certaine façon, il pouvait peut-être la comprendre. Certes, il ne voyait pas le calme de son visage, mais il pouvait entendre l’épuisement dans sa voix, sentir la lassitude dans son corps… Ainsi, Kethren ne bougea pas pendant quelques longues minutes, ne s’approchant pas des autres, de la femme… ne s’éloignant pas non plus. Il restait à cette frontière du confort qu’il avait. D’un mouvement lent de sa main, il replaça sa capuche, la descendant sur son masque pour que seuls ses yeux blancs paraissent. Son regard était encore posé sur la jeune femme, mais pendant un court instant, il observa les fils de ses gardes, évaluant leurs émotions, leur position, le danger qu’ils représentaient.

Finalement, il décida que sa cible l’attendrait. Il avait encore une demi-journée d’avance sur son horaire, De plus, sa cible n’était pas exactement du genre ‘mobile’, alors s’il voulait perdre quelques heures de route, il pouvait se le permettre. Bien entendu, la question subsistait quant à savoir si son maître l’apprendrait d’une façon ou d’une autre. Et s’il lui en tiendrait rigueur. Il le saurait peut-être, mais il y avait peu de chance qu’il lui en tienne rigueur. Même s’il était le chien de Scythe, il était aussi, d’abord et avant tout, un homme qui avait rarement la chance de se faire des amis, et c’était quelque chose que son maître savait. Il l’encourageait souvent à briser cette image, à devenir plus, mais le Chien était loyal et réfractaire. Kethren se retourna lentement pour faire face à Lynn, la regardant droit dans son âme, s’il pouvait ainsi le penser. Il n’avait pas compris le mot ‘bivouaquer’ mais ça n’avait aucune importance car il avait compris le sens général de la phrase. Il pencha un peu la tête vers l’avant avant de répondre de sa voix rauque et grave. « Je voyage de nuit, c’est moins difficile pour moi dans le noir. Je peux rester un moment si vous voulez parler, mais je parle pas beaucoup. » Il n’y avait pas d’anxiété dans sa voix, en fait, il semblait très calme, malgré les regards lourds des gardes, la nervosité de Lynn, ces chose évidentes qu’il aurait remarqué s’il avait vraiment possédé le sens de la vue.

« C’est peu, mais je peux monter la garde efficacement. Sinon je poursuis mon chemin maintenant. » Il était conscient qu’il avait volé un repas, en fait s’il l’avait volé sans se faire remarquer, il n’aurait pas offert son aide aux voyageurs. Ils l’avaient vu, et il lui semblait juste de leur offrir quelque chose en compensation de ce qu’il avait pris. Cela semblait offert de bon cœur, malgré son air… particulièrement inquiétant.

(#) Sujet: Re: Rencontre sans titre précis Dim 27 Jan 2013 - 12:28

Le feu crépitait faiblement, ses flammes s'élevaient en ondulant de manière quasi hypnotique, fendant l'obscurité de leur lumière jaune orangée. D'ordinaire, la jeune femme se laissait souvent happer par un tel spectacle, fascinée par la beauté de ce ballet rougeoyant. La chaleur qu'il dégageait lui réchauffait le visage de manière agréable, et elle se serait permise de fermer les yeux, si ceux-ci n'étaient pas ancrés sur l'invité. Il paraissait prêt à partir aussi vite que possible, son corps entier exhalait son asociabilité et pourtant, il était encore là. Au grand désarroi d'Ilsos apparemment. Ce dernier croisa les bras, pianotant nerveusement sur sa peau. Il était clair qu'il s'impatientait de la présence de l'imposant homme, et qu'il devait se faire violence pour ne pas le chasser ou lui lâcher une parole acerbe. Ce comportement n'était pas digne d'un bon gardien, mais Lynn savait qu'elle ne pouvait le renvoyer pour si peu. C'était l’inquiétude qui le rendait ainsi. En revanche, elle était décidée à lui prouver qu'ils ne risquaient rien. Même si cet inconnu était mystérieux et peu engageant, il n'était en rien agressif. Il aurait très bien pu les attaquer à n'importe quel moment du repas du fait qu'ils avaient tous relâché un peu leur garde, mais il n'avait pas esquissé le moindre geste offensif. Bien sûr, la demoiselle ne lui accordait aucune confiance, mais elle en croyait en ses propres capacités, ce qui la décida dans les paroles qu'elle prononça :

" Eh bien, ce serait très aimable de votre part de rester encore un peu. Nous avons besoin d'eau pour la vaisselle, n'est-ce pas Zu-Hee ? "

L'interpellé hocha la tête et se leva, ayant compris l'ordre silencieux et sous-entendu. Lui aussi n'appréciait pas l'optique de laisser son chef en compagnie d'un rôdeur, mais contrairement à son camarade d'arme, il respectait les décisions et les ordres de la blanche. Prenant Ilsos par l'épaule, ils allumèrent une torche, prirent des seaux et s'éloignèrent en direction d'une petite rivière qu'ils avaient repéré un peu plus tôt, lorsqu'ils avaient dressé le campement. Lynn se mit alors debout et entreprit de rassembler les écuelles. Il n'y avait pas beaucoup de vaisselle, certes, mais la jeune femme n'aimait pas laisser la crasse s'installer. Il suffisait de laisser une fois de côté pour en prendre la mauvaise habitude. Enfin, il s'agissait également d'attendre qu'il y ait assez de distance entre ses gardes et le campement. Une fois que la lueur de leur torche fut assez éloignée, elle se tourna vers l'homme au masque et lui mit les assiettes dans les mains. Ce n'était pas en restant droit comme un piquet qu'il se rendrait un minimum utile en compensation du repas.

" Excusez ma question, mais aurais-je l'honneur de connaître votre nom ? " demanda-t-elle en laissant une pointe de curiosité percer dans sa voix.

Ce n'était pas un comportement digne d'un chef de confrérie, mais à cet instant, elle n'était rien de plus qu'une femme comme les autres. Elle pouvait donc se permettre de demander elle-même l'identité des gens, et de s'autoriser à quelques indiscrétions.

Pendant ce qui parut être de longues minutes, l’aveugle étudia les deux gardes. Chacun d’entre eux dégageait une forme de curiosité, mais l’un d’entre eux était beaucoup plus hostile à son égard. Pouvait-il vraiment le blâmer? Non, probablement pas. Il savait ce qu’il causait chez les gens. Tout ce mystère, cette étrangeté. Il y avait quelque chose de foncièrement dérangeant dans son aura, et si certaine personne y répondait avec une curiosité naturelle qui avait tendance à l’agacer, certains autres sentaient plus aisément la menace qu’il représentait. C’était probablement le cas de ce garde, qui le regardait froidement. En fait, il ne pouvait lire d’émotion sur son visage, incapable de discerner ses véritables traits, mais il le savait. Lui aussi le ressentait. Lorsque la jeune femme leur demanda de partir, l’inconnu ne broncha pas. En fait, son regard blanc restait posé sur les hommes qui semblaient hésiter à partir. Il ne les quitta pas du regard avant qu’ils ne s’évanouissent de son champ de vision, coupé par les nombreuses herbes et les petits rongeurs se trouvant dans les environs. C’est seulement à ce moment que Kethren tourna à nouveau le regard vers cette femme qui n’avait certes pas froid aux yeux.

Il pensait rester à une bonne distance de la jeune femme, n’aimant pas qu’on s’approche de lui, mais elle fit quelques enjambées pour venir poser quelque chose dans ses mains gantées. Il ne comprit pas immédiatement de quoi il s’agissait, aut rement que d’objets inanimés. Il fallut qu’il trace à nouveau le contour des objets pour comprendre qu’il s’agissait des quatre contenants qui avaient servi au repas. Il fronça légèrement des sourcils. Il ne se trompait pas sur son rang, certes, mais il ne savait trop que faire de ces choses dans ses mains. Il n’y avait pas d’eau, il n’y avait pas de savon, et il n’enlèverait certainement pas ses gants pour faire la vaisselle en compagnie d’étranger. Ce n’était pas une question de honte, mais une question d’habitude. En mission, même lorsque sa cible était si loin, il ne laissait personne même l’entrevoir. Cela rendait les pistes plus confuses.

« Je ne vois pas vraiment ce que vous voulez que je fasse avec ça. » Il fit un mouvement vague de ses mains et les bols chancelèrent un court instant, ce qui l’agaça plus qu’autre chose. Il commençait sincèrement à se demander pourquoi il avait même pris la peine de rester. Qu’est-ce que cela lui importait, l’avis que pouvait bien se faire cette inconnue? Il avait proposé de monter la garde quelques temps, cela ne lui suffirait-il donc pas? Elle ignorait certainement à quel point il était efficace pour monter la garde. « Vous pouvez bien le demander si ça vous chante, mais je ne pense pas répondre autre chose qu’on ‘on m’appelle l’Ombre’. J’espère que cette réponse vous satisfait, parce qu’il n’y en a pas d’autres. »

Sa voix était tranchante, sans équivoque. Certes, Kethren l’avait prévenu qu’il ne parlait pas beaucoup, mais c’était… brusque comme réponse. Asocial, légèrement mal élevé, et ayant une mauvaise perception des autres êtres vivants, l’assassin ne faisait certainement pas un bon compagnon de voyage, ni même une personne agréable avec qui converser, mais comme bien d’autres, il connaissait des choses intéressantes, qu’il avait vues, ou senties, et transpercer son armure pouvait amener quelques avantages.

(#) Sujet: Re: Rencontre sans titre précis

» Absence de Venus... Logique... Sympa le titre hein?
» Adel Araceli, ou la panne d'inspiration pour un titre

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