Quitter Orlack, même chargée comme elle l'était, avait été facile. Ce n'était pas la première fois que Kharis s'aventurait hors de la capitale, et ce voyage aurait tout à fait pu être une expédition de routine jusqu'à Galéa pour obtenir quelques minerais rares et autres produits de la montagne. Puis elle avait atteint la cité lacustre, et elle l'avait dépassée pour entrer en territoire humain pour la première fois de sa vie. Mais cela ne l'avait pas vraiment ébranlée non plus : à part le poste frontière, il n'y avait rien dans les montagnes qui puissent indiquer qu'elle avait quitté le pays. Elle s'arrêtait près de chaque geyser de lave qu'elle croisait pour monter sa tente, et elle avait presque l'impression d'être chez elle.

Presque. Elle devait bien avouer que les chemins escarpés sur lesquels elle devait traîner ses affaires, l'air raréfié en altitude, et surtout la menace de la neige ornant les sommets lui rendaient le voyage assez difficile. Elle était bien contente d'être partie à la fin de l'été, et elle n'osait même pas imaginer à quoi ressemblait la région pendant les deux mois d'hiver... Cette simple idée la faisait frissonner.

Mais ce n'est qu'en s'arrêtant quelques jours à Férésis qu'elle fut réellement dépaysée. La ville était totalement différente d'Orlack, Mainstock ou Galéa, et malgré son tempérament peu impressionnable, Kharis en resta comme étourdie. Elle réalisait petit à petit ce que son départ signifiait. Elle s'attendait un peu à détester toutes ces nouveautés, ces humains étranges aux mœurs incompréhensibles, et surtout ces Arvèles si fiers, mais il n'en était rien. Si elle en avait eu le loisir, peut-être serait-elle restée un peu plus longtemps pour arrêter son opinion sur cette ville, mais la liare n'était pas vraiment du genre à s'arrêter pour prendre le temps de méditer. Elle quitta donc le lit confortable de l'auberge pour retrouver les chemins de montagne sans se plaindre.

Si elle avait su ce qui l'attendait, elle y aurait peut-être réfléchi à deux fois. Elle s'était arrêtée de assez tard ce soir là, ne trouvant pas d'abri satisfaisant pour la nuit. Ce n'est qu'après avoir manqué à deux reprises de glisser au fond d'un ravin en butant sur un obstacle invisible dans l'obscurité qu'elle se décida à laisser tomber ses recherches : elle ferait un feu pour éloigner les bêtes sauvages, et voilà tout ! Il ne faisait pas si froid de toute façon, ce n'était que le premier jour de l'automne. Pourtant, quand elle utilisa sa Vérité pour allumer le petit tas de brindille qu'elle avait réussi à rassembler à tâtons, une vague de froid lui traversa les membres. Il valait peut être mieux qu'elle arrête de l'utiliser tant qu'elle ne serait pas redescendue dans la plaine...


Elle dormait depuis quelques heures quand un bruit étrange la réveilla. On aurait dit un roulement de tambour qui résonnait à travers la montagne, mais beaucoup plus grave, et surtout beaucoup plus fort. Le genre de bruit qu'on n'entend jamais à Orlack...  Kharis rampa jusqu'à l'ouverture de sa tente et passa la tête au dehors pour voir ce qui se passait, et la réponse ne fut guère à son goût. Un énorme nuage noir fonçait droit sur la montagne, des trombes d'eau et de foudre à sa suite. Un orage ! Il fallait qu'elle tombe sur un orage !

Paniquée, elle bondit en dehors de sa tente. Si elle ne trouvait pas un abri très vite, elle allait sans doute mourir brûlée par le déluge qui approchait. Rien dans ses affaires ne pouvait la protéger suffisamment, elle le savait, aussi elle ne prit le temps de fouiller son chariot que pour prendre une lanterne et son arme. Elle n'était pas sure que ce lui soit utile, mais les deux objets risquaient de souffrir de la pluie autant qu'elle, et si jamais elle se sortait vivante de ce pétrin, elle serait bien contente de les avoir sauvés. Elle arrima le reste tant bien que mal dans le sol rocailleux, ses couvertures et sa tente placées sur le dessus pour tenter de préserver un minimum ses marchandises.

Elle alluma sa lanterne pour examiner les environs. Hier soir, elle n'avait vu aucune cavité susceptible de l'abriter, mais elle allait bien devoir trouver quelque chose... Là, à flanc de falaise, elle avait cru apercevoir quelque chose ! Le bruit de la pluie se rapprochait dans son dos, elle devait vite prendre une décision. Si jamais elle se lançait et que son escalade se révélait infructueuse, ou si l'orage la rattrapait... Mais non, elle n'avait pas le temps de penser à ça. Elle devait grimper.


Dans le noir, éclairée seulement par la lanterne accrochée en équilibre à une de ses cornes, Kharis se hissait le long de la paroi avec une lenteur désespérante.  Heureusement, maintenant qu'elle s'approchait, elle voyait distinctement la grotte qui s'ouvrait dans la falaise : si elle l'atteignait à temps, elle serait à l'abri...

Sa main était à quelques centimètres seulement de l'entrée de la cavité quand l'orage arriva sur elle. En une poignée de secondes, les gouttes commencèrent à s'abattre sur elle, lui brûlant les mains et le visage comme autant de flèches enflammées. Kharis hurla de douleur, et son cri se répercuta vainement contre les montagnes alentour : ce n'est pas comme si quelqu'un pouvait l'entendre et la secourir... Une de ses mains glissa sur la roche, engourdie par la souffrance. La liare se mit réellement à paniquer : elle n'allait quand même pas mourir comme ça ! Pas si près du but !

Dedieu, ce voyage s'annonçait... catastrophique.

Après mon escale d'un jour à peine au port de Thalis, j'avais mis les voiles direction Mainstok. La traversée des montagnes s'étaient avérée obligatoire, mais qu'à cela ne tienne, j'avais l'habitude de trimbaler ma carcasse sur les sentiers les plus impraticables. Enfin. Pour le moment, j'étais tapi dans une grotte et dans la merde jusqu'au cou. Façon de parler, bien entendu. Il n'y avait aucune bébête dans les alentours susceptibles de faire du lieu sa litière. Normalement.

Je jetai un coup d’œil vers le ciel noir d'encre, que je pouvais toujours apercevoir. Le gros nuage de pluie se rapprochait de plus en plus, glissant paresseusement au dessus des pics voisins. D'ici quelques minutes à peine, il atteindra le sommet sous lequel je me trouvais, bien abrité mais pas tranquille pour autant. Le soleil était couché depuis longtemps, et dans cette grotte, il y faisait noir comme dans un four. Je n'avais pas eu le courage de m'aventurer jusqu'au fond de celle-ci. Il aurait peut-être été plus sage de le faire, mais je n'avais pas prévu de flamme pour m'éclairer, habitué à dormir à la belle étoile. L'orage cachait ces dernières et la pluie allait flouter le paysage. Bon. Si jamais je sentais un souffle chaud sur ma nuque, fort à parier que je serais encore plus dans la merde.

M'ennuyant comme un rat mort, je fis l'inventaire de ma sacoche. Un semblant de couverture, quelques vivres tout juste suffisants pour les prochains jours, un carnet de notes et deux trois babioles que je ferais aussi bien de jeter par dessus le minuscule sentier qui longeait l'ouverture de la grotte. En fait, j'aurais pu le faire, si la pluie n'avait pas soudainement commencé à tomber dru. Je fronçais les sourcils à la pensée de l'humidité qui commencerait à s'infiltrer quand un hurlement aux accents de douleur retentit tout autour, se répercutant contre les parois de mon abri de fortune et probablement tout près. Je me retournai fébrilement vers le fond inexploré, m'attendant à voir une silhouette se détacher de l'obscurité mais... rien. La source du cri devait provenir d'ailleurs.

C'est à dire de dehors. Je considérai la flotte d'un air inquiet puis finis par me lever. J'allai pas dormir tranquille si je restai cloîtré dans mon ignorance. Une fois près de l'ouverture, je baissai les yeux et haussai les sourcils. Quelqu'un s'accrochait désespérément à la roche, à mes pieds. Une lanterne secouée par ses efforts éclairait tout juste son visage. Liare. Un, une ? Difficile à dire, parce que la luminosité était pas top et parce que sans réfléchir, je tendais une main que je ramenais aussitôt contre moi. Ouch. Ça picote.

Je ne pouvais malgré tout laisser cette pauvre âme à son triste sort. D'un point de vue moral. Il me fallait endurer la douleu-... Oh mais c'est vrai, ma vérité. Deux secondes plus tard, mon bras s'était entièrement changé en roche. C'était plutôt expérimental, comme technique. Aucune idée de si ça marcherait... Sans tergiverser davantage, je saisis la personne au poignet, bandai les muscles et parvins à nous hisser tout deux. J'évitai de m'écrouler en reculant de quelques pas à l'intérieur. Entre le hurlement et maintenant, il avait dû s'écouler une quinzaine de secondes à peine.

La lanterne gisait à présent à même le sol. Je m'en emparai aussitôt et éclairai avec le visage de l'inconnu. Une inconnue, il semblerait. Liare, bien sûr. Je la détaillai un peu avant de froncer les sourcils et orienter la lumière vers mon bras, qui reprenait petit à petit sa forme initiale. Quelques points rouges infimes, là où la pluie m'avait touché avant que j'utilise ma vérité, mais pas de dégâts supplémentaires. Cette femme n'avait pas eu autant de chance. Je dirigeai de nouveau la lumière vers elle et lui lança d'un ton ferme:

- Je ne sais pas quand est-ce que cet orage prendra fin. Mais jusque là, nous serons obligés de partager cet abri. Je vous ai remontée ici, je pourrai tout aussi bien vous en faire sortir si vous n'y mettez pas du vôtre.

C'était pas dans mes habitudes d'annoncer les choses comme ça. Mais mes rencontres passées avaient déteint sur moi, à la longue. Je poussai un soupir et m'assis en face de la Liare. Avant de poser la lanterne entre nous deux, j'éclairai le fond de la grotte, pour voir qu'elle était plus profonde que ce que j'imaginais. Super.

- Et puis... Ça ne serait pas raisonnable de jouer au caïd vu votre état, de toute manière.  

Je m'attardais sur sa peau, visiblement pas mal irritée. Je n'avais rien susceptible de la soigner sur moi. Ce qui n'était d'ailleurs pas très malin. Je notai mentalement de prévoir ce genre de choses pour les prochaines traversées qui s'annonceraient aussi catastrophiques que celles-ci.

Une quinzaine de secondes. Autant dire l'éternité, quand on pense que c'est tout ce qu'il nous reste à vivre. Après ça, après la mort, le temps n'importe plus de toute façon. Kharis eut donc quinze très longues secondes pour souffrir des brûlures sur sa peau et pour maudire toutes les décisions qui l'avaient menées à se trouver à cet endroit précis en cet exact moment. Oui, à commencer par celle d'entrer en apprentissage à dix ans : on peut remonter loin étonnamment loin, en quinze secondes.

Puis, sans comprendre vraiment ce qui lui arrivait, elle se sentit aspirée vers le haut. Ce n'était pas logique : avant de mourir et de connaître une quelconque transcendance, elle aurait du d'abord tomber et s'écraser sur le sol. Les choses ne se passaient pas dans le bon ordre ! L'atterrissage brutal sur le sol de la caverne lui remit les neurones à l'endroit. Elle avait encore mal, là où la pluie l'avait touchée, mais elle était à l'abri. Elle n'était pas morte. Par quel miracle... ?

Elle ouvrit douloureusement les yeux : un liare se tenait devant elle, sa lanterne à la main. Son sauveur ? Un rapide coup d’œil à sa carrure de gringalet la fit douter, mais il n'y avait personne d'autre ici... Il lui confirma d'ailleurs que c'était bien lui qui l'avait sauvée en la remontant jusqu'ici.

… Et qu'il n'hésiterait pas à la remettre dehors si jamais la cohabitation devenait difficile ? Forcément, en tombant sur un liare, il ne fallait pas s'attendre à une diplomatie subtile (même si ce type était étrangement poli). Kharis grogna de douleur en se relevant avec difficulté et elle pesta intérieurement : elle était blessée, mais en temps normal ce nain de jardin n'aurait jamais osé la menacer ainsi. Allons, la douleur lui faisait perdre le sens commun. Elle n'allait pas s'énerver contre le type qui avait risqué son bras sous la pluie pour une inconnue.

« Merci, mais vraiment les menaces ne sont pas nécessaires. En général, j'évite de taper sur les gens qui m'ont sauvé la vie, t'en fais pas. »

Elle fit un rapide état des lieux de ses blessures : ses bras étaient couverts de cloques là où la pluie l'avait touchée, et d'après la douleur qu'elle ressentait, son visage était probablement dans le même état. Elle avait de la pommade dans son chariot, cela pourrait soigner ses plaies, mais encore fallait-il y avoir accès. Et ce ne serait pas le cas avant que la pluie s'arrête.

En attendant, elle était condamnée à tenir le coup, et Mère Nature savait pour combien de temps ils en avait. Dans tous les cas, Kharis n'avait aucune envie de tourner de l’œil à cause de la douleur, pas avec ce type qui ne lui inspirait qu'à moitié confiance dans les parages... Il pourrait se mettre à regretter de l'avoir sauvée. Elle se rassit, histoire d'économiser ses forces.

« Bon, puisqu'on est coincés là, autant faire connaissance... Moi c'est Kharis. Tout ce que je possède et qui a de la valeur est coincé en bas de cette falaise sous la pluie, à part la lanterne que tu as dans les mains. Je te la laisse si tu veux, pour te remercier de m'avoir tirée de là. De toute façon, c'est pas ça qui nous empêchera de mourir de faim si la pluie dure trop longtemps. »

Elle préféra ne pas mentionner l'arme qu'elle avait sur elle. Dans la pénombre, il ne l'avait peut-être pas vue, et il valait peut-être mieux ne pas attirer son attention là dessus, même si elle n'avait pas l'intention de s'en servir contre un compatriote. Après tout, elle n'était pas totalement sure qu'ils fussent seuls dans cette grotte...