Le Follet arqua un sourcil quand il aperçut, sortant de la brume argentée, Marissa qui s'enfuyait à toute jambe. Il se redressa, ses pupilles se rétrécissant en un réflexe prédateur tandis qu'un sourire carnassier venait étirer ses lèvres fines.

-Elle a fait son choix, j'ai l'impression, gloussa-t-il à l'intention d'Onyx.

Le grand dragon noir plissait les yeux d'un air contrarié et un grondement sourd s'éleva de sa gorge. Son regard était rétréci à un mince faisceau rouge purement menaçant.

"Quelle impertinence..." gronda-t-il d'une pensée imprégnée de colère outragée.

Ladh savait qu'Onyx était colérique et prompt à la violence, et cela le divertissait grandement. Il fit rouler ses épaules pour s'étirer un peu, gardant les yeux fixés sur l'humaine qui courait mais toute son attention était tournée vers son dragon. Ce dernier avait baissé la tête et adoptait désormais une posture prédatrice. Ses ailes frémirent, ses muscles se bandèrent, et le Follet eut l'intuition que le monstre aux six yeux s'apprêtait à bondir. Il gloussa à nouveau et saisit sa lance à pleine main, prêt à suivre l'humaine.

Son regard fut alors attiré par l'ombre dorée qui fusa hors du ciel.

Onyx leva également la tête, interrompu dans son mouvement. Il huma l'air, les narines frémissantes, et sa langue épaisse sortit de sa gueule entrouverte pour sentir d'autres flagrances. Il bavait abondamment. L'ombre dorée se posa entre le dragon noir et Marissa, et Ladh en oublia complètement le jeu de chasse auquel il s'apprêtait de lancer : c'était un dragon, comme Onyx !! Certes, bien plus petit, bien moins sombre, mais un dragon quand même. Ses écailles brillaient de mille feux sous la lumière faiblissante d'un jour en train de se coucher. L'air sournoisement malicieux de Ladh disparut au profit d'un sourire béat.

-Qu'est ce que vous cherchez ? cria alors l'humaine qui avait fait volte face. On n'a rien à vous offrir.

"Crois moi gamine, tu n'auras bientôt plus aucun doute sur ma "psychopathie"."

Le Follet ne comprit pas la pensée mauvaise d'Onyx qui le traversa sans lui être adressée, mais il s'en fichait : ses prunelles rouges décortiquaient les membres fins et la silhouette élancée de la créature dorée. Onyx remua au coin de son oeil, excité par la peur qu'il sentait dans l'air. Un rictus arrogant vint élargir sa gueule monstrueuse tandis qu'il s'approchait de son pas lourd. Ladh sentit la démence de son dragon et sans hésiter il se jeta en travers de son chemin. Il savait que le monstre noir n'aurait aucune pitié : l'odeur de la peur et des deux êtres lui donnaient trop faim.

-Attends Onyx ! protesta-t-il. C'est un autre dragon !

"Je te l'avais déjà dit, Liare..." rétorqua-t-il. "Hors de mon chemin avant que je ne t'écrase."

Il mit sa menace à exécution, reprenant son allure sans se soucier de la frêle silhouette de son dragonnier. Mais le Liare, tout à son imprudence folle, ne bougea pas. Il se retourna juste vers Marissa et décida (parce que le moment était absolument approprié) de répondre à sa question.

-Moi ? Je cherche juste à m'amuser. Onyx, lui, il aime juste se battre...

"Je vais t'écraser."

Ladh ricana.

-...et manger. Mais peut-être que ton dragon pourrait nous divertir un peu ? Allez, gros lézard doré, montre nous ce que tu sais faire !

Ladh parlait comme un enfant, mais son expression révélait toute l'étendue de son instabilité. Onyx lui-même s'arrêta juste avant de bousculer son dragonnier. Il ne l'admettrait jamais, mais il était curieux de savoir de quoi était capable ce dragon qu'il n'avait jamais vu. Et quel goût il avait aussi. Mais le Follet était parfaitement conscient de cette dernière pensée, et il se doutait que ses interlocuteurs en avaient aussi une petite idée.

Le Follet poussa un hoquet de surprise quand le rayon de lumière jaillit sur lui. Il ne s'était pas attendu à une telle attaque, ou du moins n'avait-il pas osé l'espérer. La lumière noya son regard, il porta instinctivement ses mains à son visage pour tenter de protéger ses yeux, mais le mal était fait. Quand le Liare rouvrit ses yeux, le rouge de ses prunelles était aveugle. Il poussa un cri de surprise, sans comprendre, et tomba à la renversé en s'emmêlant les jambes dans les hautes herbes.

-Onyx ?! appela-t-il, déboussolé.

Son sourire malicieux avait disparu, remplacé par une authentique incompréhension. Son corps était brûlant, mais cette chaleur était différente des flammes qu'il affectionnait tant : elle n'était pas volontaire.

Le dragon noir, stupéfait, poussa un hurlement de rage si grave et si puissant qu'il fit trembler les gravillons autour de lui. Ses ailes se déployèrent à nouveau et il s'envola d'une pulsion vers les cieux. Ses serres raclèrent le sol, Ladh les sentit venir, et lorsque la voix démente du monstre noir retentit dans sa tête, il était prêt :

"MAINTENANT."

Il se saisit de la patte qui passa au dessus de sa tête, griffant l'air autant que les cornes du Liare qui eut le réflexe de les esquiver. De toute ses forces il s'y agrippa alors que son corps quittait la terre à toute allure. Guidé par son instinct autant que par la colère de l'esprit d'Onyx, il se cabra et profita des antérieurs puissants en train de se replier par souci d'aérodynamisme pour se propulser plus en hauteur. A l'aveugle, il tâtonna contre les écailles rugueuses du reptile pour finalement parvenir à attraper un des pics qui ornaient son dos, calant ses jambes contre les aspérités que formaient les écailles. Le vent l'empêchait d'aller plus haut, il demeura suspendu sur le côté de sa monture qui fondait tous crocs dehors vers le dragon d'or qui, hélas, eut le temps e décoller : Onyx avait beau être immense, il n'en était que plus lourd. Sa  mâchoire claqua tandis qu'elle se refermait sur l'air, à quelques pouces de la queue de son cadet. Onyx dut alors d'urgence prendre de l'altitude avant que son propre élan et son propre poids ne le fasse s'écrouler contre l'air qu'il rasait presque. Le Follet eut un nouveau sourire.

Un sourire belliqueux, cette fois.

-Montre-moi avec tes yeux, Onyx ! hurla-t-il.

Le frottement de sa peau contre les écailles du dragon à chaque mouvement de ses muscles était une torture, ses habits s'effritant contre les lames que formaient cette armure noire qui recouvrait l'immense reptile. Onyx manqua de ne pas l'entendre, son esprit complètement aveuglé par la colère et la joie prédatrice qui l'envahissaient.

"Que crois-tu, Liare ? Que c'est aussi simple ?" gronda-t-il d'une pensée furieuse.

-Alors guide moi pour me jeter sur eux !

Le Follet sentit les muscles du reptile se contracter tandis qu'il obtempérait. Il battit des ailes furieusement pour se rapprocher bien qu'il soit d'une rapidité moindre face à son congénère. Heureusement, ce dernier ne s'était pas envolé de suite, il avait d'abord couru, si bien qu'il restait un léger laps de temps que les deux déments pouvaient utiliser.

"Vingt degré à droite, dix mètres devant nous."

-Propulse-moi.

Aucun des deux ne remit en cause la folie de cette idée. Toujours aveugle, le Follet se jeta vers l'avant, réquisitionné par la lourde tête de sa monture qui le projeta avec force dans la direction évoquée.

Dans l'obscurité de sa propre vision, Ladh se sentit voler. L'air l'embrassait d'une étreinte glacée, il était maitre des cieux sans l'aide d'Onyx. Cette pensée jubilatoire raviva son habituel sourire sur le visage. Ses mains prirent feu.

Mais ce n'est pas Nubia sur lequel il atterit, et la réalité le frappa au visage.

Littéralement.

Ses mains frolèrent la queue du dragon, y laissant une légère trainée de flammes, mais une branche se brisa contre le nez du Liare, qui n'avait pas la capacité de la voir venir et de s'en protéger. Il y eut un craquement sinistre et une sensation de chaleur goutta sur la peau grise du Liare qui glapit à la fois de souffrance et d'étonnement. Le reste de son corps continua sa chute, amorti par les branches d'un arbre qu'il ne distinguait pas.

Sonné, il finit par s'effondrer sur le sol, le souffle coupé et le visage en sang. Son poignet grinça douloureusement, tordu.

Ladh éclata de rire.

Hilare, le Follet se releva, passant une main pour chasser le sang de son visage ce qui n'eut que l'effet de l'étaler en une tâche noirâtre. Toujours aveugle, il passa une main sur son poignet, ses doigts tremblants sous son rire, et constata qu'il n'était pas si tordu, juste amoché. Voilà qui était une bonne nouvelle.

La présence mentale d'Onyx vint alors roder dans son esprit.

Le grand dragon noir avait vu les deux fuyards disparaitre dans un bosquet, mais sa grande taille ne lui permettait pas de voltiger entre les arbres. Il tournoya autour de ce bois, ses larges griffes frôlant la cime des arbres avec une rage dévastatrice.

-Je crois que je suis perdu ! cria Ladh en retrouvant son souffle.

Son nez saignait encore, quoique moins. Le Follet passa une main sur l'os, et constata qu'il était à moitié tourné sur le côté. Alors, d'un geste précis, il le remit en place : il y eut un grand craquement et une douleur fulgurante, Ladh émit un bruit entre gloussement et gémissement. Le sang coula de plus bel, il se lécha les lèvres pour en recueillir l'amertume métallique.

Onyx poussa un rugissement de colère belliqueuse, le cri résonnant dans les cieux et parmi les arbres. Quand sa voix résonna à nouveau dans l'esprit du Follet, il sut qu'il ne s'adressait pas à lui mais bien à Marissa, toujours sous l'influence de sa brume argentée.

"LÂCHE ! Comme tous les Arvèles !" lui cracha-t-il avec une telle force que son dragonnier eut un léger rictus quand sa voix ricocha dans son propre crâne. "Je vais ne faire qu'une bouchée de toi et de ton lézard doré. "

Ses six yeux rouges fouillaient la forêt en contrebas, guettant le moindre mouvement. Ladh, à l'orée du bois, l'entendit passer au dessus de sa tête : il lui fit un signe de main. Onyx l'aperçut et fit claquer sa mâchoire épaisse avec désapprobation.

-Je n'y vois toujours rien ! l'avertit Ladh.

"Alors éclaire nous un peu la voie, dragonnier."

Le Follet connaissait suffisamment son dragon pour savoir ce qu'il voulait dire. Il gloussa, très amusé par l'idée, puis avec un enthousiaste innocent il chercha le tronc d'un arbre à l'aveuglette. Lorsqu'il le trouva, ses mains s'enflammèrent, et les flammes se mirent à lécher l'écorce avec avidité. Ladh les aida à croître du mieux qu'il pouvait, mais il n'était guère au contrôle de sa Vérité. Il parvint à amplifier suffisamment l'incendie pour qu'il commence à s'étaler aux petits buissons adjacents, ses mains enflammées caressant les branches les plus sèches. Soudain las, il se délecta de la chaleur bienveillante des flammes qui commençaient leur aventure tandis qu'Onyx repassait à nouveau au dessus du bosquet.

Pour être certain de déloger les fuyards, il annonça à nouveau à l'Arvèle :

"Sors de là, ou tu brûleras."

Et cette fois, il accompagna son injonction d'un petit souffle mental, juste suffisant pour titiller les émotions de la jeune femme sans pour autant les contrôler. A cette distance, il n'en aurait pas été capable, et il n'exploitait jamais cette particularité de sa Vérité de toute manière.

Il voulait renforcer sa peur.

Le Follet essuya une dernière fois le sang qui achevait de ruisseler sur ses lèvres. Ses joues étaient barbouillées de ce liquide sombre tant il avait répété ce mouvement dans l'obscurité de son propre regard. Il avançait à l'aveuglette, tentant de se fier aux sons pour repérer son adversaire, mais il n'entendait que le crépitement des flammes qui se propageaient et le bruissement des feuilles dès qu'Onyx le survolait. Il avait bon espoir, cependant : à travers les ténèbres de ses yeux aveugles, il commençait à distinguer à nouveau de minces éclats lumineux, probablement ceux du feu qui lui léchait les vêtements. Ladh était déjà revigoré par la pensée de retrouver sa vue, il aurait détesté être éternellement aveugle.

La rage excitée du dragon noir se propageait dans son esprit malade de seconde en seconde, comme un virus particulièrement tenace. Le Follet avait du mal à y résister, d'autant plus que cela le divertissait encore davantage. Cette Marissa n'avait pas fait le bon choix en jouant à la proie et au chasseur avec un dragon fou et son dragonnier tout aussi dément, mais Ladh lui en était reconnaissant, c'était bien plus drôle comme ça ! Il regrettait même qu'Onyx souhaite sa mort, peut-être plaiderait-il en sa faveur.

Enfin, à supposer qu'il la retrouve.

Malgré son allure rendue prudente par sa cécité temporaire, le Follet avait le pas léger et prédateur, ses pupilles trop larges par l'aveuglement fixant chaque endroit où les sons lui semblaient incongrus. Les griffes de sa main libre caressaient les troncs des arbres en y laissant des trainées rouges, tandis que son autre main faisait rouler la hampe de Criarde dans sa paume. Aussi enfantin le Liare pouvait-il paraitre, il n'en restait pas moins un très bon lancier.

Il n'aurait aucune hésitation à s'en servir.

"Repérés. J'ai retrouvé leurs odeurs."

Le grondement victorieux retentit dans l'esprit du Follet, qui leva la tête vers les cieux. Une ombre passa dans l'obscurité de sa vision quand Onyx le survola : il commençait bel et bien à retrouver la vue. Ladh eut un sourire carnassier, aussi satisfait que son dragon. Il sentit que ce dernier s'apprêtait à lui donner leur position, mais une intense vague d'avertissement manqua alors d'assommer le dragonnier.

"BAISSE-TOI, FOLLET !"

Pour une fois, Ladh ne tergiversa pas et se jeta au sol, juste à temps : il entendit alors une balle venir se fracasser contre un tronc, sifflant au dessus de sa tête et venant érafler ses cornes là où quelques secondes plus tôt se trouvait sa tête. Il ignorait à quelle distance se trouvait le tireur, mais il connaissait désormais sa direction. Alors que la fumée de l'incendie continuait de se répandre à travers les bois, le Follet sentit un bref instant l'inquiétude du dragon à l'égard du Liare, puis ce sentiment céda la place à une avalanche de colère. Onyx était un être vaniteux : il ne supportait pas que l'on touche à ce qu'il considérait comme sien.

Ladh en faisait partie.

Ce dernier sentit toutes les réticences du monstre noir à l'idée de se poser sur une zone aussi boisée disparaitre alors qu'à toute vitesse, le Liare se mettait à couvert derrière un grand tronc. Les arbres gémirent quand le poids d'Onyx s'abattit sur eux, là où il avait deviné les silhouettes des attaquants. Il s'empêtra dans leurs branches, les troncs ployant et gémissant sous son poids, pénétrant durement ses écailles, mais il s'en fichait.

Le Follet, sa vue lui permettant désormais de distinguer des silhouettes flous, vit avec ébahissement cette montagne noire s'abattre sur les bois.

Bouche bée, l'expression figée dans un sourire émerveillé, le Follet observait la silhouette massive du dragon noir, perdue parmi les arbres et les branches comme une araignée suspendue sur sa toile. Il n'avait pas encore suffisamment retrouvé sa vue pour jouir des détails de cette scène dantesque, et il le regrettait : sous les flammes et les feuilles en perdition, parmi les cris de rage d'Onyx et les gesticulations vaines de son plus petit congénère, il y avait là un récit des plus divertissants à conter à l'Ours !

L'attention du Follet ayant été détournée, il manqua de ne pas entendre le bruit de pas d'un individu en approche. Il tourna ses yeux écarlates dans sa direction, avisa la silhouette camouflée, voulut bondir vers elle, mais le coup de feu qui vint se perdre entre ses jambes le stoppa net dans son élan. Il pencha la tête sur le côté à la manière d'un rapace attentif, et plissa les yeux pour mieux discerner son adversaire tout en sachant très bien que cela ne lui permettrait que de mieux reconnaitre l'Arvèle entêtée.

-Si tu veux combattre, je suis là, mais laisse partir Nubia ! tonna-t-elle alors.

Sa voix était ferme. Ladh ne perdit pas son sourire, mais celui-ci se fit plus malicieux. Dans sa main, il fit négligemment rouler la hampe de Criarde, en un geste familier et significatif.

-Nubia ? Qui est Nubia ? demanda-t-il avec une curiosité facétieuse.

Le craquement d'un arbre s'éleva dans les cieux comme le grondement du tonnerre. Le dragon noir continuait d'enfoncer son corps au plus profond de la cime des arbres, ses larges pattes s'emmêlant dans les branches pour rechercher le sol. Il ne se préoccupait pas des êtres qu'il piégeait sous sa masse et sous les débris qui s'y accumulaient. Il ne se préoccupait que de lui-même.

Le Follet fit un pas vers Marissa. Il la distinguait de mieux en mieux, au point de discerner le détail de ses mains sur son arme qu'elle rechargeait à présent.

-Ce n'est pas à moi que tu dois t'adresser, Humaine, continua-t-il alors dans un petit rire. Je ne contrôle pas plus Onyx que je ne contrôle cet incendie...quoique je maitrise mieux les flammes que je ne maitrise mon dragon ! Qu'en est-il du tien ?

Il n'attendit pas sa réponse, ses mains accrochèrent les braises qui se dessinaient sur un tronc voisin et il les envoya sur son interlocutrice. Dans le mouvement de cette distraction, il balaya l'air de sa lance, sa lame venant froler la peau sensible de l'humaine avant qu'il ne se jette lui-même sur elle. Ladh attrapa son fusil pour l'empêcher de l'utiliser tout en plaquant sa frêle silhouette contre un arbre, mais il fut surpris lorsqu'il sentit la morsure d'une lame dans sa chair, le sang ruisselant sur sa paume. Tout à son excitation et à son vue tout juste retrouvée, le Follet n'avait pas aperçu la hache qui ornait le fusil et pénétrait à présent sa main. Il la retira vivement, un sourire grimaçant découvrant ses canines, et si sa force surpassait celle d'une simple humaine, il fut toutefois déséquilibré par ce geste.