Le 25 Samun 1250

Je crois que je suis devenu trop pénible. La sédentarité forcée dont nous avons fait preuve après l’attaque des Récleyès et nos aventures dans la forêt commençait vraiment à me peser. J’aime Arnlo et sa vie agitée ; quels que soient les voyages que j’entreprends j’y reviens toujours, de la même manière que le saumon revient chaque année dans sa rivière de naissance. Mais comme lui, il me faut partir régulièrement pour réellement apprécier le retour à la ville. Jonas partage généralement cette philosophie de vie, mais s’il se remet bien de son séjour aux mains de la cinquième confrérie, il n’était pas encore prêt à reprendre la route et ne supportait plus de me voir tourner en rond pour tromper mon ennui. C’est pourquoi il m’a fortement incité, pour ne pas dire “mis à la porte”, à aller voir ailleurs s’il y était, tout en me demandant de lui rapporter une solaria des Montagnes de Saphir dont il avait besoin pour la forge – je crois.

Me voilà donc sur les chemins, une destination en tête, les fontes pleines et mon gila eggret en croupe. Lui aussi a bien besoin de quitter la vie citadine pour retrouver un peu d’élan, car il a passé les dernières semaines à dormir sans interruption, abandonnant même la chasse sur les toits. Il me sera de plus bien utile pour dénicher la gemme que je recherche, qui n’est certes pas rare, mais dans l’immensité des montagnes, ce petit chasseur de trésor méritera enfin sa pitance. Je passe par les terres de Faras pour m’éviter la traversée du désert, puis remonte vers le nord en direction de Férésis où je ne m’arrête que le temps de me ravitailler, avant de poursuivre mon ascension dans la montagne. Mon prochain arrêt est le petit village d’Alensir à environ une journée à l’ouest de Férésis, qui je l’espère fera une bonne base pour mes recherches.

Je laisse Ivoire au bons soins de l’unique aubergiste après l’avoir grassement payé pour qu’il s’assure qu’il n’arrive rien à mon denmuys et que je le retrouve à mon retour. Cette première journée de recherches est infructueuse et je reviens bredouille et fourbu à l’auberge. Alors que je prends un repas chaud bien mérité installé au comptoir, je surprends la conversation d’un vieillard avec le tenancier.

– … des hurlements horribles, je te dis. Vingt ans que je passe devant cette caverne tous les jours quand je me promène.
– Tu exagères, comme d’habitude, Org.
– Vingt ans ! Et pas une seule fois j’ai été dérangé, jusqu’à ces trois derniers jours. Dès que je m’approche, des cris, des grognements … c’est un diable qui vit dedans, c’est sûr ! Je peux plus prendre ce chemin. Et moi tu me connais, je supporte pas de changer de promenade. J’ai travaillé d’arrache-pied toute ma vie, c’est pas pour être dérangé à mon âge ! J’ai mis de côté un joli petit pactole, et je suis prêt à payer comme il faut quiconque me débarrassera de cette nuisance.
– Tu l’as vu, cet horrible monstre ? Comment tu espères trouver quelqu’un pour le chasser si tu ne peux même pas donner de description ?
– Je l’ai peut-être pas vu, mais ça a l’air d’être un énorme oiseau, vue la taille des plumes que j’ai trouvées à proximité !

Malgré ma fatigue, quelque chose pique mon intérêt. Oh, ce n’est pas la promesse de la récompense pécuniaire, bien que probablement alléchante je n’ai pas ce genre de besoin. Non, c’est plus la description – certes très partielle – de l’animal. C’est probablement un espoir fou, voire l’épuisement qui parle, mais cela me rappelle une vieille légende qui court chez les alchimistes. Celle d’un oiseau créé entièrement artificiellement, extrêmement rare, et qui vivrait dans ces mêmes montagnes. Si seulement je pouvais l’observer, en rapporter quelques plumes … voire un oeuf… alors ce voyage aurait été beaucoup plus utile que prévu.

– Excusez-moi, je n’ai pas pu m’empêcher d’entendre ce que vous disiez. Pouvez-vous m’indiquer où vous avez entendu cette créature ? Je peux vous aider.

Il me détaille de haut en bas, dubitatif. Il est vrai que je n’ai guère l’allure d’un chasseur : pas d’arc, pas de lance, une simple épée à la hanche et des habits de voyage. Cependant j’ai l’impression que l’idée de trouver quelqu’un qui le croit est suffisante pour lui. Il m’adresse un grand sourire auquel il manque quelques dents, et me tend la main.

– Org. Je peux même faire mieux que ça, jeune homme. Je peux vous y emmener, demain à la première heure.

Je lui serre la main, le marché est conclu.

Je n’ai pas encore trouvé ta solaria. Je n’ai pas vraiment eu le temps de chercher, un après-midi n’a pas été suffisant. En revanche, je suis tombé sur quelque chose de bien plus intéressant ! Figure-toi que le destin m’a amené à ce que je pense être un trésor de bien plus de valeur qu’une gemme. Un vieux du village m’a raconté une histoire qui me fait penser qu’un Kaar'Nyx se cache non loin de mon point de chute. Imagine ! Je ne peux pas encore être certain qu’il s’agisse bien de cette bête légendaire, mais j’essaie de croire que oui. Si c’est bien le cas, je t’en rapporterai des plumes, je sais que tu sauras quoi en faire d’ici à mon retour. Et pourquoi pas un oeuf ! Ah, je m’emballe, mais je te promets que tu auras une ressource extraordinaire à mon retour !

Je termine rapidement la lettre et applique mon cachet avant d’aller me coucher. Il est encore tôt mais le voyage et les recherches de la journée m’ont épuisé, et je dois me lever avant l’aube. Je vérifie une dernière fois que mon paquetage contient tout ce dont je pourrais avoir besoin. Toutes mes fioles sont là, ma dernière chemise propre et mon manteau de voyage sont jetés au pied de mon lit. Cela me rappelle que je dois payer un extra à l’aubergiste demain avant de partir pour qu’il se charge de ma lessive. La chambre qui m’a été fournie est loin d’être luxueuse, mais les draps sont propres et le matelas confortable : je n’en demande pas mieux. Il s’agit déjà d’une considérable amélioration par rapport à ce que j’ai pu trouver sur la route.

Le coq n’a pas encore chanté lorsque je descends dans la salle principale de l’auberge. Je suis étonné de déjà y voir quelques clients attablés, pour la plupart des habitués bûcherons qui viennent y prendre leur repas avant leur journée de travail. J’avale en vitesse ce que m’apporte la serveuse, puis paie le tenancier une avance de quelques jours pour qu’il garde ma chambre en l’état, avant de partir à la recherche d’un messager. Je trouve un marchand qui s’apprête à redescendre dans la vallée et lui confie mon courrier contre une pièce d’or. Une telle somme devrait assurer que la missive parvienne à Arnlo rapidement et toujours scellée.

À mon retour à l’auberge, j’avise Org qui parle avec l’aubergiste. Je m’approche de la paire.

– Prêt à partir ?
– Et bien .. Il y a eu … comme qui dirait … un petit contre-temps… La contrariété doit se lire sur mon visage, car il reprend avec moins d’hésitation. C’est à dire qu’une jeune femme m’a aussi demandé de la conduire jusqu’à la grotte et .. je n’ai pas pu refuser, vous comprenez. Et puis vous serez pas trop de deux pour vous occuper de ce monstre !

Il a l’air effrayé et cela n’augure rien de bon. Je suis son regard qu’il ne peut empêcher de glisser régulièrement vers l’entrée de l’auberge. J’y vois effectivement une jeune femme au charisme indéniable, ses cheveux d’un blond si clair qu’il paraît à peine naturel. Elle s’est placée près de la porte et surveille le vieillard du coin de l’oeil, rendant difficile un départ feutré en la laissant discrètement sur place.

– Elle a l’air prête à partir elle aussi. Allons-y. Nous réglerons cela plus tard.

Org lui fait signe que nous partons. Je m’approche de sa table et lui tend une main, un sourire charmeur aux lèvres. Autant essayer de partir sur de bonnes bases.

– Enchanté, Rhys. Il semblerait que nous allons être compagnons de route un temps.

Qu’est-ce qui peut bien la pousser à vouloir examiner cette grotte avec autant d’ardeur ?