Il était tôt, le matin du 24 Nehaïah 1248, lorsqu’Algard arriva à la Fête de la Vérité. La fraîcheur du début du jour laissait deviner un automne plus froid qu’à l’accoutumée, et à cette heure matinale, les visiteurs étaient encore peu nombreux dans les rues, tandis que les tenants d’échoppes et de stands en tous genres étaient déjà sur le qui-vive afin de vérifier une dernière fois que tout était prêt pour la Fête.

Pourtant, Algard n’était pas à la Fête en tant que simple visiteur. Suite à une réunion extraordinaire du Conseil des Nascor après la trahison des Héléos de Glace de la Tour Ouest, il avait été décidé qu’afin d’aider les Héléos, avec qui les Anciens étaient en très bons termes, dans leur traque des traîtres, des représentants des Anciens seraient envoyés à la Fête de la Vérité pour épauler leurs recherches.

La décision fit long feu et, au moment du départ, il fallut se rendre à l’évidence : nul ne souhaitait s’y rendre pour accomplir cette mission, considérée trop périlleuse en plein retour des Récleyès alliés aux Héléos de Glace. La Fête promettait d’être un lieu qui pourrait s’avérer dangereux pour quiconque essayerait de débusquer les conjurés.

Algard lui-même n’était pas volontaire pour cette mission, non par peur, mais davantage car son apparence physique et son animal protecteur, la louve géante Kaïla, n’étaient pas vraiment des atouts lorsqu’il s’agissait d’infiltrer des foules compactes ou de traquer des individus en milieu urbain tout en passant inaperçu.

Il fut néanmoins choisi par défaut, les Nascor estimant que sa connaissance du monde extérieur, en vertu de ses nombreux voyages, serait un avantage non négligeable. De plus, la Fête de la Vérité comporterait sans doute son lot d’attractions étranges et de personnalités un peu singulières. Ils en conclurent donc qu’Algard ne serait probablement pas le centre de l’attention.

C’est donc avec cette mission qu’Algard avait décidé d’arriver tôt le premier jour afin de faire un peu de repérage. L’enceinte de la Fête était immense : avec l’affluence attendue, il serait facile de s’y perdre, ou, pour une personne recherchée, de disparaître dans la foule si nécessaire. Il allait falloir être vigilant.

Peu convaincu par les arguments des Nascor sur le fait que sa présence passerait inaperçue, Algard confectionna également une sorte de « faux harnais » pour Kaïla, afin qu’elle inspire moins de crainte aux passants alentour. Il ressemblait peu ou prou à une muselière ; au détail près que le harnais n’était pas attaché. Tant qu’Algard le tenait en place en tirant fermement sur la lanière, le dispositif ressemblait à une vraie muselière, mais il lui suffirait de le lâcher pour redonner toute sa liberté à Kaïla. Elle n’aurait de toute façon pas accepté d’en porter un vrai. Il s’était également assuré qu’elle réagirait bien à quelques « tours », ce qui aiderait, il l’espérait, à la faire passer pour un chien de cirque si quelqu’un tentait d’attirer l’attention sur ce loup géant en pleine Fête de la Vérité.

Vers la fin de matinée, alors que la Fête commençait à atteindre son plein pour la journée, Algard fut contacté par un agent Héléo du Roi des Mers qui lui procura de précieuses informations. Notamment, l’apparence physique d’un des Héléos de Glace recherchés ayant été aperçus à la Fête. Sans cela, il aurait effectivement aussi bien pu chercher une aiguille dans une botte de foin ; il avait maintenant un élément concret sur lequel baser ses recherches.

C’est vers midi qu’il trouva son homme : ses talents en physionomie lui furent d’une grande aide, et il finit par repérer un individu semblant correspondre à la description qu’on lui avait donnée. Observant tout d’abord son comportement, il ne remarqua rien d’anormal à première vue, si ce n’est que l’homme semblait un peu nerveux, et regardait souvent par-dessus son épaule. Mais c’est en s’en approchant et en tentant de lui parler qu’il en eut le cœur net.

L’Héléo se savait probablement poursuivi. Avant même qu’il ait pu commencer sa phrase, l’Héléo croisa son regard, baissa les yeux vers Kaïla, redonna un bref coup d’œil paniqué à Algard puis, immédiatement, il le repoussa violemment et se mit à déguerpir aussi vite qu’il le put en direction d’une ruelle avoisinante, bousculant et renversant quelques badauds au passage. Un marchand de fruits hurla même:
« Au voleur ! Mes fruits ! Mes oranges ! », ce qui termina de semer la panique sur le passage du fuyard.

Algard, déstabilisé sous l’impulsion, arriva à se rattraper d’une roulade, mais il remarqua alors que, dans le feu de l’action, il avait lâché le harnais de Kaïla, qui s’était naturellement lancée à la poursuite de leur opposant. Il se pressa de suivre leur trace, et leur emboîta le pas dans la ruelle que l’Héléo avait réussi à atteindre en tentant de s'excuser auprès des passants qui cherchaient à reprendre leur chemin et des commerçants dont la carriole avait été renversée:
« Pardon, poussez-vous, excusez-moi, pardon, poussez-vous, excusez-moi, pardon, poussez-moi, excusez-vous... »

Cependant, lorsqu’il arriva au bout de la ruelle, qui donnait sur une autre avenue bordée de stands tenus par des Parlèms de toute évidence fort bien nourris, il ne trouva que Kaïla, seule, étant restée au bord de la ruelle sans s’aventurer dans la foule. Leur opposant semblait s’être volatilisé.

« Coursé par toi, ma belle, il aurait réussi à t’échapper ? Avec un corps d’humain ? Incroyable… Mais où peut-il bien être allé ? »

Algard ouvrit grand les yeux et tenta d’analyser la situation. La foule n’avait pas l’air particulièrement perturbée, l’Héléo n’avait donc pas continué de fuir éperdument. Si il avait tenté de s’infiltrer de nouveau dans la masse, il devait avancer lentement, et donc, il ne pouvait pas être très loin.

Même si l'Héléo se faisait discret, Algard savait qu’il était bel et bien là. Il se dirigea vers les stands des Parlèms.

Algard était conscient qu'avec Kaïla, il était loin d'être furtif. Il lui serait difficile d'engager une poursuite sans provoquer un mouvement de foule, ce qui était inenvisageable.

L'Héléo de glace ne pouvait s'être beaucoup éloigné et pourtant, il ne voyait personne, dans le flot continus de badauds de la Fête, correspondre à la carrure et aux vêtements qu'il avait aperçu. Mais rapidement, Kaïla s'avança un peu dans la foule, et revint immédiatement alors qu'Algard, intrigué, s'apprêtait déjà à reprendre sa course folle.

Kaïla revint tenant dans sa gueule une étoffe, une longue veste grise avant de s'asseoir sur son postérieur. Algard comprit vite: l'Héléo avait abandonné sa veste pour être moins reconnaissable.

C'est alors qu'Algard crut le reconnaître, à un stand de calligraphie qui se situait de l'autre côté de la rue. La taille correspondait, ainsi que, il lui semblait, la couleur de ses cheveux... Le suspect, dos à lui, semblait griffonner quelque message sur un bout de papier avec empressement.

Algard s'élança donc, le harnais de Kaïla à la main, pour traverser la foule, coupant la trajectoire de tous les passants. La vue d'un loup géant sous harnais, potentiellement dangereux donc, aida. Mais la rue était large, et le temps qu'Algard réussisse à atteindre le vendeur de plumes, l'Héléo s'était volatilisé.

Énervé par l'échec de sa tentative de filature, Algard eut un geste d'humeur et tapa du poing sur la tablette du marchand, qui poussa un petit cri beaucoup trop aigu pour ce grand gaillard d'âge mûr. Il balbutia:
" - Mon-mon-monsieur bonjour, que cherchez-vous ? Vou-voudriez-vous acheter cette magnifique p-p-plume de paon ? P-premier prix !

Algard sonda le vendeur du regard, tentant de savoir s'il pourrait être digne de confiance. Il questionna le vendeur, prudemment :
- Je recherche un dangereux fugitif qui est actuellement en fuite dans la Fête de la Vérité. N'aviez-vous pas à l'instant un client qui a écrit un message à votre échoppe ?
Le vendeur, intimidé par le regard noir d'Algard et les yeux perçants de Kaïla, suait à grosses gouttes. Il répondit timidement :
- Oui... C'est exact, il m'a laissé un message... Mais je ne sais pas de qui il s'agissait ! Je le jure !
- Pourriez-vous me montrer le papier, s'il vous plaît ?