Le quatrième sortait déjà de la salle. Quatre, et pourtant nous n'étions encore que le matin. Ella soupirait, devant l'inutilité de tout ceci : aucun véritable aspirant, que de simple nobles voulant simplement remplir leurs carnet d’anecdotes, pour retranscrire dans quelques salons les moindre détails de ces entrevues. Histoires sans doutes exagérées au centuple, la Lady n'en doutait pas : Après tout, sans ces artifices dont les aristocrates aimaient tant user, leurs rencontres n'étaient que des échanges banales de politesse, d'une banalité telle que la Lady en aurait bien baillé si son éducation ne lui interdisait point. Après tout, elle avait une image à tenir, et se permettre ce genre de gestes auraient été d'une grossièreté qu'on ne lui aurait pas pardonné.

 Elle attendait patiemment, jetais un coup d’œil à sa fiche d'entretien, cherchant plus d'informations sur son future interlocuteur. Ou interlocutrice, dirait-on. Une femme, voilà qui était quelque peu inhabituel, et qui fit aussi un sourcil à Ella. Une Demoiselle qui se proposait comme Conseillère ? Elle l'aurait espéré, mais, assurément, ce ne devait être qu'une curieuse désireuse de bien se faire voir auprès de ses amies. Sans doute, comme tant d'autres, venait-elle pour saisir l'occasion de rencontrer la Lady… Sans aucun autre but. Elle soupirait, reposait le feuille de papier avant de retourner s'asseoir dans le fauteuil de son bureau, là où elle recevait les visiteurs.

 Elle se sentait nostalgique à la vue de ces papiers entassés, de l'encre et des différentes plumes, et du fauteuil placé en face du secrétaire. Il y a encore quelques temps, c'était elle qui occupait cette place, et Slayer trônait à sa place. Il se chargeait de toutes les obligations, de toutes les rencontres, de toute la paperasse et de toute l'organisation. Elle, elle n'avait qu'à se tenir à ce qu'il disait, et à faire bonne impression. Mais maintenant, cette époque était révolue, et elle découvrait avec peine ce qu'étaient de réelles responsabilités. Et Mère Nature seule savait à quel point elle espérait retrouver vite un conseiller. Même si elle ne pouvait pas se permettre de formuler cet empressement à voix haute.

 Elle regardait à nouveau ce nom, plus comme une manière de s'occuper en attendant la visite que par réelle préoccupation. Mais, tout-à-coup, elle se rendit compte que ce nom ne lui était pas si inconnu. La maison Jelica ? Oui, aucun doute, elle en avait entendu parler. Voir même, elle connaissait cette famille. Où, comment ? Elle ouvrait quelques tiroirs, fouillait les dossiers de son ancien conseiller. Voilà, un papier à ce nom… Pour une commande de robes. Ce fut le déclic, et elle se souvint. Oui, c'était bien ça : la maison Jelica était de celles qui la fournissait en vêtements. Mais alors, pourquoi venir se proposer conseillère ?

 On frappait à la porte, annonçait l'arrivée de la Damoiselle. Ella rangeait rapidement les dossiers, affirmait d'une voix qu'elle voulait assurée qu'elle était prête à l'accueillir, et que la jeune femme pouvait entrer. Ensuite, ce ne fut plus qu'une question d'attente, mêlée à la hâte provoquée par la curiosité. En espérant que cette Elerinna ne la déçoive pas…

Je les regarde sortir, ils vont et viennent, et tous ont un petit sourire accroché aux lèvres. Ils s’empressent de griffonner ce qu’ils viennent de voir sur un carnet : la Lady serait-elle un animal de foire ? La boule au ventre, je soupire, j’attends, je regarde l’heure, je referme nerveusement mes poings sur mon pantalon.

Mon pantalon. Cette pensée m’arrache un sourire. Qui diable aurait-pu deviner, il y a quelques mois de cela, que la coquette Elerinna Jelica se présenterait devant la Lady, vêtue d’un simple pantalon ? Sobre, noir, pratique pour le voyage. Moi, je n’aurais certainement pas parié là-dessus.

Après tout, je n’ai plus d’image de marque à garantir. Les clients n’ignorent pas que j’ai abandonné l’atelier après avoir fui le mariage. Pensez-vous ! Les Parlèms jacassent. Ayez un tant soit peu de notoriété, et vous pouvez être certain que les détails vous concernant se transmettront naturellement, sans même bénéficier de l’aide d’un quelconque média. Regardez ces deux hommes, là-bas ; je les vois déjà en train de faire des messes basses, me dévisageant. "Regardez ce qu’est devenu la fille Jelica ! " doivent-ils certainement murmurer. "Regardez un peu, le voyage ne lui a pas réussi ! Qu’est-ce donc que cela ?"

Certes, outre les immenses cernes qui se dessinent désormais sur mon visage, l’on peut dire que j’ai changé. En bien ? Je ne saurais vous le dire. Tout ce que je sais, c’est que les Parlèms me regardent, dotés d’une certaine incompréhension. Comment peut-on passer d’un tel amour pour la haute-couture à… ça ? Une femme, autrefois si coquette, se pavanant dorénavant, au nez de tous, avec un tel accoutrement ? De larges bottes de marche ? Une veste de cuir ? Un arc dans le dos ? Allons ! Tout ce qu’il reste de cette femme est son interminable chevelure immaculée !

La vérité, c’est que je n’étais qu’une enfant. Stupide, à l’esprit étriqué. Allons bon, je connais tout aussi bien que vous les tendances Parlèms ! J’ai suivi la mode des années durant, mettant un point d’honneur à me montrer présentable. Que dis-je, me montrer présentable ? Je mettais un point d’honneur à vous plaire, vous, Parlèms, clients, fournisseurs, marchands ! Maintenant ?

Je m’en fous.

Le retour dans ma ville natale m’aura au moins été bénéfique en un point : j’ai pu constater du changement qui s’est opéré sur moi, en quelques mois à peine. Je suis Elerinna Jelica. En soi, ma personnalité n’a pas changé : j’ai simplement évolué. En quelqu’un de meilleur, je l’espère. C’est d’ailleurs de cette manière que j’ai saisi une chose : je n’aspire pas à passer le restant de mes jours à coudre. Mes talents dans le commerce et les relations internationales l’ont démontré à de plusieurs reprises. Aujourd’hui, je me sens endurcie, et j’ai compris : j’aspire à quelque chose de plus grand. J’ai toujours été ambitieuse, et mes rêves de grandeur n’ont fait qu’accroître.

Peut-être la Lady saura-t-elle déceler en moi ce potentiel ? Pensez ce que vous voulez, mais je crois sincèrement en mes capacités.

- Mademoiselle Elerinna Jelica… J’hausse le visage, sortie de mes pensées. Mon interlocuteur semble surpris en me voyant. Il n’ignore pas qui je suis. Je lui décoche un regard sévère, indiquant qu’il n’a pas intérêt à faire le moindre commentaire sur ce qu’il voit. Il se contente de faire comme si de rien n’était, replongeant son visage sur sa feuille. La Lady… Mademoiselle Ella Sambre… Vous attend.

J’hoche la tête et prends une profonde inspiration. Ne te démonte pas, Elerinna. Tu as toujours été une démagogue hors pair. Tu t’en sortiras, cette fois encore. Tu t’en es toujours sortie.

Je rejette mes cheveux en arrière et me lève de ma chaise, avançant d’un pas décidé vers la porte de Lady. L’homme place son avant-bras devant moi avant que je n’aie le temps de pénétrer dans la pièce. Il me dévisage d’un air à la fois compatissant et sévère. J’ai dû mal à saisir ce qu’il pense de moi. Peu m’importe ; je lève mon regard dans sa direction.

- Votre arc, mademoiselle Jelica.

Je soupire. Bien sûr, quel idiot irait donc se présenter armé devant la Lady ? Je dois bien être la première à débarquer avec un arc ; c’est d’ailleurs certainement pour cela que l’on me dévisage aussi étrangement depuis tout à l’heure. En quelques mois d’exil, j’ai eu le temps d’oublier que les armes n’étaient pas le fort de mes confrères.

J’ôte mon arc de mon dos et le tend à mon interlocuteur, qui le manipule avec soin. Finalement, j’attrape la poignée et pénètre dans ce lieu, le bureau de la Lady. Mon estomac me tiraille terriblement…

Je prends une profonde inspiration, refermant la porte derrière moi. Je ne dois laisser percevoir mon angoisse d’aucune manière. Tâchant de me retourner d’un air assuré, j’offre un immense sourire à la Lady qui se dresse, majestueuse, devant moi. Ella Sambre, je ne vous ai toujours vue qu’à travers votre voile ; et jamais seule à seule. Aujourd’hui marquera une première dans l’histoire de notre relation.

Je meurs d’envie de vous assaillir de questions : Père a-t-il repris l’entreprise ? Vous fait-il parvenir ses créations ? Vous souvenez-vous de moi, votre ancienne couturière ? Savez-vous que j’ai abandonné l’atelier ? N’êtes-vous pas trop surprise par ce changement ? Mais je n’en fais rien. Il ne s’agit pas là du but de ma venue.

Croyez-le ou non, mais je n’ai rien perdu de mes bonnes manières. Je n’ai pas de robe mais, attrapant l’extrémité de mon haut, je m’adonne à une révérence, baissant largement le visage devant l’exemple de puissance qui se tient devant moi.

- Lady Sambre, quelle joie de vous recroiser en ces conditions.

Ella a toujours pris soin de savoir dissimuler au mieux ses émotions, malgré son voile qui lui assurait un anonymat permanent. Mais, à cet instant, elle sentait son visage se laisser aller à une expression de surprise, et elle bénissait intérieurement sa cachette de tissu. Comment aurait-elle pu s'attendre à voir Mme Elerinna Jelica, la couturière d'une maison d'un bon goût certain et d'un raffinement rare, se présenter face à elle de la sorte ? Habillée telle une roturière… Ou plutôt, et c'était tout aussi regrettable… Tel un homme. Cette veste masculine, ces bottes, mais surtout… Ce pantalon, que n'importe quelle Parlèm rougirait à la simple idée d'essayer. Elle retenait avec peine son envie de la détailler, et répondait avec un léger temps de retard à ses salutations, se maudissant pour cet instant d’inattention.

« Cette joie est partagée, Mme Jerica. Veuillez m'excuser de l'attente que vous avez pu subir. »

 Elle fit un léger mouvement de tête, assez lent pour ne pas trop troubler son voile et risque de laisser entrevoir une partie de son visage. Elle désignait ensuite le fauteuil en face du sien, et invitait la demoiselle à s'asseoir. Elle faisait de même, tout en se posant de trop nombreuses questions… Fallait-il interroger la Demoiselle sur sa tenue actuelle ? Non, certainement pas, ce serait faire preuve d'une grossièreté impardonnable… Mais sa curiosité lui piquait la langue, plus que jamais : il était rare qu'on ose se présenter ainsi à une Lady, et elle voulait savoir pourquoi ce choix. Peut-être par provocation ? Non, elle en doutait : même la plus audacieuse des personnes n'oserait pas venir ainsi titiller quelqu'un d'aussi haut placé sans raison, et surtout pas une Parlèm. Au final, elle décidait de se laisser aller à cet aparté, tout en gardant le ton respectueux qu'elle ne quittait jamais.

« Je dois avouer que vous revoir ainsi me surprend légèrement, au vue des tenues que vous portiez autrefois, quand j'avais l'habitude de vous recevoir pour mes commandes… Enfin, sans doute ces changements sont-ils l’œuvre du temps, et ais-je tort de vous importuner à ce sujet. Veuillez m'excusez pour cette divergence. »

 Elle prit la feuille face à elle, s'occupant pour dissimuler sa gêne, regrettant déjà ses dires. Chaque initiative qu'elle prenait, sans qu'elle fut approuvée par Slayer, la mettait mal-à-l'aise, lui faisait penser qu'elle commettait sans cesse des erreurs. Et sans doute était-ce le cas, après tout, sinon pourquoi serait-elle ainsi à chercher un autre conseiller ? Mais au fond, ce qui la troublait le plus, c'était de savoir que cette situation était censé être... Normale. Elle ne devrait plus avoir besoin d'une approbation, et pourtant elle l'attendait toujours. Elle ne devrait plus tout craindre ainsi comme une enfant, et pourtant elle était loin de s'affirmer comme une adulte.

« Sachez, Mademoiselle, que nombre de personne sont venues me voir plus pour… Savoir à quoi je ressemble, sans doute, que par réelle motivation pour rejoindre le rôle de conseiller. Comme nous avons eu l'occasion de nous rencontrer nombre de fois par le passé, j'ose croire que ce n'est pas le cas, ou plutôt, je l'espère. Vous voudriez donc me servir d'aide en prenant une place aussi importante ? D'où peut donc vous venir cette envie ? »

 Ella marqua une légère pause, pour observer un instant son interlocutrice, l'imaginer un instant prendre la place de Slayer. Et, bien que cette idée lui paraissait impensable, elle réussit à trouver un point commun entre Elerinna et son ancien conseiller : La force d'esprit qu'elle laissait transparaître. Il ne fallait rien craindre, pour oser assumer une telle audace de la force. Et cela plaisait à Ella autant que ç'aurait dû l'offusquer. Cette effronterie, contre laquelle n'importe qui aurait pu mépriser sa coupable, attisait son envie d'en savoir plus. Et, si elle ne pouvait plus se permettre une remarque à ce sujet, elle espérait pouvoir mieux cerner le personnage par le biais de ses réponses. Il était évident qu'elle n'avait plus en face d'elle la couturière d'autrefois… Elle devait donc analyser cette inconnue, comme elle avait l'habitude de la faire avec n'importe qui d'autre. Par la suite, elle pourrait juger de ses capacités et de la façon dont il vaudrait réagir. Elle priait simplement pour ne pas faire la moindre erreur de jugement.

Ma tenue vous outre-t-elle, lady Sambre ? Eh bien, sachez que je n’ai que faire de votre point de vue sur ma toilette. Allons, en quoi le fait de porter un pantalon me rendrait-il moins apte à discuter avec vous ? Slayer se présentait-il devant vous en jupe ?

Je n’ignore pas que je n’ai aucune raison de me montrer désagréable avec mon interlocutrice, et pourtant, ce sujet me froisse. Ce changement signifie tant pour moi que j’en suis devenue susceptible. J’en perds même mon sourire. Contiens-toi, Elerinna. Tu n’as jamais été une personne douce, mais tu es tout de même en face de la Lady.

Que pourrais-je bien lui répondre ? Que mon changement est effectivement l’œuvre du temps ? Que ces magnifiques robes dont je m’apprêtais à l’époque me retenaient prisonnière dans un monde que je haïssais ? Que mes talents de couturière étaient maudits, permettant à mon père de me manipuler à sa guise ? Que ces artifices me servaient à dissimuler mon malaise ? Que ce changement, aussi choquant soit-il, me permet enfin de me sentir libre ?

Non, non et non. Certainement pas. Je soupire, pose mon regard ailleurs et d’un geste de la main, je rejette ma chevelure en arrière. Je n’ai pas du tout envie de vous parler de ce qu’il s’est passé ces derniers mois, Lady Sambre. Le temps a fait son œuvre, voilà tout ce que vous devez savoir. Après un instant de réflexion, je réponds simplement :

- Ce n’est rien.

Voilà qui devrait être suffisant pour le moment. Après tout, je ne suis pas venue jusqu’ici pour tenir la Lady au courant des nouvelles qui animent les Jelica.

Finalement, mes yeux se posent de nouveau sur la jeune femme qui se tient en face de moi, tentant vainement de percer l’opacité de son voile. Il est perturbant de discuter avec quelqu’un dont les expressions ne sont pas visibles, mais il va falloir que je m’y accommode. Après tout, je n’ignorais pas en venant jusqu’ici qu’Ella Sambre n’ôte ce bout de tissu de son visage pour rien au monde. Pourquoi aurait-elle fait une exception aujourd’hui ?

La Lady termine sa tirade, et voilà déjà que je suis prise d’une envie de rire. Nerveusement. Heureusement, je n’en fais rien. J’inspire profondément, me concentrant sur ma réponse.

Je croise les jambes, réfléchis quelques secondes. Bien entendu, je me moque de l’allure de la personne dissimulée derrière ce voile. Ce qui m’intéresse, à l’heure actuelle, c’est le statut politique de cette personne et le rôle qu’elle pourrait m’offrir.

Mon envie d’assurer un rôle si important me vient d’abord de ma soif de grandeur. J’ai toujours su que j’aspirais à quelque chose de grand, et cette opportunité ne se présentera pas une seconde fois. Enfin, les récents évènements ont fait que j’ai appris à comprendre ce qu’il se passait autour de moi, et je crains qu’en ces temps troublés, un avis éclairé soit plus important que jamais. Je veux jouer un rôle dans tout cela, et malgré tout, mon désir le plus profond est celui d’aider ma confrérie en conseillant la Lady du mieux que je le peux, que ce soit sur le plan commercial, financier, social ou même concernant les Récleyés. Je suis prête à en assumer les conséquences.

Maintenant, reste à la convaincre que je suis tout à fait apte à endosser ces responsabilités. Retrouvant finalement un sourire se voulant naturel, je prends calmement la parole :

- Cette envie, Lady Sambre, me vient de mon amour pour ma confrérie. Je suis une Parlèm, j’ai toujours vécu à Arnlo. J’ai appris les subtilités de la politique et de la finance grâce au commerce et à mes relations –j’ai toujours côtoyé les plus grands ; dont vous faites d’ailleurs partie- ; les subtilités de la guerre grâce à mon implication dans les récents événements. J’ai appris à comprendre ce qu’il se passait partout ailleurs, j’ai appris à établir des relations avec les non-humains et les autres confréries. Je pense, madame, être tout à fait apte à vous conseiller quel que soit le sujet.

Je m’étonne moi-même de mon honnêteté. Je me retiens bien évidemment de soulever le fait que la position des Parlèms est plus cruciale que jamais, et qu’il serait temps de réagir une bonne fois pour toutes. Saurez-vous vous laisser convaincre, Lady Sambre ?

Ella avait eu tort d'aborder ce sujet, dont elle avait immédiatement reconnu la sensibilité sur le visage de son interlocutrice. Son expression avait presque instantanément perdu le sourire qui était de mise dans les entretiens de la noblesse. Et Ella avait appris, au fil de ses discussions, à quel point il était rare de faire perdre ce sourire à un Parlèm. Elle nota donc ce détail, qui reflétait tant Elerinna ; il faudrait à l'avenir éviter ce sujet, car le passé de la Demoiselle semblait lui être sensible. Mieux vaudrait s'en tenir à l'usage, et ne pas diverger de ce pourquoi elles étaient toutes deux ici : la place de conseiller à laquelle son interlocutrice aspirait. Car elle y aspirait, et bien plus que la ribambelle de curieux à laquelle la Lady avait fait face jusqu'alors.

Elle fut presque surprise de l'argumentation qu'Elerinna lui répondit. C'était ce qui était demandé, cela ne faisait aucun doute… Cependant, si elle s'était attendu, quelques années auparavant, à entendre ce genre de discours sortir de la bouche de la jeune couturière ! Non, décidément, ce n'était plus la même femme ; et même, elle n'aurait pas soupçonné d'entendre ces mots sortir d'une bouche féminine. Parler de la sorte de guerre et de politique était le propre des hommes : mais peut importait à la Lady. Au contraire, voir avec quelle fougue une jeune femme semblait vouloir s'impliquer dans ce rôle lui plaisait. Mais enfin : elle ne devait pas changer son jugement en fonction du sexe de son interlocutrice, et il faudrait traiter son discours avec la même sévérité que si elle était un homme.

« Voyez moi ravie, Mademoiselle, de voir l'investissement que vous semblez prendre dans la vie de notre confrérie. Les connaissances et la motivation que vous déployez sont exactement celles dont j'aurais besoin… Cependant, j'aurai quelques questions au sujet de votre parcours, si vous me le permettez. »

Elle croisait le regard de son interlocutrice, bien que celle-ci ne puisse pas lui rendre à l'exact. La Lady était habituée à ce que les yeux de ses interlocuteurs parcourent son visage sans savoir où se poser. Elle sentait, par expérience, que la jeune femme ne mentait pas : ou alors, elle devait faire une excellente comédienne. Cependant, Ella voulait plus de détails : elle connaissait ses relations et son commerce, pour en avoir été cliente. Mais pour le reste ? Qu'avait-elle fait, exactement,

« Vous dites vous être impliquée dans les récents événements… Ce qui est tout à votre honneur. Pourrais-je avoir quelques précisions à ce sujet ? »

Une femme qui disait connaître les subtilités de la guerre : voilà qui était intéressant. Elle était curieuse de voir ce qu'elle avait fait, exactement ; elle qui n'avait jamais approché un camp de bataille, elle imaginait un monde cruel, composé uniquement d'homme. Et, si Elerinna en possédait la tenue et l'assurance, elle n'en restait pas moins une dame. Elle se demandait aussi quelles relations elle entretenait avec les non-humains : rares étaient les échanges que sa confrérie avait pu établir avec eux. Un lien fragile avec les liares, aucun entretien avec les héléos… Et voilà que la demoiselle face à elle assurait avoir des relations avec eux ? Elle avait hâte qu'elle en dise plus… Mais chaque chose en son temps.

Des questions, tout comme je l’attendais. Je me redresse sur ma chaise et dévisage mon interlocutrice avec assurance. Quoique, « dévisager » est un bien grand mot. Son voile me perturbe ; quand se décidera-t-elle à l’ôter, à la fin ? Je ne suis tout de même pas une inconnue. Elle connait mon nom, ma famille, mes relations. Certes, elle est étonnée de mon changement et n’a certainement eu aucune nouvelle de moi depuis des mois ; mais ce simple fait suffit-il à effacer sa confiance en moi ? Dieux, la Lady demeure décidément bien trop secrète.

Quoiqu’il en soit, je me reconcentre sur l’entretien. Ce poste est mon ultime chance de me réintégrer à la société Parlèms, et surtout il serait la consécration de tout ce que j’ai accompli ces dernières années – donnant au passage un sens aux souffrances que j’ai endurées ces derniers mois. Mais je ne vais tout de même pas rester là à m’apitoyer sur mon sort. Quitte à être nostalgique, autant partager mon expérience. Et répondre à sa question, aussi. C’est important.

- Eh bien, Madame, sachez que j’ai participé à la bataille de la tour Est. Je ne prétends pas avoir été une combattante hors pairs, mais cette expérience m’a beaucoup appris. J’avale ma salive, tâchant tant bien que mal de contenir mes souvenirs. Des souvenirs encore beaucoup trop récents pour être capable d’en parler avec tant de désinvolture. J’en ressors… différente. Je prends une profonde inspiration et me lève doucement de ma chaise. Je ne suis pas à l’aise, assise là, à fixer cette femme sans visage. Je prends le risque d’être impolie en lui tournant le dos. Je me rapproche calmement de la fenêtre de son bureau en fixant l’extérieur. Comprenez bien que je ne pourrai jamais oublier ce que j’ai vécu, vu là-bas. La guerre a laissé une trace indélébile en moi. Alors, je suis certaine d’être capable d’en saisir les subtilités. Ma réponse vous convient-elle, madame ?

Je ne sais pas si je suis convaincante. Je sais que la guerre a été le principal point de conflit en la Lady et son ex-conseiller, mais je prends le risque d’en parler. J’estime cette qualité essentielle, et je suis certaine de ne pas commettre les mêmes erreurs que Slayer. Je me retourne vers elle, rejetant au passage ma lourde chevelure. Si vous avez d’autres questions, madame, je suis toute ouïe.