Certains auraient pu considérer Kerlian Scythe comme complètement fou. Envoyer un aveugle d’un bout à l’autre de Madelle simplement pour mettre fin aux jours d’un traitre semblait un peu démesuré. C’était néanmoins son droit de le faire, et il avait pris ce droit. Ainsi, son « chien » se retrouvait sur la route encore une fois. Il devait se rendre à Thalis. Il devait traverser la plaine d’Accro. L’homme avait fait un campement très rudimentaire avant que le soleil ne bloque complètement sa vue déjà réduite. Son campement n’était certainement pas le plus beau, ou le plus confortable, mais il était simple à monter : une bâche accroché sur quelques branches d’arbres, un sac de couchage doublé de fourrure et un chien de garde toujours aux aguets. Et lorsque le soleil commença enfin à se coucher, il s’était levé, prêt à une autre longue nuit de marche. Chaque mouvement était calculé. Son chien de berger noir, gris et blanc laissait presque l’impression d’être un loup, et il marchait à ses côtés d’un pas calme et déterminé.

Il y avait, pour Kethren, plusieurs problèmes associés à ce genre de voyages. D’abord, il ne connaissait pas la plaine d’Accro comme il connaissait la tour sombre. Sa mémoire musculaire ne pouvait donc pas tout simplement le porter d’un endroit à l’autre sans qu’il n’ait à réfléchir. Il croisait aussi beaucoup d’inconnus, ce qui brouillait autres sens comme l’ouïe ou l’odorat, du moins pendant quelque temps. Se diriger une fois arrivé à Thalis serait aussi un problème, mais il ne voulait pas y penser, car comme le bon chien de garde qu’il était, il ferait exactement ce que son maître attendait de lui, et il le ferait à la perfection. Ce fut d’ailleurs son odorat qui l’attira. Lorsqu’une fine, presque imperceptible odeur vint à ses narines, il se redressa tel un chien de prairie aux aguets. Pendant de longues secondes, il huma l’air à la recherche de la source de cette sensation. Ayant conscience de son corps en entier, Kethren sentait les brins d’herbe valser autour de ses pieds, portés par des vents, chaque mouvement de sa grande cape, ou de la fourrure du col de son manteau lui indiquait une direction. Dans toute cette confusion éolienne, il lui fallut près d’une minute (temps qu’il jugeait lui-même inacceptable) avant de pouvoir discerner la bonne direction. Sans la moindre hésitation, il se mit en route. Un autre problème des longs voyages pour Kethren : hors de chez lui, il ne pouvait cuisiner et se voyait confiner à de terribles rations généralement sèche et sans goût.

En un temps record, il franchit la distance entre la petite butte où il se trouvait et le campement des inconnus. Il s’accroupit dans les herbes hautes, tel un prédateur, ne laissant que sortir sa tête quelques secondes afin d’observer la scène. Il y voyait deux hommes et une femme. La femme cuisinait devant un feu, ce devait être de la viande salée. Elle semblait heureuse, mais ne sentait aucun lieu de parenté entre les trois individus. Les hommes étaient armés, la femme aussi, probablement, mais ils semblaient tous au repos. Calmement, il s’approcha, bougeant entre les herbes, tapis dans la pénombre de la nuit tombée et du feu, observant, observant tel un prédateur, mais sa proie était heureusement immobile et bien embrochée. Une bourrasque inattendue fit claquer sa cape au vent ce qui attira l’attention des deux hommes. Il aurait pu se faire prendre, mais l’assassin choisit plutôt de se cacher et se rendre vers le campement. Les deux hommes étaient maintenant à la recherche d'un bandit, la femme était entrée dans la tente pendant quelques secondes, juste assez pour subtiliser ce magnifique morceau de…

Juste avant de poser ses mains gantées sur la broche, il se figea, sentant le regard de la jeune femme sur lui. Il ne pouvait sourire, portant son masque de fer qui cachait son visage. Il aurait pu choisir la fuite, mais il était si près du but. Armé jusqu’au dents, il n’avait pourtant retiré aucune de ses dagues et avait les mains vides, il se contenta donc de dire :

Debout ainsi à quelques pas du feu, les mains à quelques centimètres de la broches, il était certainement difficile de cerner le personnage qu’était Kethren. Pris comme un enfant, la main dans le sac, il aurait pu être comique d’imaginer cet homme se faufilant dans un campement pour cette unique raison. Après tout, pourquoi un assassin professionnel risquerait-il de se faire prendre simplement pour un peu de viande? Eh bien, pour avoir la réponse à cette question, il aurait fallu connaitre les tréfonds de l’imagination et de la psyché de cet être bien particulier. Néanmoins, il vit la femme et l’observa attentivement. Il pouvait sentir son cœur battre, les émotions qui la parcouraient, la peur, la surprise, l’incertitude… Il ne fit pas de mouvement brusque, mais il se préparait à sortir ses armes, si nécessaire, ou encore à prendre la fuite dans les herbes hautes, advenant le cas où on tenterait de mettre fin à ses jours.

Derrière le lourd masque de fer se cachait certainement un visage, mais ses yeux blancs étaient presque imperceptibles sous les quelques rayons de l’astre lunaire. En d’autres circonstance, le blanc de ses yeux aurait reflété cette lumière, mais sa tête était penchée, il était pensif. Lorsque la jeune femme sortit le couteau, il se raidit, comme un animal aux aguets, mais se ravisa, son cœur ne battait pas au rythme de celui d’une femme cherchant à se battre. Sans vraiment la regarder, il observait ses mouvements, il voyait ses mains, la viande, le feu… et il avait compté les gamelles. Il y en avait quatre. Si les deux hommes revenaient, ce dont il ne doutait pas, ils seraient trois dans leur compagnie, et lui. Une compréhension très poussée des mathématiques n’était pas nécessaire à comprendre qu’il était compté parmi les invités.

Lorsque les deux hommes revinrent, il tourna vivement la tête vers eux, son regard vide les observait calmement. De la tête aux pieds, cherchant en eux l’agressivité. Ils avaient eu cette intention de l’attaquer, probablement, mais ils se ravisèrent. Il ne pouvait voir le regard de la femme, il ne pouvait imaginer le genre d’émotions qu’il transmettait, mais il avait conscience que c’était elle qui, d’un simple mouvement de tête, les avait calmé. Peut-être n’avaient-ils pas confiance en lui, c’était normal, après tout, au moins ils ne semblaient vouloir l’attaquer ouvertement. Tous prirent place en silence. Kethren avait involontairement assombri l’atmosphère. Tout ce qu’il voulait était un repas délicieux. Il ne cherchait pas à les tuer; si c’était le cas, il aurait probablement déjà entamé les hostilités. L’assassin s’installa un peu en recul des autres, conscient que pour manger, il devrait retirer son masque. Il avait toujours été de mise chez lui qu’il le porte : pour la bienséance, et pour éviter de se montrer à Nariya qui détestait voir ce corps et ce visage déformés. Avec le temps, c’était devenu une habitude : il n’avait pas été très difficile de lui faire apprendre la honte.

Sans même tourner la tête dans la direction de Lynn, l’homme prit la gamelle avant de la poser devant lui. Il avait rabattu la capuche sur sa tête pour cacher complètement son visage, alors que de ses mains gantées, il alla défaire les attaches qui retenaient le masque de métal. Il le retira et le posa sur le sol. C’était une plaque de métal noire qui devait couvrir tout son visage et une bonne partie de son cou, traversé simplement d’une ligne verticale dorée. Kethren prit ensuite son plat, sans adresser un regard aux autres, il inclina la tête en signe de remerciement, son visage toujours caché par le tissus, et par sa tignasse noire. « Ca sent bon… »