Daeymo 1248

Le port de Thalis était un endroit très fréquenté par les Héléos. Le peuple de l'eau avait élu domicile là, à mi chemin entre terre et océan. Iriela se souvenait avoir foulé les pavés de ce port quand elle avait quitté son monde pour celui des humains, une dizaine d'années plus tôt. Elle n'y était pas resté longtemps cependant, ses congénères lui rappelant bien trop les cuisantes blessures qu'on avait infligé à son cœur. Puis les années avaient passé et la souffrance aussi, ne laissant plus qu'un goût amer dans la bouche de la jeune femme à l'évocation du port. Pardonner lui était impossible.Elle laissait son regard se perdre dans les vagues et l'amertume glisser dans sa gorge, en attendant que sa peau ne s'assèche au même titre que ses vêtements. Le soleil était doux mais le vent soufflait atrocement fort sur la plage. Iriela sentait le sable fouetter sa peau au rythme du vent. C'était désagréable mais elle n'avait pas le choix. Elle devait attendre que ses attributs océaniques refluent pour marcher sur le sol et que ses vêtements sèchent avant de se présenter en ville.Une heure plus tard, elle quittait le sable pour entrer dans le port de Thalis. Vêtue d'une robe écrue, elle avait rabattu la capuche d'une cape sur son visage, pour cacher ses cornes d'or qui lui attiraient toujours d'affreuses réactions de la part des uns et des autres. Le vent l'obligeait à tenir le tissus pour ne pas finir démasquée.Maudit vent et maudit vêtement. Elle n'aimait pas la sensation du tissus contre sa peau. Ca grattait, c'était désagréable. Comment faisaient les humains pour supporter cela à longueur de temps ? Non, décidément ces créatures étaient des rustres. Mais elle n'était pas venu pour se plaindre. Elle était venue pour récupérer une commande qu'elle avait passé. Du matériel pour ses recherches qu'on ne fabriquait pas dans l'océan. Iriela s'éloigna du bruit des vagues et de son cher océan pour s'enfoncer dans les rues, quittant les docks pour passer dans la ville et gagner la boutique qu'elle cherchait. La vipère connaissait le chemin par cœur pour l'avoir déjà parcouru plusieurs fois, aussi elle progressait rapidement et sans détour dans les rues, jusqu'à s'arrêter après quelques minutes de marche devant une porte.Elle s'engouffra à l'intérieur et jeta un rapide coup d'oeil pour vérifier qu'elle était bien seule cliente, avant de se découvrir. Du coup de l'oeil, elle perçut le frémissement du commerçant quand son regard tomba sur ses cornes et qu'il se détourna pour aller chercher le matériel.La jeune femme roula des yeux, vaguement agacée par cette réaction. Toujours la même depuis son premier passage. En attendant que le commerçant ne revienne, elle promena son regard sur les livres que contenaient les étagères, et regretta de ne pouvoir les emporter avec elle. Le papier humain ne résistait pas à l'eau, malheureusement et leurs encres se dispersaient dès qu'une goutte d'eau tombait dessus. Un jour, il faudrait qu'elle prenne le temps d'en copier certains ou de les faire copier sur un support plus adapté à son milieu de vie.L'homme revint rapidement, coupant court aux réflexions de la jeune femme. Il posa une boîte sur le comptoir et l'ouvrit devant Iriela, passant en revu ce qu'elle avait commandé. Il annonça ensuite le prix du lot et dut affronter le regard azuré de la Héléo, qui semblait réfléchir.Finalement aucun mot ne franchit ses lèvres et elle déposa le nombre de pièces demandées sur le comptoir avant de fourrer la boîte dans sa besace et de sortir, en couvrant à nouveau son visage. Elle songeait sérieusement à cette histoire de copie de livre en redescendant vers les docks. Et elle songeait si fort qu'elle ne prêtait plus attention à ce qui l'entourait. De toute manière, elle en avait rarement besoin puisqu'on prenait toujours grand soin à l'éviter. Mais ce jour-là, elle aurait du, car cela lui aurait évité de tomber sur la route et de se faire mal. Sa capuche était tombée dans son dos alors que son réflexe fut de protéger son matériel. Surprise, elle leva les yeux pour voir ce qui lui avait valu cette chute, une main se portant à sa dague par précaution.

Les messagers... Si seulement les héléos pouvaient leur faire confiance! Cependant, malgré toute sa bonne volonté, Fav préférait lui même aller jusqu'à la cote pour confier une missive vers la mer. Payer un humain pour qu'il aille transmettre un message à un des membres des océans, c'était dans la moitié des cas laisser l'humain avec sa commission dans jamais qu'il n'ai approché une goutte d'eau.

Ainsi, après avoir enfin trouver un lieu où se loger et où commencer enfin un apprentissage passionnant, celui de la préservation de la vie, le fils unique des Dirlias avait décidé d'amener lui même sa lettre jusqu'à Thalis, histoire de la remettre à quelqu'un de confiance, c'est à dire quelqu'un pouvant aller sous l'eau muni de branchies. Et, étonnement, malgré qu'on soit dans le port côtier le plus fréquenter par les membres de son espèce, Fav ne trouvait personne...

Il sorti sa lettre, écrite dans une encre non sensible à l'eau sur un tissus imperméable, le seul moyen pas trop couteux pour laisser des écrits lisibles pendant quelques mois à la fois sur terre et sous l'eau, le sel n'aidant en rien à la conservation, et la relit.

"Chère mère, chère père.

Bien que vous réprouviez mon envie de quitter notre peuple au profit des terriens, je tenais à vous dire que j'ai trouvé un endroit où m'épanouir. Les différences entre nos mœurs sont notables, cependant j'apprends autant de ce qui me parait intolérable que de ce qui me semble louable et digne d'éloges. J'ai vu, en très peu de temps, des être plus cupides que tout ce que j'ai pu voir chez nous, et en même temps les personnes les plus dévouées aux nécessiteux alors qu'eux mêmes étaient dans la misère. Les plus fervents croyants parlent tous les jours à des indécis, des êtres de basse naissance quémandent à des mieux nés et, sans aucuns liens, ceux qui possèdent ce qui me parait être une bonne partie du monde offrent sans compter. Les humains sont tellement hétéroclites que chaque peine causée est également compensée par une joie offerte, que chaque pleure se soigne par un sourire.

Ils ont aussi tellement de choses à m'apprendre : j'ai plus assimilé d’anecdotes différentes sur toutes les confréries en une semaine parmi eux qu'en une vie à vos cotés. Certes, les leurs sont parfois des légendes, mais en comparant votre vision et la leur, je commence à les comprendre. Je dis bien que je commence : la majeure partie du temps, ils me semblent à la limite de l'indécence. Malheureusement, je ne suis pas encore assez proche d'eux pour leur parler de ma vision, celle que vous m'avez inculqué.

Ainsi, je vous fais passer cette lettre pour vous rassurer et que vous sachiez que je reviendrai bel et bien dans un an seulement, les quelques jours passés ici me confortant dans mon choix.

Avec toute la tendresse que votre fils vous porte,

Fav Dirlias."

Relevant les yeux du tissus, il devait désormais trouver celui qui l'apportera à sa famille. Les Dirlias n'étaient pas connus, mais s'il indiquait dans quel secteur des récifs ils se trouvaient, il faudrait moins d'une heure pour les trouver. Restait à savoir qui voudrait bien faire cette démarche...

Déambulant dans les rues, en l'espace d'un instant, Fav sentit quelque chose : l'odeur de la mer. Une odeur qu'il n'avait pu sentir véritablement depuis peut être une douzaine de jours, seulement c'était la première fois qu'il s'en séparait, et, presque instinctivement, il la reconnu. Il se tourna brusquement vers la personne portant ce parfum, et tenta de l’arrêter de la main dans geste brusque.

Le mouvement était pataud, digne de n'importe quelle personne ne pratiquant aucune activité physique, et malheureusement, si déjà sous l'eau il n'était pas un grand sportif, à part le ménage, il n'avait pas fait grand chose depuis son arrivée à la surface. Ainsi, dans sa tentative d'interpellation, il fit chuter celui à qui il voulait demander une faveur. Certainement pas la meilleure des approches... Fav dit en tendant son bras, la main ouverte, pour permettre au passant de se relever.

"Je vous prie de m'excuser, vous allez bien?"

La femme était des plus surprenante : un serpent de mer. Enfin Fav fit attention ses cornes. Il n'en avait jamais vu, seulement des rumeurs : un simple contacte serait mortel. Il ne pouvait le vérifier, mais leurs écailles étaient connues pour leur couleur. Le contact avec la peau était il le même? Etait ce pour ça qu'elle n'avait pas pris sa main? Pendant qu'elle se redressait, à la vue de son regard agressif, il recula son corps, sans bouger ses pieds du sol : il n'était pas habitué à cette colère. Lui qui était la majeure partie du temps serviable, il avait rarement l'occasion de s'attirer ce genre d'animosité.

Il resta cependant avec un visage impassible. Pas froid, juste non inquiet, et il tenta un bref sourire pour sembler plus avenant avant de l'entendre répondre :

~ Vous ne m'avez pas mise à terre pour vous inquiéter de mon état. Que me voulez-vous ?

Ne pas se déconfire était plutôt difficile, mais pas infaisable. La menace tournant autour de la femme était suffisante, et son ton peu avenant n'aidait en rien... Le sourire se terni, mais le regard resta franc. Il remit sa main le long de son corps, et prit deux secondes pour réfléchir. Comment ne pas sembler se moquer d'elle... Vu sa réaction, toute parole déplacée rendra la suite de la conversation stérile... S'excuser? Déjà fait. La prendre de haut ou se mettre à genoux serait tout aussi peu diplomate. D'égal à égale, comme son peuple le fait en temps normal, mais en restant le plus respectueux possible. Il reprit un visage avenant, sans être hypocrite :

~ Croyez bien que ce n'était pas mon intention de me moquer de vous, j'avais reconnu l'océan en vous, et c'est la première fois que je m'en éloignais. Je voulais vous demander un service, mais peut être devrais-je d'abord vous montrer ma bonne foi.

Il tendit à nouveau la main, en espérant que si jamais elle avait un contact venimeux, elle ne s'amuse pas à la lui serrer.

Le comportement de la cornue était insupportable. Certes, elle pouvait être désagréable, mais irrespectueuse? Envers quelqu'un faisant preuve d'une volonté visible de sympathie? Un membre de son espèce qui ne la refusait pas? C'était un peu trop. Les sourcils du roux se froncèrent, un air plus grave se dégagea. Pas mauvais, pas agressif, juste grave. Pourquoi était elle aussi froide? Comment la faire se dérider? Comment au moins partir sans laisser derrière lui une personne lui gardant rancoeur.

Il retira sa main, la plaça dans sa sacoche, et fouilla pour trouver la lettre. Il lui lança un regard pour lui signaler que ce n'était pas une arme, et la sorti.

~ J'avais de besoin qu'on fasse passer un message à ma famille, et pour cela il fallait que je trouve quelqu'un retournant aux coraux. Je peux trouver une façon de rémunérer votre service, à la hauteur de mes moyens, que ce soit de la monnaie ou autre.

Il se rendait bien compte que marchander avec quelqu'un d'hostile dans l'attitude n'était pas la meilleure des approches. Mais quelle autre solution? Ah, peut être... Jouer sur son honneur : vu son attitude suffisante, et insupportable... Si il ne lui manquait pas de respect, ça pourrait être suffisant.

~ Cependant, si vous ne vous sentez pas de rendre service à l'un des vôtres éloigné des siens pour vivre proche du temple terrestre d'Eliosa.

Cette manœuvre était risquée... Mais bon, c'était soit ça, soit il la laissait repartir. Fav était conscient qu'il détournait les faits à son avantages, sans mentir, mais c'était ce que lui avait apprit à faire le prêtre dans son enfance après tout...

~ Quel est votre nom ?

Cette question était simple. Seulement, trop dérangeante : elle avait été prononcée presque sortie de nul part, et beaucoup de raisons pouvaient être à son origine. Bien sur, aux vues des circonstances, Fav avait énormément de mal à penser que c'était juste pour savoir à qui adresser cette lettre. Cette possibilité impliquait soit que la jeune femme change d'opinion en un instant, et l'attitude ferme et définitive qu'elle transpirait depuis leur collision laissait penser le contraire, soit elle était juste désagréable au quotidien et était en fait une femme serviable, même gentille. Le héléo savait qu'une première impression pouvait être fausse, mais là, c'était très difficile de penser qu'elle pouvait se montrer agréable. Malheureusement, à la fois parce qu'il aimait croire les gens bons et parce qu'il espérait qu'elle amène la lettre chez lui, Fav refusait d'exclure cette solution.

Une autre, probable, serait qu'elle connaisse suffisamment de fidèles d'Eliosa pour pouvoir vérifier ses dires. Les prêtres ont beau être nombreux sous l'océan, vu que le gros du culte de la déesse des eaux s'y trouve, pour peu qu'elle connaisse les secteurs populaires, les grands dévots y étant moins fréquents, son nom lui serait inconnu. Si, pour elle, il fallait qu'il soit au moins respecté par son peuple pour que l'argument religieux compte, il serait ignoré, certainement un peu méprisé, mais rien de bien méchant. Cette possibilité n'était donc pas un grand frein à ce qu'il donne une réponse.

La troisième possibilité, qui elle était dangereuse, était tout simplement qu'elle voulait savoir l'identité de la personne l'ayant importuné avant de lui faire du mal. Les quelques légendes sur les cornes dorées n'étaient pas avenantes, et donner son nom risquer de mettre en danger sa famille. Seulement, si il voulait être parfaitement objectif, il savait avoir signé sa lettre. Si elle voulait vraiment faire du mal à sa famille après lui avoir réglé son compte, rien ne pourrait l'en empêcher. Ne pas donner son nom lui serait utile seulement si elle était munie d'un sens de l'honneur tordu l’empêchant de causer du tord à quelqu'un qu'elle ne pourrait pas nommer... Vraiment peu probable. Ainsi, à nouveau, donner son nom ou non n’entrainerai pas différence remarquable.

La dernière, qui lui tenait à cœur, était que pour tisser le moindre lien avec une personne, savoir comment l'appeler était la plus solide des bases. Il se doutait qu'elle ne voulait pas devenir une proche de l'apprenti médecin, mais ne serait-ce que pour continuer la conversation, cette information était importante. Bien sur, ça pouvait aussi être pour savoir à qui réclamer son du une fois la lettre arrivée à bonne destination, mais c'était très encouragent. C'est pourquoi il répondit avec un sourire se dessinant sur son visage :

~ Dirlias Fav. Et vous?

Il espérait qu'elle lui donnerai à son tour une réponse, ne serait ce pour éviter une petite humiliation personnelle, et pour qu'elle montre qu'elle ne le considère pas comme une simple nuisance...

Voir une monstre aux yeux de son peuple prononcer son nom aussi lentement... Disons qu'il y avait des choses plus rassurantes. Dans l'utopisme de Fav, la voir attendre aussi longtemps avant de lui répondre, était plutôt un bon signe : plus elle attendait, moins il était probable qu'elle veuille lui faire du mal. Il ne la voyait le tuer après une longue réflexion. C'est pourquoi il se déconfit quand il vit ce qui se rapprochait le plus de la réponse tant attendue.

Il écarquilla les yeux, et la suivit du regard. Comment pouvait elle se montrer aussi cruelle : elle avait son nom, qui résonnait désormais comme une menace. Il la vit passer à coté de lui, la senti arriver dans son dos, et s'éloigner. Il se retourna, et sans la suivre, il partit dans une direction de biais à la sienne. Il fit attention à faire un écart pour ne pas la choquer, mais son pas vif ne pouvait qu'attirer désormais l'attention. Elle avait réussi quelque chose : il allait désormais devoir prévenir lui même ses parents qu'une menace était susceptible de flotter eux.

Dire qu'il cherchait un simple messager et qu'il repartait avec la conscience peu tranquille. Si jamais un malheur arrivait à sa famille suite à cet entretient, il sentirait une culpabilité telle qu'il donnerait sa vie pour tenter de racheter la leur, de la façon qui lui semblerait la plus opportune et la plus juste sur le moment. Il bouscula véritablement quelques personnes dans sa marche forcée, ne prenant plus la peine de s'excuser. Il se rendit compte qu'il avait toujours sa lettre à la main. Il ne la rangea pas : il la serra dans sa paume pour se rappeler tout le long du chemin pourquoi il était aussi pressé.

La seule pensée qui l’effleurait qui n'avait pas de liens directes avec la situation était le retard qu'il aurait pour retourner à l'hospice où il travaillait désormais. Quand il y retournerait, il refusait de penser qu'il n'y retournerait pas, il espérait que la ponctualité n'était pas une des choses les plus importantes de la vie des habitants de Karnès.