Salem s’éveilla en plein après-midi, chaudement emmitouflé dans une couverture de voyage. Une main caressait son dos nu, effleurant les lignes de son tatouage du bout des doigts. L’esprit embrumé, le neustro se tourna et battit plusieurs fois des paupières pour rendre sa vision plus nette. Une femme se tenait à côté de lui, allongée sur le flanc. Elle l’observait en souriant. Elle glissa une main dans ses cheveux et se pencha vers lui pour déposer un baiser sur son front.

- Tu as bien dormi ? demanda-t-elle.

Salem répondit d’un hochement de la tête, encore ensommeillé.

Daenara se leva et s’approcha d’une petite table pour se saisir d’un plateau. Elle le posa sur le lit, face à Salem qui se redressa en s’étirant, puis elle s’assit au bord du matelas.

- J’espère que tu as faim, s’exclama Daenara en lui tendant une fourchette.

Il n’avait rien avalé depuis la veille. Il avait passé la nuit à se ronger les sangs, il n’avait trouvé le sommeil qu’une fois le soleil levé. Un autre neustro gérait le campement en son absence. Il attrapa la fourchette et entama son plat, retenant une grimace. Daenara n’était pas une grande cuisinière…

La guerre sévissait dans les Terres Inexplorées depuis quatre jours. Les neustros s’étaient naturellement déplacés pour venir en aide aux blessés. Nombre d’entre eux étaient partis sur le champ de bataille avec les Arvèles alors que d’autres étaient restés à la frontière entre les Terres Inexplorées et les Chutes de Veroni. Ceux-là avaient établi un campement pour accueillir les blessés qui sortaient du territoire Récleyés. La majorité des neustros qui étaient restés hors des Terres Inexplorées étaient ceux venus d’Elsaria. Par conséquent, Salem en avait la responsabilité. Or, seules trois personnes avait atteint le campement jusqu’à présent, encore trop secouées pour parler de ce qu'elles avaient vécu. Le Docteur se faisait un sang d’encre en songeant à ce qui pouvait se produire de l’autre côté de la frontière. Il n’existait pas de guerre sans blessés… Pourquoi est-ce que personne ne faisait demi-tour pour panser ses blessures ? Il ressassait ces pensées, tâchant tant bien que mal de garder bonne figure devant le reste du campement. Seule Daenara connaissait ses inquiétudes et y compatissait.

Cette dernière les avait d’ailleurs rejoint peu de temps après leur installation près de la frontière. Elle était arrivée en pleine nuit, dupant les gardes pour se faufiler dans la tente de Salem. Il ne savait pas comment elle se débrouillait, mais elle parvenait toujours à le retrouver où qu’il soit. La jeune femme prenait par ailleurs un malin plaisir à entretenir ce mystère. Depuis son arrivée, elle assurait la sécurité du camp en compagnie d’autres gardes, refusant catégoriquement d’aider aux tâches médicales.

Salem termina son repas et se leva. Il se rhabilla puis se saisit de sa sacoche qui traînait dans un coin de la tente.

- Tu y retournes déjà ? demanda Daenara en l’observant, stupéfaite.

- Pas le choix, répondit-il simplement, inquiet de laisser la gestion du camp entre d’autres mains.

Elle haussa les épaules. Salem s’approcha d’elle, déposa un baiser sur ses lèvres et quitta la tente pour se retrouver à l’extérieur.

L’air frais de l’hiver lui fouetta le visage. Une brise glaciale traversa ses vêtements et le fit frissonner ; sa veste en velours peinait à le protéger des froides températures des Chutes de Veroni en cette saison. Le sol était couvert d’une fine pellicule de neige. Un feu brûlait au centre du campement, entouré de toutes les tentes qui le composaient.

Il fronça les sourcils en apercevant le petit groupe qui s’était formé devant l’une d'elles. Le camp était généralement désert à cette heure de la journée, à l’exception des quelques mercenaires qui montaient la garde pour garantir sa sécurité face à d’éventuels fauteurs de trouble.

Des éclats de voix retentirent. Salem reconnut Ismaël, le neustro qu’il avait désigné pour prendre en charge le campement pendant ses heures de sommeil. Ce jeune homme qui avait été son apprenti était un neustro très prometteur en plus de posséder un grand sens des responsabilités.

Salem se dirigeait vers la foule quand il entendit la voix de son élève s’élever :

– Que quelqu'un aille réveiller Salem ! s’exclama-t-il, visiblement agité.

– Je suis là.

Il se positionna devant son apprenti. Sa présence provoqua un silence parmi le groupe de neustros, tous ayant un air grave accroché au visage. Cette réaction l’inquiéta. Il posa un regard sévère sur Ismaël, anxieux de ce qui avait pu se produire durant son absence.

Blême, son apprenti détourna le regard. Il pointa l’entrée de la tente d’un mouvement de menton.

– Tu devrais aller voir par toi-même, dit-il solennellement.

Salem sentit son estomac se nouer.

Les personnes qui bloquaient le passage s’écartèrent pour le laisser entrer. Il pénétra dans la tente à contre-cœur, comme s’il savait déjà à ce qu’il allait y trouver.

La première chose qui le frappa fut l’odeur âcre qui embaumait l’intérieur de la tente. Sa gorge se noua. Devant lui, à même le sol, le corps d'une consœur gisait dans une mare de sang. Sa chair était lacérée de plusieurs coups de lame. Elle avait été assassinée, ici, dans un campement de neustros et dans une violence inouïe. Salem fut pris d’un vertige, profondément choqué par ce qu’il avait sous les yeux. Ismaël le rattrapa en le saisissant par l’épaule.

Il ne pouvait pas décrocher son regard de la dépouille. Il secoua la tête et repoussa son apprenti d’un mouvement brusque. Il prit quelques instants pour retrouver ses esprits et il s’accroupit à côté du cadavre. Que s’était-il passé ? Personne ici n’avait rien entendu ? Pourquoi avait-elle été assassinée avec une telle sauvagerie ?

Le neustro examina le corps sans prononcer un mot. Elle gisait ainsi depuis plusieurs heures. Le Docteur lança un regard sévère à son apprenti. Cela s’était produit sous sa responsabilité. C’était impardonnable.

– Que s’est-il passé ? l’interrogea sèchement Salem.

Ismaël chercha ses mots, puis il rétorqua :

– Je ne sais pas, personne n’a rien entendu ! Tom l’a retrouvée comme ça tout à l’heure et…

– Ca suffit, l’interrompit Salem.

Il laissa quelques secondes s’écouler durant lesquelles il prononça une silencieuse prière.

– Il faut trouver le responsable, dit-il. Préviens les autres.

Ismaël acquiesça d’un hochement de la tête. Une fois seul, Salem se releva. Son cœur battait à tout rompre. Pourvu que ce ne soit pas ce que j’imagine… pensa-t-il.