Il est toujours difficile de vivre dans une confrérie lorsque le sang qui est le nôtre est un rappel constant de la trahison engendrée par nos parents. Depuis son plus jeune âge, Séléne n’avait connu que les regards de travers et les perfides paroles à son encontre, et d’aussi loin que remontent ses souvenirs, le visage de ses parents - ses vrais parents - avait disparu des limbes de sa mémoire. On ne pouvait pas dire aujourd’hui que la notion de famille avait beaucoup d’importance pour la jeune femme et elle ne s’en cachait pas. Mais s’il lui fallait un jour raconter son histoire, elle mentionnerait surement dans un murmure que ses parents avaient eu beaucoup de courage de fuir ainsi la confrérie pour se permettre le temps d’une vie de s’éloigner des conflits et de la rudesse d’une existence de Récleyès. Bien sûr, elle ne l’aurait vraisemblablement mentionné qu’à mi-voix, et sans doute n’y croirait-elle qu’à demi-mots… et pourtant, il lui arrive parfois d’y repenser, quand ses envies s’échappent vers cette horizon qui lui semble bien trop loin, bien trop libre pour elle. Ce n’est pas tant un besoin qu’un rêve qui transporte la jeune femme de temps en temps, elle sait parfaitement ce qu’elle doit faire et où vont ses allégeances. Mais il lui arrive parfois en observant le couchant de se laisser bercer par les murmures du vent.

Les parents de Séléne n’étaient pas restés là à attendre que la fin vienne. Ils s’aimaient, ce qui est bien trop rare dans un monde comme celui-là. Mais c’est cet amour sans doute qui transporta un peu trop tôt leur fin vers un chemin prématurément court. A la différence de la majorité des Récleyès. Séléne n’est donc pas née et n’a pas vécu dans la Tour Sombre, symbole de la confrérie. Ses parents avaient fuis, assez longtemps pour s’offrir quelques années de répit mais pas assez pour échapper aux hordes du Ténébreux qui n’avaient pas tardé à retrouver la petite famille trois ans après la naissance de leur enfant. Si aucune sanctions ne furent prises sur Séléne, ce ne fut pas le cas des deux amants qui finirent leurs jours certes ensembles, dans la même prison, mais cruellement séparés à passer leur derniers jours en se regardant au travers de barreaux bien trop resserrés. Ainsi pouvait se résumer les premières années de la jeune femme qui ne les gardait d’ailleurs pas dans ses souvenirs, à la fois trop jeune et trop marquée par l’ampleur de l’acte qui l’avait pourtant profondément touché.

Elle fut confiée très peu de temps après cela à une autre famille. Bien sûr, il n’était pas évident de leur attribuer ce terme aux vues du peu de plaisir que prenaient ces deux personnes à prendre à leur charge une enfant qui portait en elle le fragment perverti de la trahison. Quand elle repensait à ceux qui se prétendaient aujourd’hui encore ses parents, elle ne voyait que le masque de l’hypocrisie et la profonde marque du dégoût qui continuait de s’insinuer sur les bords de leurs traits. Elle n’avait aucune haine ni colère envers eux, et leur était simplement indifférente, comme s’ils n’étaient pour elle que le reflet d’une vieille connaissance qui s’était éparpillée au fil des années. Ce qui n’était pas si loin d’être le cas. Mais à nouveau, il convient de se pencher un peu plus sur ces quelques années qu’elle eut  à vivre en compagnie de ces parents bien trop peu aimables pour l’avoir un jour aimé. Elle n'avait jamais demandé rien de cela de toute façon… Séléne passa un peu plus de dix ans aux côtés de ces deux Récleyès. Elle n’avait été confié que par nécessité et c’était le dépit (et surement les sommes versées pour compensation) qui avait poussé le couple à s’occuper de l’enfant. Sans pour autant bien sûr s’encombrer de pathétiques faux semblants de sentiments ou quoique ce soit d’autre dans le genre. Elle ne se souvient plus vraiment à quel moment elle bascula de l’autre côté de l’innocence infantile pour parcourir le chemin dur et poussiéreux du devoir. Séléne n’avait jamais été une  petite fille turbulente et encore moins quelqu’un capable de discuter les ordres qu’on lui donnait de peur d’attiser sur elle les regards méprisants. Une caractéristique qui naquit à cette époque et se retrouvait encore chez elle aujourd’hui. Plusieurs années passèrent ainsi, sous le joug cruel de deux tuteurs bien décidés à faire quelque chose de cette gamine qui n’avait rien de plaisant et qui n’était qu’une bouche de plus inutile à nourrir, incapable d’apporter la moindre renommée et importance à la famille. Elle crut pouvoir échapper à sa prison familiale lorsque sonna le glas de ses 13 ans, destinée comme tous les enfants Récleyès à se rendre à l’Académie de la Tour Sombre.

Et puis un jour il entra dans sa vie.

Qui ne le connaissait pas parmi le farouche et sombre peuple des Récleyès ? Leur Roi, leur Souverain, leur Maître absolu et incontesté à tous. Le Ténébreux était venu à elle, d’une manière tout aussi banale que surprenante. Encore aujourd’hui, Séléne peine à se rappeler cet instant qui la vit croiser sa route avec celle du Grand Seigneur, et ce dernier qui plongea son regard en elle, silence éternel face à cette révérence esquissée avec peur et maladresse. Les langues se délient, on qu’il était tombé sous son charme. Foutaises, ne cessait de penser Séléne qui ne pouvait continuer de croire, même après toutes ces années, qu’elle avait pu attirer ainsi le regard de son Roi simplement par le charme. Elle n’était qu’une enfant en ce temps, tout juste 14 ans quand lui abordait déjà ses 27 ans. Elle n’avait pas la grâce de la noblesse et rien dans son caractère taciturne qui pouvait attirer qui que ce soit. Jamais d’ailleurs elle n’aurait voulu attirer un aussi puissant regard !

Mais elle ne pouvait regretter cet instant qui avait définitivement changé le cours de sa vie. Au lendemain de cette rencontre gravée à jamais dans sa mémoire, Séléne avait vu le Ténébreux revenir à elle, l’acquittant de son éducation auprès de l’Académie et promettant de lui offrir une vie de Reine chez lui. L’offre avait semblé si utopique, si merveilleuse qu’elle en aurait été presque risible. C’est d’ailleurs avec un sourire un peu amer que la jeune femme s’en rappelle aujourd’hui. Faire d’elle une Reine… Il n’avait pas forcément mentit. Adieu la vie auprès de ses parents détestables, adieu les corvées interminables et sans intérêts. Elle était libre de cette vie passée, mais tombait tout droit dans les filets d’un futur bien plus sombre encore. Elle n’avait que 14 ans certes, mais elle n’était pas idiote. Et pour la première fois on lui trouva la fibre de rébellion pour protéger sa fierté, son honneur et son corps. Elle le lui promettait ainsi solennellement, elle ne comptait pas s’offrir à lui, ni maintenant, ni demain, ni jamais.

Une promesse qui pourrait si facilement être brisée.

Les années ont passé. Dans une lenteur accablante et une rapidité insoupçonnée. Il lui semblait que c’était encore hier qu’elle passait les portes de cette immense demeure qui appartenait au Ténébreux. Cette même demeure où elle vivait désormais depuis presque dix années. Libre mais captive, enfermée mais protégée, les choses avaient changé sans vraiment se modifier réellement. Son Roi portait toujours sur elle ce regard depuis toutes ces années, et aujourd’hui encore elle n’avait pas cédé. Elle était fidèle, bonne guerrière voire combattante aguerrie, versée dans l’art et l’utilisation de la Vérité. Séléne avait bien des choses pour elle désormais, mais il lui semblait, petit à petit, que cette affection pour son Roi, cette insistance constante de celui-ci, serait le salut qui sonnerait le début d’une nouvelle dépendance.

Mais elle était encore loin d’abandonner. C’était mal connaitre son caractère bien forgé.