La tour sombre déchirait le ciel rosé comme une épée d’ombre qui s’enfonçait en son cœur même. En cette soirée autrement paisible, le continent somnolait. Pour les madelliens, il ne restait presque plus de souffle à cette interminable journée. Non, interminable n’était peut-être pas le bon terme. Car eux n’avaient pas senti cette pression, le monde qui s’enfonçait peu à peu et la menace qui approchait et grondait au plus profond des terres inexplorées. Ils ne pouvaient même imaginer les horreurs que renfermerait cette nuit. Eut-ce été le cas, ils auraient peut-être apprécié plus la douceur du soleil, la légèreté de l’herbe se balançant au gré de la brise, peut-être auraient-ils pu chérir cette journée comme si elle était la dernière. Le dernier rideau s’abaisserait certainement sur la vie de plusieurs personnes en cette nuit. Et il en serait la cause. Il en était souvent la cause. Au sommet des hautes marches de pierre menant à la cour de la Tour, il semblait observer le spectacle devant lui. Ces créatures… elles sentaient la mort. Son odorat fin savait détecter le fin mélange d’humus, de mousse et de pourriture, comme les enfants sortis des plus sombres talus. Leurs cris rauques perçaient ses tympans. Créatures silencieuses lors de la traque, elles s’impatientaient lorsque plusieurs heures séparaient leurs repas. Et il devait bien y avoir des jours qu’elles n’avaient pas été nourries, pourtant elles restaient dans l’enclos sans chercher à s’emparer de quelconque membre de la confrérie; sûrement le résultat de quelque enchantement fait par un sorcier de la confrérie. L’Assassin n’en savait trop rien. Après tout, ne s’étaient-ils pas assurer de sa propre docilité?

Un soupir plus tard, il ouvrit enfin ses yeux blancs, laiteux. Il ne voyait pas à proprement parler ces créatures, elles étaient floues. Leurs formes et leurs fils se distinguaient mal de celles de la terre même : sauvage, insoumise, imprévisible… la force brute même de la nature. Pendant de longues minutes l’Assassin s’était questionné. Cela aurait paru absurde aux yeux de plusieurs : pourquoi se questionner? Les ordres étaient clairs. Mais les ordres, les ordres… les ordres clochaient, ils sonnaient faux lorsqu’ils ne venaient pas des Scythe. Un piège tendu. Un assassin seul devant le trou béant de l’échec, l’abysse de la mort. Un choix indissociable. Sa survie n’avait aucune importance à leurs yeux. Il n’était pas même un outil digne d’être utilisé à son plein potentiel. Une cible ouverte. Même si personne n’assistait à son monologue intérieur, il fit un signe de vague, comme pour dissiper des pensées troublantes. Non, se doutait de pourquoi il se trouvait là précisément, à débattre de ces ordres mêmes. Peut-être les sorciers savaient-ils calmer les créatures se trouvant devant lui, mais il était le seul qui pouvait véritablement voir et tirer les fils de leur existence même, les contrôler comme si elles lui appartenaient. Il pouvait les soumettre à sa volonté, car elles n’étaient pas de complexes créatures comme les humains… c’était beaucoup plus facile. Mais elles étaient moins dociles, fortes et visibles, elles attireraient certainement l’œil de l’ennemi, n’était-ce pas là le but de la chose? Le jeu en vaudrait-il la chandelle? Serait-il vraiment seulement une autre perte? Un autre … dommage collatéral?Ce n’était pas improbable…

D’un geste presque ritualisé, Kethren enfila le masque sur son visage déformé, cachant ses yeux blancs, les brûlures et ses traits. Lentement, il remonta la capuche sur sa tête et il émit un sifflement qui retentit bien au-delà de la cour. Les créatures se retournèrent, comme poussées par une curiosité simultanée, et un canidé noir s’approcha. Il aurait été suffisamment grand pour servir de monture à l’assassin qui, une fois équipé ne ressemblait qu’à une autre des ombres dans la nuit. Le grand loup s’arrêta calmement près de son maître, se tenant à ses côtés assis fièrement, alors que celui-ci observait les créatures.

Même s’il avait l’attention des créatures, il étira lentement les doigts pour tirer sur leurs fils, les attirant vers lui comme guidées par une bride invisible. Des créatures peu intelligentes, mais qui savaient reconnaître le danger quand il se trouvait aussi près. Il n’eut à prononcer aucun mot, cela n’aurait été d’aucun recours, et tous se mirent en route. Les grandes créatures étaient plus lentes qu’il ne l’aurait espéré, mais il était confiant de pouvoir passer la frontière bien avant la tombée de la nuit, moment où il devrait se retirer car ses facultés visuelles chutaient drastiquement au courant de la journée. Ces géants semblaient capable de se comprendre, et bougeaient dans une harmonie qui surprit l’assassin qui les suivait, non-loin, gardant une main solide sur les fils de leur vie, s’assurant qu’aucun d’entre eux ne délaisse le troupeau. Dans un mouvement unique, ils se dirigèrent vers la grande rivière qui les mènerait dans les terres habitées de Madelle. Leur unisson était surprenant, ainsi Kethren avait un bon espoir de pouvoir s’esquiver bien avant la fin des affrontements, quitte à se cacher au creux de la forêt pour une nuit, avant de reprendre la route vers la Tour Sombre. Il ne s’attarderait certainement pas en territoire ennemi. Il n’était pas un guerrier, et même si sa vie n’avait pas une grande valeur aux yeux de sa confrérie, clairement, elle en avait un minimum pour sa propre personne.

Ce plan, il ne l’aimait pas. Traverser la frontière ouvertement, tout faire pour se faire remarquer, c’était contre son étique, et son instinct de survie. Il savait abuser des faiblesses des ennemis, mais il n’était ni un diplomate ni un guerrier impressionnant. Attirer l’attention sur sa personne était la meilleure façon de se faire capturer et questionner, selon lui, mais à quoi bon tenter d’expliquer quoi que ce soit à ceux qui ne le voyait comme moins que rien. Alors qu’ils longeaient la rivière, ses pensées s’assombrissaient bien plus rapidement que le ciel. Ils avaient certes passé la frontière, mais les dix créatures l’entourant n’étaient pas passées inaperçu, il y aurait au moins une personne qui sonnerait l’alerte, mais après tout, il ne devait pas fuir, simplement… poursuivre sa route. Distrait, mécontent, il grogna d’agacement avant de tirer un bon coup sur les fils des créatures qu’il avait l’impression de tenir en laisse. Il n’y avait aucun village dans les environs, aucun pont, rien à détruire, mais son sang bouillait, et n’importe quoi ferait l’affaire.

Il n’avait pas la vision d’un aigle, en fait même la nuit, certains bâtiments lui échappaient, mais un grognement le rappela à l’ordre, le forçant à mieux étudier son entourage. Ce n’était pas facile lorsque de grosses créatures lui bloquaient la vue, mais il perçu finalement quelque chose entre les arbres. Un regroupement d’animaux. Il y avait donc ici une ferme, ou un pâturage. Peu importe. N’importe quoi ferait l’affaire. Son mouvement de bras se termina donc dans cette direction, alors qu’il envoyait à la chasse quatre des créatures, continuant son chemin avec les autres, certain que ces premiers attaquants finiraient par rattraper leurs frères.