Lorsque le Follet s'approcha du tas d'or, le prokher enragé le chargea à nouveau avec une vivacité renouvelée. Ladh l'esquiva en roulant sur lui-même mais les griffes lui éraflèrent le visage sans profondeur, suffisamment pour l'aveugler de rouge pendant quelques instants. Il essuya son visage de sa manche, juste à temps pour voir le dragon trébucher et s'écrouler, se relevant douloureusement. Criarde était toujours enfoncée dans son dos, rappel de ce combat inachevé. Ladh commençait à s'en lasser : les attaques de la créature n'étaient pas très diversifiées et surprenantes, après tout le Liare avait déjà rencontré des prokhers dans le passé, quand il était en quête d'Onyx. Le Follet se releva et courut vers le tas d'or pour s'emparer d'une poignée de pièces, les attrapant du bout des doigts pour dans la foulée courir vers le prokher qui se retourna agressivement vers lui. Ses cornes manquèrent à nouveau de l'éventrer, déchirant sa tunique et laissant des trainées sanglantes sur sa peau grise, mais le dragon ne parvint pas à empêcher Ladh de sauter sur son dos pour récupérer sa lance. Il l'arracha d'un coup sec : le prokher rugit de colère, tandis que la lame s'extrayait en une gerbe de sang.

Le dragon battit des ailes, rendu fou quelques instants par la souffrance, et Ladh sauta de son dos pour retourner au sol dans une roulade. Il toussa un peu de sang, le choc le ramenant à la douleur de ses côtes, mais un grand sourire revint sur son visage tandis qu'il observait de ses yeux de rubis le comportement soudain dément du prokher. Il aimait ce chaos, il le trouvait sublimement amusant. Le Follet ne voulait pas le tuer : ce simple spectacle avait achevé de le satisfaire. Il rangea sa lance ensanglantée dans son dos, et voulut se diriger vers la porte mais le dragon lui coupa toute possibilité de fuir. Il fit un pas en arrière mais reçut l'épaule de la bête en plein dans le torse. Son sternum abimé grinça de protestation, Ladh gémit sous la douleur, son sourire disparaissant quelques instants avant qu'il ne se reprenne, le sourire dément. Une idée folle lui vint à l'esprit, il décida de la suivre comme à son habitude, et sans hésiter il passa sous les pattes du dragon pour courir vers la sortie.

De justesse, alors que le prokher chargeait à nouveau, il referma la porte derrière lui. Il entendit les cornes du dragon s'enfoncer violemment dans le bois et la pierre en un bruit tonitruant. Hors d'haleine, Ladh éclata de rire. Son regard glissa vers les autres portes alors qu'il portait ses mains à son torse égratigné, qu'un énorme hématome commençait à orner.

Quels autres divertissants secrets allaient donc lui réserver ces portes ? Et en particuliers la porte verte, qui l'intéressait grandement.

-J'ai trouvé des pièces, Onyx ! annonça-t-il joyeusement.

Il cracha un peu de sang. Le grand dragon noir ne lui répondit pas, sa présence semblait toujours étrangement étouffée dans l'esprit de son dragonnier, mais Ladh sentit son intérêt ainsi que son agacement : il voulait le trésor, pas juste quelques pièces.

Mais le Follet voulait se divertir avant tout.

Sans plus hésiter, il ouvrit la porte verte, très excité.

Quand le Follet ouvrit la porte verte, encore très enthousiaste quant au contenu de la porte rouge, il fit la grimace : l'odeur d'humidité et de vase le frappa au visage, son haleine putride s'accrochant à ses plaies fraiches. Si la chaleur réconfortante de la lave l'avait empli d'énergie, la fraicheur poisseuse de cette étrange caverne le prenait à la gorge. Le regard dément du Liare s'assombrit : cet endroit ne lui plaisait vraiment pas. Et même si un coffre pointait le nez au milieu de la pièce, il n'avait pas envie d'affronter l'eau et la boue pour y parvenir. Cela ne serait pas divertissant, simplement fastidieux.

Le Follet ne remarqua même pas le Serisinth tapi dans l'ombre. Il eut une moue de désintérêt, et claqua la porte, toussant un peu de sang avec dédain.

Il soupira, déçu, mais déjà ses yeux écarlates s'intéressaient à la prochaine porte sur sa liste : la porte noire, aux couleurs d'Onyx qui rodait toujours dans son esprit. Le Follet s'en approcha, passant une main distraite sur sa côte douloureuse par réflexe. Il tenait toujours sa lance dans une main, ayant déjà rangé ses trophées de la pièce précédente dans le sac qui ne le quittait jamais. Quand il ouvrit cette nouvelle porte en grand, les pièces tintèrent avec le même enthousiasme dément qui était le sien.

Le Follet ouvrit la porte, mais le sol se déroba sous lui. Il écarquilla les yeux, surpris, et se sentit s'enfoncer dans les ténèbres les plus complètes, perdant tous ses repères à l'exception de celui de la gravité. Il poussa un cri de surprise, se rendant compte de sa chute inéluctable, mais il n'eut même pas le temps d'avoir peur : il était évident que cette chute était trop longue pour être normale, et la perspective de s'écraser s'éloignait de seconde en seconde. Il finit même par s'en ennuyer, une fois la première frayeur passée, et croisa les bras en se laissant tomber, se demandant bien comment il allait se tirer de ce pétrin. Finalement, alors qu'il s'irritait de cette chute sans fin, Ladh s'aperçut qu'en remuant les jambes il parvenait à se déplacer. Cette constatation le surprit, et il se rendit compte que s'il ne distinguait qu'une pure obscurité autour de lui, il semblait bien que son corps y trouve une certaine...tangibilité.

Il fit donc quelques pas, fixant les ténèbres avec circonspection. Pour le moment, cet endroit ne l'amusait pas beaucoup, voire pas du tout. C'était vide, froid, décoloré. Le Follet tenta d'appeler Onyx, mais il n'y parvint pas : sa voix mentale était plus étouffée qu'elle ne l'avait jamais été depuis le début de cette aventure. Soit le grand dragon dormait, soit quelque chose bloquait son pouvoir. Ladh ne s'en inquiéta pas, il savait qu'Onyx était à même de se débrouiller tout seul. Il ne voyait rien ni personne pour lui porter préjudice.

Comme en écho, sa voix résonna dans le noir.

Le Follet releva la tête, alerte, et son habituel sourire malicieux revint flotter sur son visage. Il appela à nouveau son dragon, s'amusant déjà de savoir comment il était parvenu à cet endroit - et même de savoir quel était cet endroit - mais il s'aperçut bien vite que quelque chose clochait. Car si la grande silhouette noire d'Onyx apparaissait dans l'obscurité, elle n'avait rien d'amicale. Il avait l'expression mauvaise de ses mauvais jours, ceux où la démence lui faisait perdre ses moyens, ceux où seule la présence du Follet parvenait à le rattacher à sa propre raison par un mince fil rouge. Mais le Liare ne sentait pas cette même connexion avec le dragon.

Comme si le fil était rompu.

Il s'arrêta, le fixant sans comprendre. Onyx prit la parole, et sa voix sonna étrangement aux oreilles de son dragonnier :

- Tu m'as apporté mon trésor ? Tu trouves que quelques pièces sont suffisamment dignes d'un dragon tel que moi ?

Le Follet écarquilla les yeux, stupéfait : il ignorait qu'Onyx pouvait parler de vive voix ! Mais cette constatation ne le rendit pas aussi insouciamment enthousiaste qu'à l'ordinaire. Même un esprit dérangé comme celui du Liare comprenait qu'Onyx était différent.

Il gloussa toutefois, repoussant l'inhabituelle sensation qui s'emparait de lui.

-Allons allons, Onyx, le sermonna-t-il malicieusement. La visite n'est pas terminée. Depuis quand es-tu si avide d'or ?

-Silence, Liare ! l'interrompit le dragon noir dans un grondement mauvais. Ton impertinence ne m'amuse plus.

Ladh arqua un sourcil. Son sourire se fit moqueur.

-Mon impertinence ? Tu-...

Le Follet vit alors la mâchoire hérissée de crocs d'Onyx se jeter sur lui avec une agressivité meurtrière. Il roula sur lui-même pour l'éviter, son agilité légèrement entamée par les blessures que le prokher lui avait assené tantôt. Il grogna de douleur et se redressa d'un bond, son sourire s'étant agrandi sans pour autant être plus enthousiaste : ce n'était que l'expression d'un esprit malade tiraillé entre inquiétude et  excitation. Joueur, il ne protesta pas, songeant que le dragon noir finirait bien par se calmer. Il se calmait toujours.

Onyx fit claquer ses mâchoires avec force, refermant ses crocs sur l'obscurité, puis planta ses six yeux dans ceux de son dragonnier : ils étaient plus rouges que les laves de Glasgo, enténébrés par une furie cruelle et pernicieuse. Ladh ne lui avait vu ce regard qu'une seule fois.

A leur première rencontre.

Mais c'était il y avait des années, et le dragon était alors aveuglé par sa propre folie, décidé à détruire tout humanoïde croisant son chemin. Depuis, par la présence de son dragonnier, il avait réussi à trouver un équilibre instable, contaminant le Liare de sa folie autant qu'il contenait sa démence, et réciproquement. Ladh aimait ce lien unique et libérateur entre eux, même s'il n'y accordait jamais trop d'attention. C'était une sensation hors du commun, sauvage, brutale, émancipatrice.

Il ne la retrouvait plus lorsqu'il croisait le regard de celui qui le fixait à présent.

Onyx siffla et se projeta sur le Liare, utilisant ses ailes pour le déséquilibrer d'une pulsion. Ladh, soufflé, ne put pas esquiver et se contenta de se baisser : les crocs épais du dragon passèrent au dessus de sa tête tandis que ses deux pattes atterrissaient de part et d'autre de son corps. Ils étaient maintenant extrêmement proches, et si cette proximité ne dérangeait pas d'ordinaire le Follet, il ne s'y sentait soudainement plus si confortable. Onyx passa une langue rêche sur son museau. Ladh lui rendit son regard, incapable de pénétrer l'esprit de son dragon comme à l'ordinaire. Il raffermit sa main sur la hampe de Criarde. Son sourire, quoique perplexe, ne l'avait pas quitté.

-Si tu veux simplement un petit combat, Onyx, tu aurais pu attendre que je sorte de là ! railla-t-il.

Le dragon ne parut pas amusé.

-Je ne veux pas d'un combat. Je veux mon trésor. Et je veux te tuer.

Le Follet cessa de sourire. Il avait l'impression d'entendre une voix, loin au fond de son crâne, une voix de pure raison en train de lui crier quelque chose qu'il ne comprenait pas. Il ne parlait plus cette langue depuis longtemps. Il n'avait plus les clés pour comprendre ses propres émotions ou celles d'Onyx, pour appréhender son désir de comprendre, sa crainte et son inquiétude quant au dragon noir.

Mais s'il y avait bien quelque chose que Ladh comprenait encore, c'était le langage des armes, de la violence, de la folie.

Et il s'enferma tout entier dans cette pensée.

-Un combat, donc, éluda-t-il en effaçant complètement les derniers mots du monstre noir.

La simplicité de cette notion était réconfortante. Onyx grogna et tenta de refermer ses griffes sur le petit Liare qu'il surplombait, mais le Follet n'était pas de ceux qui se laisseraient faire, et sa lance pénétra les écailles du dragon pour l'empêcher de lui arracher la tête. Onyx siffla de colère.

Ladh sourit.

Il savait que quelque chose clochait, il le savait comme il savait que cet endroit avait une odeur de magie et de tromperie. Mais sa vision était étriquée par des pensées incohérentes, et il avait décidé de n'y voir qu'un combat amical. C'était une vérité plus simple à accepter pour lui que celle d'un ami en train d'essayer de le tuer.

La pièce commença alors à changer autour des deux belligérants.

Le puits d'obscurité dans lequel était plongé le Follet et son dragon se métamorphosa en ruines grisâtres, vestiges d'un ancien bâtiment désormais enfoncé sous la cendre. Ladh ne les reconnut pas, mais il identifia immédiatement le paysage volcanique qui suivait la courbe des collines mordorées, dans le lointain : Glasgo.

Il se trouvait dans sa ville d'enfance.

Onyx parut insensible à ce changement de paysage, alors que son dragonnier écarquillait les yeux tout en fixant ce décor si familier et tant apprécié. Le mastodonte s'écarta avec un grand mouvement pour échapper à la morsure sanglante de la lance, puis ses crocs jaillirent en direction du lancier. Ce dernier s'écarta au dernier moment, les dents frolèrent sa tête et se refermèrent sur sa tunique à la place. Le tissu se déchira tandis que le Follet tombait au sol et roulait sur lui-même pour s'éloigner. Ses côtes grincèrent, il serra les dents en se relevant d'un bond, seulement pour être accueilli par la queue du dragon noir qui fouettait l'air pour venir lui balayer les jambes. Le Liare vola sur quelques mètres, soufflé par le choc, manquant d'avoir ses deux jambes brisées par l'attaque s'il n'avait pas eu le réflexe de les plier pour mieux la réceptionner. Il atterrit parmi les cendres, entre deux pierres de taille noircies, sonné. Il entendit le pas lourd d'Onyx se rapprocher, ses griffes creusant la terre meuble de sillons sombres, et il sentit sous ses doigts le bois d'une poutre d'antan. Tout à sa douleur, Ladh se sentit glousser. Ses mains s'embrasèrent, et les flammes vinrent hâtivement lécher les ruines, se délectant déjà de terminer leur travail. La pierre et le bois liares étaient réputés pour résister aux flammes, mais tout comme Onyx, leur résistance n'était pas de taille face aux brasiers les plus grands. Ladh le savait, son dragon aussi. Ce dernier était déjà sur lui, alors que le Follet tentait de se redresser, un mince filet de sang remontant sa trachée en une quinte de toux de mauvais augure. S'il parvenait à appréhender et à s'amuser sans mal de l'agressivité démente et ordinaire du dragon, le Follet peinait davantage à comprendre son inhabituel silence. Le monstre noir n'était pas bavard, mais il communiquait sans mal avec son dragonnier, en particuliers pour lui hurler dessus lorsqu'il se déchainait de la sorte : il était violent, mais pas cruel, du moins pas avec Ladh, et il sortait de sa démence dès que ce dernier manifestait un signe de véritable douleur.

Ce silence, Ladh ne l'aimait pas.

Pas du tout.

Il lui arrachait son malicieux sourire des lèvres, et le remplaçait par un rictus qui se voulait amusé, mais qu'un voile de sang rendait douloureux.

-Allons, Onyx ! lui déclara-t-il soudain. Ta belle voix douce me manque. Quitte à me prendre une raclée, tu pourrais me divertir un peu de tes paroles, tu ne crois pas ? Ce n'est pas drôle sinon.

Les flammes se propageaient autour de lui, le dissimulant presque dans un rideau de fumée grise que les yeux rouges du monstre noir tranchaient sans mal. Il ne répondit pas, son regard était chargé d'une folie plus noire qu'à l'ordinaire qui le privait de la lucidité qu'il possédait aux côtés de son dragonnier. Il leur manquait quelque chose, quelque chose de crucial, mais le Follet n'était pas assez lucide lui-même pour le déterminer, et sa situation ne lui donnait nulle envie d'approfondir la question. Il n'avait pas menti : il commençait bel et bien à trouver ce combat plus douloureux que divertissant, et il était rare que son amusement ne prévale pas au combat. Ladh sentit alors l'attaque venir, il voulut esquiver mais les blocs de pierre entravèrent sa fuite. Les serres d'Onyx se refermèrent sur son corps, encadrant sa tête tandis que la griffe de l'hallux pénétrait sans mal la chair de sa cuisse. Le dragon s'appuya, arrachant un cri de douleur au liare tandis que son sang épais venait noircir le tissus de ses braies claires. Le mufle de la créature démente s'approcha de sa tête, les dents découvertes en une série de crocs acérés, ses yeux incandescents plus proches de ceux de son dragonnier qu'ils ne l'avaient été jusque là. Ce dernier, contraint par cette proximité, y plongea son propre regard.

Il comprit alors ce qu'il leur manquait, et cette constatation eut l'effet d'une épiphanie, perçant la brume de son esprit malade.

Le dragon qui lui faisait face avait peut-être la voix d'Onyx, il en avait les écailles d'ébène et les reflets froids, les excroissances écailleuses et les ailes translucides, les cornes encore dressées et celle fendue d'une cicatrice épaisse, mais ce n'était pas Onyx. Onyx avait six yeux aux prunelles plus rouges qu'un grenat plongé dans les flammes, et son regard était celui d'un roi brisé : méprisant, violent, dément. Mais c'était par ce regard que s'était tissé un lien indestructible avec son dragonnier, ce lien que les légendes chantaient et qui avait mené un jeune Mealladh à rechercher un dragon avec qui vivre des aventures. En ouvrant la porte noire, le Follet avait senti que ce fil invisible était rompu avec le monstre noir qui lui faisait face.

Il comprenait à présent que ce n'était pas qu'un sentiment. C'était même plus que cela : ce lien puissant n'avait jamais existé avec ce dragon-là.

Parce que ce n'était pas les yeux d'Onyx dans lesquels il était plongé.

Et malgré la douleur qui remontait le long de sa cuisse comme une décharge enflammée, Ladh eut un immense sourire et il éclata de rire.

Onyx patientait, au sommet du château. La nuit était tombée, laissant son manteau étoilé border la silhouette du grand dragon noir. Ce dernier, dans l'obscurité, commençait à trouver le temps long. Ses six yeux se fermaient par intermittence, donnant de nouvelles couleurs à la nuit, une nuance d'ennui et d'agacement. Une pointe d'inquiétude, également, bien dissimulée derrière la moue bourrue de la créature écailleuse.

Que pouvait bien donc faire ce crétin de Liare ?

Onyx était trop orgueilleux pour le reconnaitre, mais sa Vérité n'était pas des plus puissantes. Face à celle qui enveloppait ce château en ruine, elle connaissait ses limites, et contacter le dragonnier s'avérait plus difficile de secondes en secondes. Tout ce qu'il savait, c'était que pendant que le Follet s'amusait à ouvrir de stupides portes colorées et à fuir le trésor qui aurait rendu Onyx légendaire, ce dernier émoussait ses serres sur les tuiles noircies d'une bâtisse battue par les vents. Et puis, avec un humanoïde aussi chaotique que le Follet, il pouvait très bien ne jamais revenir. En se cassant la figure dans les larges et glissantes marches du château, par exemple. Ou en s'ouvrant les veines sur une écharde après avoir défoncé une porte à mains nues. Ce n'était qu'un Liare, après tout, fragile, faible, vulnérable, et doté d'une cervelle de moineau qui plus est. Et surtout, c'était un Liare qui prenait son temps. La lune avait déjà cheminé dans un large quadrant du ciel, Onyx avait eu le temps de l'observer passer et de sentir son ennui croître.

Un Liare qui prenait son temps, certes...mais c'était son Liare.

Onyx grogna longuement, un souffle rauque s'échappant de ses naseaux, tandis qu'il s'agitait bruyamment.

Mais par Uraang, que pouvait bien donc faire son crétin de Liare ?


Coincé sous l'illusion du dragon noir, Ladh continuait de rire aux éclats. La situation était si étrange, absurde, dangereuse, comment ne pas en rire ? Faux-Onyx plissa les yeux sans comprendre l'hilarité de sa proie - encore un signe qu'il n'était qu'une pâle imitation -, puis sans plus s'en préoccuper ses crocs fondirent pour se refermer sur la tête du Liare. Ce dernier vint alors plaquer ses mains ardentes contre la langue baveuse du monstre à la gueule ouverte. Son souffle avait une odeur de charogne, poisseuse, étouffante. Saisi de douleur et par un réflexe animal, Faux-Onyx rouvrit la gueule et secoua la tête, grondant méchamment. Sa gorge, ainsi découverte, attira le regard du dragonnier. Jamais il ne lui serait venu à l'esprit de tuer Onyx, mais ce n'était pas Onyx. D'ailleurs, Onyx répétait souvent qu'il était intuable.

Faux-Onyx n'avait pas cette réputation.

Ladh chercha Criarde de la main, il tâtonna et rencontra sa hampe. Le feu vint s'enrouler autour d'elle, ardente langue de serpent, et sans réfléchir le Liare jeta sa pointe enflammée dans le cuir écailleux de l'usurpateur. La lance s'enfonça difficilement, perçant la chair sans pénétrer la trachée ou la jugulaire. Le sang qui coula était noir et épais, bien loin de l'effusion qui aurait signé la mort de l'animal, mais cela eut l'effet escompté : Faux-Onyx poussa un rugissement de douleur et de rage mêlées, se cabrant. Son hallux s'enfonça encore plus profondément dans la chair de la cuisse du Follet qui l'accompagna dans son cri de douleur. Pour se dégager, dans un éclat de folie douloureuse, il tira sur sa jambe, mais cela ne fit qu'agrandir sa plaie. Il ne retrouva sa liberté que lorsque Faux-Onyx eut un mouvement de recul, mais le mal était fait : la blessure était large, ensanglantée, l'os était à moitié visible à travers la chair déchiquetée. Le Follet émit un bruit entre gloussement et sanglot. Il saignait abondamment, et il ignorait quoi ressentir à ce sujet. Ce n'était assurément pas amusant, mais au moins ce n'était pas ennuyeux. Cela lui faisait peur, secrètement. Mais cela aussi, il l'ignorait.

Le Follet se traina jusqu'aux ruines enflammées et se réfugia entre deux poutres effrondrées et trois murs avachis. Faux-Onyx n'osa pas l'y suivre, aveuglé par la colère et la fumée. Il rugit à nouveau, cette fois d'une voix identifiable :

"JE. VAIS. TE. DEVORER."

Sa voix ne ressemblait même plus au grondement mental d'Onyx, elle n'en avait pas la majesté. Le Follet ricana douloureusement à cette pensée. Profitant de cette accalmie, il sortit de son sac une lanière qu'il enroula autour de sa cuisse pour lui servir de garrot. Ses maigres connaissances médicales ne lui permettraient pas de venir à bout de cette blessure seul, mais il savait comment retarder l'hémorragie le temps que quelqu'un le soigne. Il plaqua sa main ardente contre la plaie.

La douleur lui fit perdre connaissance sans même qu'il ne le réalise.

Faux-Onyx ne s'en rendit pas compte, mais Onyx si. Du haut de son toit, il sentit le lien qui l'unissait à son dragonnier faiblir brutalement. Il redressa la tête et darda sa langue épaisse, aux aguets. Une colère sourde monta en lui et il s'agita, de larges tuiles tombant du toit tandis que sa queue battait la pierre furieusement. Il n'aimait pas - non, il exécrait - ce sentiment de désarroi qui lui était si inhabituel. Alors, dépliant ses larges ailes noires, il prit son envol et se mit à survoler le château, son regard perçant perdant de sa lucidité de secondes en secondes.

Au MJ:

Quand le Follet reprit conscience, Faux-Onyx et Glasgo avaient disparu. A la place il retrouva les couleurs mornes du couloir, même les portes avaient perdu de leurs nuances. Le Follet grimaça en tentant de se relever mais sa tête lui tournait et il avait affreusement soif. Un bref regard vers sa jambe l'informa qu'il saignait toujours mais à moindre quantité, ses braies s'imbibant de sang si bien qu'elles en paraissaient noires. La langue pâteuse, Ladh gémit faiblement et passa une main sur ses côtes douloureuses. D'un pénible mouvement, il balança son poids sur le côté pour se retourner, mais ce simple geste lui donna la nausée. Décidément, cette situation n'avait vraiment, mais alors vraiment rien d'amusante. Il ignorait ce qu'il s'était passé, mais il était déçu de ce dénouement. Les couleurs grisâtres de ce couloir n'avaient pas l'éclat de la bataille précédente.

"FOLLET !"

La voix mentale d'Onyx fit sursauter le Liare par sa puissance renouvelée, mais un large sourire vint s'afficher sur son visage grimaçant. Une sensation de chaleur qu'il n'identifia pas se répandit dans sa poitrine, remontant par son cœur pour venir éclairer son expression et réchauffer son corps glacé.

-Onyx...souffla-t-il à son tour.

Il avait voulu crier mais il n'en avait pas la force - de toute manière, cela ne lui aurait pas permis de mieux se faire entendre -. Sentir à nouveau le dragon noir dans son esprit redonnait de la vigueur au Liare. Dans sa tête, l'agacement soulagé du mastodonte se changea en une stupéfaction furieuse lorsque ce dernier comprit l'état dans lequel se trouvait le dragonnier.

"QUI T'A ATTAQUÉ ?" demanda-t-il d'un ton presque soucieux avant que sa colère n'embrase ses pensées lorsque son dragonnier lui transmit les images de Faux-Onyx et les échos de son aventure : "UN USURPATEUR ?"

Le Follet entendit le rugissement de rage que le dragon poussait à l'extérieur des épais murs de pierre : il fit vibrer la poussière, qui dégringola sur sa silhouette brisée. Malgré son piètre état, le sourire de Ladh se fit plus malicieux, révélant le sang qui entachait ses blanches canines.

-Tu t'inquiétais pour moi ?

Le dédain froissé du dragon envahit l'esprit du Liare sans parvenir à totalement masquer le léger embarras et le soulagement profond qu'éprouvait le monstre noir.

"Ne raconte pas de conneries !" rétorqua Onyx dans un grondement mental. "Je m'inquiétais pour mon or seulement. Où est-il ?"

Ladh grogna en faisant sauter son sac dans son dos pour en écouter le tintement caractéristique des pièces. Fier de ce trophée, il fouilla alors la pièce du regard avant de remarquer le trou que laissait deviner la tapisserie, en face de lui. Ladh était certain qu'il n'était pas là quelques heures plus tôt, et cela attisa son enfantine curiosité. Rampant, boitant et haletant, il s'en approcha dans une trainée rouge et y récupéra une gemme brillante qui fit étinceler ses prunelles sanguines.

Il y eut alors une lumière aveuglante, et en une fraction de secondes, le Follet se retrouva dans l'obscurité des ruines de Mirabelia.

Le vent le frappa en plein visage pour lui souhaiter la bienvenue. Stupéfait, Ladh grimaça en portant une main à sa tête et il fut surpris de ne pas y sentir la moiteur du sang. Un regard vers sa jambe l'informa que sa blessure y avait disparu également, et il fut soulagé de pouvoir respirer sans sentir ses côtes grincer. D'un bond, Ladh se remit debout, vérifiant d'un geste que son sac et Criarde avaient retrouvé leur emplacement dans son dos tout en sautillant joyeusement pour fêter le départ de sa sanglante blessure. L'absence du tintement des pièces lui fit froncer les sourcils, mais il tenait encore la gemme dans sa main : il la rangea avec satisfaction.

Sa soudaine guérison l'intriguait, mais il n'avait pas la curiosité de s'y pencher trop longtemps : cela serait trop fastidieux. Le Follet se contenta donc du plaisir de retrouver son corps en état de marche et fit un signe à son dragon qui survolait le château en de larges bourrasques furieuses. Onyx se posa en prenant soin de détruire une parcelle de murs, jouissant de cette vengeance sur ce bâtiment de malheur. Ladh plongea son regard dans le yeux rouges de son dragon et son sourire s'agrandit en y saisissant, l'espace d'un instant, la puissance du lien qui l'unissait à son compagnon noir. Mais quelques instants plus tard, cette pensée était déjà oubliée.

-J'ai trouvé une gemme , déclara nonchalamment le dragonnier en se mettant en selle.

Onyx agita ses serres, légèrement confus.

"Tu n'étais pas blessé ?"

-Plus maintenant, apparemment.

"Par Uraang, qu-...?" Il gronda sourdement, plissant ses six yeux. "Ce château m'agace. Je n'en veux plus de son pathétique trésor : brûlons-le jusqu'aux cendres."

Enchanté par cette idée, Ladh voulut embraser ses mains, mais sa Vérité s'avoua vaincue et la fatigue le saisit de la tête aux pieds. Il s'écroula sur le dos de son compagnon, épuisé, et se mit à ronfler presque instantanément, oubliant sa volonté de tantôt. Onyx envisagea de s'ébrouer pour le réveiller d'une chute bien sentie, mais il se ravisa : il ne l'avouerait pas, mais il était soulagé de retrouver son Liare.

Alors d'un battement d'ailes il s'envola, sa grande silhouette noire se découpant dans le ciel étoilé tandis que les courbes brisées du Château de Mirabelia s'éloignaient dans un halo de lumière lunaire.