Rédigée le 18 Sorn 1248, la veille du mariage
Lettre destinée à ma défunte mère, non envoyée et soigneusement rangée dans le coffret
« Au moment où j’ai pensé à vous rédiger cette lettre, je n’avais encore pas la moindre idée de la façon dont je pouvais organiser ma vie. C’était sot ; tout semblait pourtant si parfait. J’étais prédestinée à être quelqu’un de grand ; élevée au sein d’une famille très aisée, future noble grâce au lien qui m’unissait au Duc d’Anel.
A vrai dire, mon destin était tout tracé, avant même que je naisse. Il était impensable que je puisse aspirer à quoi que ce soit d’autre, pensez-vous. Mes sœurs s’y étaient risquées. Je n’allais certainement pas reproduire les mêmes erreurs.
Après tout, Père plaçait tant d’espoir en moi. J’étais un prodige. Une couturière hors pairs. C’étaient ses mots. Et pourtant, mes créations étaient terriblement fades, ennuyeuses. Voilà pourquoi le grand public ne les appréciait pas : la vérité, c’est que je n’avais rien d’une passionnée.
Le talent ? Peu m’importe. Ces artifices n’effaçaient en rien mon malaise. La haute couture est un autre monde, un monde qui, je ne l’ai compris que trop tard, n’était pas le mien.
J’aspirais à quelque chose d’autre. Quelque chose de plus vrai, de plus humain. J’aspirais à quelque chose de plus grand. Je n’aspirais pas à rester à l’atelier, ni même à laisser mon père me mener à la baguette. J’étais son pantin, il s’amusait de moi ; mais je ne m’en rendais pas compte. J’étais heureuse qu’il me confie des responsabilités, heureuse qu’il me confie ce que je pensais être notre héritage. Mais il tirait les ficelles depuis tout ce temps.
La vérité, c’est qu’il m’a dupée. Il m’a poussée à épouser cet homme, il m’a poussée à reprendre cet atelier, il m’a poussée à coudre, à faire carrière, et tout cela pour quoi ? Pour m’offrir un avenir ? Pour satisfaire son orgueil !
C’en est fini. Je refuse de vivre une seconde de plus à ses côtés, prisonnière de cette société Parlèms étriquée. Je ne contribuerai plus à flatter leur égo narcissique. Si je reviens, j'apporterai du changement. Je reviendrai pour les aider, après tout, n’ont-ils pas besoin d’aide ?
Je m’endurcirai, apprendrai enfin ce qu’est la vie outre les absurdités que l’on m’a toujours inculquées. Et là, seulement là, je prétendrai à devenir quelqu’un. Et par quelqu’un, je n’entends pas devenir Duchesse. Mais devenir humaine. Pour de bon. »