Le lac sans peur s'étire comme un tapis de diamants, niché dans les contreforts des Montagnes de Saphir. Même l'ombre des pics enneigés ne saurait ternir les lumineux reflets de l'étendue aquatique. Une aura imperceptible de Vérité semble envelopper l'endroit.
Appuyé sur son bâton et pèlerine au vent, juché au sommet d'une colline ronde, le jeune moine prend un instant pour apprécier le paysage. S'encourageant intérieurement, il repense aux péripéties qui l'ont conduit jusqu'ici.
Tout avait commencé plusieurs semaines auparavant. Une caravane, reliant Karnès à Féresis, s'était arrêtée au monastère. Elle y avait accouru, après avoir survécu à une attaque de vers géants. Le prix de la survie avait été lourdement payé : un bon quart de l'escorte de mercenaires arvèles avait péri, et le double était blessé. Le prêtre et deux marchands n'y avaient pas réchappé non plus.
Le groupe resta donc quelques jours, le temps de soigner les blessés les moins graves. Ceux qui ne pouvaient être remis sur pied aussi vite furent laissés aux bons soins du monastère. Bahaad fut choisi pour remplacer le prêtre mort, afin d'officier à sa place lors des prières, et d'attirer la bénédiction des dieux sur la caravane.
Malgré d'autres menaces, humaines et animales, le trajet prit fin assez rapidement et sans trop de dégâts. En une vingtaine de jours de trajet, Bahaad avait même eu le temps de sympathiser avec un arvèles recruté en tant que garde du cortège. De la même génération, les deux compères s'entendaient bien ; l'Arvèles lui parla du Lac sans peur. Lui raconta la légendes des pierres qui habitent le fond de l'abîme, et confrontent l'audacieux qui parvient à les trouver à ses peurs les plus profondes.
Bahaad en avait déjà entendu parler. Après tout, un Namès passe son enfance à apprendre les légendes du monde. Mais jusqu'à cette rencontre, il n'avait jamais véritablement ressenti l'envie de s'y rendre.
Arrivés à destination à Féresis, ils se séparèrent. La caravane se dispersa, et les mercenaires embauchés firent de même. Le prêtre de Filéole se retrouva seul avec son envie de se rendre au lac sans peur. Le chemin à travers les montagnes de Saphir était dangereux. Même s'il avait quartiers libres, étant moine itinérant depuis plusieurs mois, il hésitait encore à partir à l'aventure. Il prit plusieurs jours avant de se décider, et de finalement retrouver l'Arvèle qui l'avait accompagné entre Karnès et Féresis.
C'est justement cette crainte de l'inconnu, qui le rendait parfois trop réfléchi et trop attentiste, qui le poussa à affronter ses peurs. Il était temps de tenter de vaincre cet immonde bête tapie au fond de lui. Ce sentiment vague d'être toujours scruté et jugé, ce manque de confiance apparu durant l'adolescence.
Relevant soudain sa capuche, et secouant la tête comme pour chasser ces mauvaises pensées, il tourne la tête vers Erobor Cenwinar, l'Arvèle qui l'accompagne depuis Karnès.
- Nous y voilà, l'ami, lui lance-t-il avec un large sourire.
Finalement, tout s'est bien passé. A part quelques Baan'Shi inoffensives, et trois lapins, nous n'avons rencontré personne depuis Féresis !Bahaad, silencieux, lui répond par un sourire calme et un hochement de tête.
- Bon, ben allons-y alors. Finissons le travail, enchaîne l'Arvèle, sans perdre de son enthousiasme.
Ils arrivèrent dans la soirée au bord du lac. Erobor resta quelques jours, pour aider le jeune moine à établir un camp de fortune. Puis, il repartit vers une autre mission, après avoir été modestement payé.
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* *
28 Daemyo 1245
Sans chasseur, sans cueilleur ou sans pêcheur pour les renouveler, les réserves de vivres s'amenuisent. Il reste tout juste de quoi rallier Féresis, en se rationnant drastiquement. Cela fait bientôt dix jours que le jeune moine est arrivé. Tous les jours, plusieurs fois par jour, il tente encore et encore d'atteindre le fond du lac. Comment a-t-il pu être aussi stupide et arrogant ? Il n'est pas le premier à avoir essayé.
Au début, il espérait trouver une pierre en explorant la vase qui gît au niveau des bas-fonds du lac, à quelques mètres de profondeur. Mais il s'est rapidement fait une raison. Les pierres ne se trouvent qu'aux endroits les plus profonds. Alors il tente, chaque jour, de chercher un peu plus loin, au milieu du lac. Mais les tréfonds lui semblent infinis, et il manque d'air bien trop tôt. Comment a-t-il pu faire preuve d'autant de suffisance ? Comme si lui, un pauvre Namès, marcheur du désert, vaguement nageur d'Oasis, pouvait espérer se montrer à la hauteur de cette épreuve d'apnée.
Pourtant, tenace, Bahaad ne veut pas abandonner. Ce serait rendre ses peurs plus fortes encore. Alors, inlassablement, il poursuit son effort. Tant que ses denrées le lui permettent.
Jusqu'au jour où, envoyé par Filéole elle-même, pensera-t-il ensuite, alors qu'il mangeait sa ration du midi, un vieil homme vint à lui.
- Bonjour, mon gars. commence-t-il de sa voix éraillée mais ferme.
- Bonjour, lui répond simplement le jeune homme, avec politesse.
- Dis, je t'observe depuis quelques jours, reprend-il
et t'as pas l'air à la hauteur de la tâche... Tu m'as même bien l'air d'être loin du compte ! Je te vois ressortir aussitôt après avoir plongé, explique-t-il.
Je ne crois pas que tu réalises vraiment la profondeur du lac.Un silence s'installe. Bahaad reste muet, et fixe d'un air imperturbable le vieil homme, qui semble attendre une réponse.
- Pas bavard, hein ? C'est pas grave, on fera avec. Nouveau silence, plus bref.
Écoute. Tu veux une pierre du lac, j'en veux une également. Je pense qu'on peut s'entendre. J'ai passé toute une partie de ma vie à essayer d'obtenir une de ces précieuses gemmes, et j'ai mis au point un costume qui permet de respirer sous l'eau. Seulement, comme tu peux le voir, je n'ai plus tout à fait la force pour aller jusqu'au fond... En prononçant ces derniers mots, il écarte tant bien que mal ses longs bras décharnés et tordus d'arthrose, avec un mince sourire désabusé.
- Toi t'es jeune, en forme, et niveau condition physique... le vieil homme marque une courte pause, puis ajoute :
bon à dire vrai, si j'ai mis autant de temps à venir te voir, c'est parce que tu me parais faiblard.Constant que le jeune moine ne réagit toujours pas, il se presse d'aller à l'essentiel, sans pour autant perdre de son assurance.
- Cela dit, tu me sembles capable de le faire. T'as pas l'air de lâcher facilement. Ce que je te propose, c'est ceci : je te prête mon costume. De mon côté, je fais ce qu'il faut pour que tu aies de l'oxygène aussi longtemps que tu seras sous l'eau. Et tu peux accomplir ta quête. Nouveau sourire. Puis le visage se fait plus grave.
- Ce que je te demande en échange, c'est de me ramener aussi une pierre. Hésitation. Froncement de sourcils.
Tu pourrais tout aussi bien accepter mon aide, et t'arrêter à la première gemme trouvée. Ce n'est pas moi, à mon âge, qui pourrait t'en empêcher...Le vieil homme regarde alors Bahaad avec un œil perçant, où se mêlent doute et intelligence.
- Mais tu ne m'as pas l'air de cette trempe là. Tu es prêtre, n'est-ce pas ? Et Namès de surcroît, poursuit-il, avisant la toge blanche.
C'est aussi pourquoi j'ai osé venir à ta rencontre. Petit silence.
Alors, qu'en dis-tu ? La voix, quoique son timbre soit marquée du sceau caractéristique de la vieillesse, est ferme et sans hésitation.
Bahaad se lève souplement, en s'appuyant sur son bâton. Puis, il sourit de façon imperceptible, et tend sa main avec sérieux et solennité.
- Nous acceptons.