Par où commencer ?... Depuis que ma petite existence tranquille a basculé du jour au lendemain, je dois avouer que je ne sais plus trop où j'en suis. Rien pourtant ne me prédestinait à vivre une vie mouvementée. Je suis née au cœur des Mers de l'Ouest du continent, non loin du Récif d'Emériata. Ou plutôt, nous sommes nés dans ces eaux claires bordées par la plage des Astres, par une nuit de tempête si violente que même les courants des profondeurs en étaient affectés. En effet, je naquis quelques heures seulement après mon frère jumeau, Naël Tark Talhaqua, et ce double accouchement eu raison des forces de notre mère, Ambiosa, faisant de nous des orphelins de mère dès les premières heures de notre existence.

De mon enfance, je ne garde que peu de souvenirs, tous emprunt d'une tranquille banalité. Je me rappelle notamment des premières manifestations de nos Vérités respectives, Animale pour moi, Vérité de l'Eau pour lui. Petite fille paisible, amie des animaux des fonds marins, je collectionnais à cette époque un nombre incalculable de fidèles compagnons aquatiques, alors que déjà le tempérament beaucoup plus affirmé de mon frère le poussait à utiliser son pouvoir pour provoquer des courants marins et faire de lui le plus rapide de tous à la course. Aujourd'hui, je sais pourtant que ma jeunesse aurait été bien différente si je ne l'avais pas vécue dans l'ombre protectrice de mon frère. Âgé de seulement quelques heures de plus que moi, il pris très à cœur sa responsabilité d'ainé, et combla de toute son attention et sa tendresse l'amour absent de notre mère et l'indifférence de notre père.

Dévasté par la perte de sa compagne, Tark Erin Talhaqua, notre père, sombra dans une mélancolie dépressive profonde, le rendant totalement inapte à l'éducation de deux enfants. D'abord épaulé par des nourrices et des voisines attentionnées, au bout de quelques années, il chassa toutes celles qui venaient prendre soin de nous, nous laissant à sa seule charge, soit quasiment à l'abandon. C'est à cette époque que mon frère pris le relais pour assurer notre survie, m'amenant avec lui faire les courses pour trouver de quoi nous nourrir, usant parfois de sa dextérité et de son pouvoir pour voler ce que nous n'avions pas les moyens de nous offrir, et surtout me maintenant le plus possible à l'écart de ce père qui au fil du temps devenait de plus en plus dépendant à certaines algues toxiques qu'il consommait, le rendant proie à des accès de violences qu'il finissait généralement par déverser sur mon frère.

Protégée et choyée par ce frère dont j'ignorais à l'époque toute la souffrance, je n'avais pas conscience de la pauvreté dans laquelle nous vivions, et jamais je n'ai eu à ressentir la cruelle morsure de l’absence de notre mère. Aujourd'hui encore, j'ignore même quelle put bien être son apparence, même si à en juger par la finesse de nos traits, à mon frère et moi, que nous ne devons certainement pas à notre ascendance paternelle, je dirais qu'elle devait sans doute être assez jolie. Nous tenons également sans doute d'elle nos yeux clairs, puisque ceux de notre père étaient d'un bleu plus sombre que les abysses, en revanche il nous aura légué la teinte flamboyante de ses cheveux et ses pommettes saillantes.

C'est à l'adolescence que j'ai enfin commencé à comprendre nos différences vis à vis de la société - ayant quitté l'école au plus tôt pour aller travailler dans la capitale, acceptant toutes les tâches les plus viles dont personne ne voulait se charger, mon frère s'assura de mon confort et de mon éducation en m'obligeant à poursuivre ma scolarité jusqu'à son terme, et à mes 13 ans je poursuivis mes études en apprentissage. Mais au sein de cette communauté d'apprentis naïfs, je remarquais bien vite nos différences de maturité dues à une vie bien tranquille pour la leur, et bien plus dure pour ma part. C'est à cette époque aussi que je remarquais l'ombre qui commençait à assombrir le regard de Naël, et les cernes qui marquaient peu à peu ses traits aussi délicats que les miens.

A nos 15 ans, un soir, il m'emmena près des côtes pour que nous essayions pour la quatrième fois de prendre forme humaine... et cette fois, main dans la main, nous prîmes pied sur le sable encore chaud, et c'est avec ma main serrée dans la sienne que mes yeux découvrirent pour la première fois la terre des hommes, la riche teinte ocre du sable sec, l'immensité du ciel bleu, et la majesté de l'océan qui s’étendait en vagues d'infini devant nous. Nous restâmes sur la plage jusqu'à la nuit tombée, assistant ensemble, en totale symbiose, à notre premier coucher de soleil, la gorge nouée par l'émotion. Je vis avec une admiration candide le ciel s'embraser de teintes roses et or comme je n'en avais jamais vues, avant que la lumière ne se noie dans les vagues, abandonnant le firmament à une obscurité semblable à celle des abysses, peuplée d'un million d'étoiles.

Ce souvenir est un des plus beaux que j'ai vécu avec mon frère - mais il est assombri par sa décision, dès le lendemain, d'aller travailler sur la terre, dans le port de Thalis, auprès des humains. J'eu beau le supplier de rester avec moi, de ne pas me laisser seule auprès de notre père, le vieillard malade qu'il était devenu ne représentait plus une menace pour moi aux yeux de mon frère, et, sourd à mes supplications, il commença donc à aller passer ses journées sur la terre ferme pour travailler. Rapidement, son corps d'adolescent se fit plus homme qu'enfant à mesure que sa musculature se développait, conséquence de son dur labeur à charrier des caisses dans le port de Thalis.

A 16 ans, il en paraissait déjà 20, ce qui était loin de laisser indifférente la gente féminine. Moi la première, je ne pouvais que reconnaitre qu'il faisait un miroir masculin très flatteur, et pourtant rien ne m'exaspérait plus que d'entendre glousser sur son passage, et de noter les regards insistants dont certaines n'hésitaient pas à le gratifier lourdement. Que je sache, il eut à cette époque beaucoup d'aventures, mais ne resta jamais bien longtemps avec la même fille. Était-ce à cause des crises de jalousies plus ou moins violentes que je piquais régulièrement à l'idée d'avoir à le partager avec une autre ?... Sans doute un petit peu aussi, et j'ai honte en y repensant d'avoir été aussi injuste avec lui.

J'en ai d'autant plus honte en sachant qu'il se comporta comme toujours avec une bienveillance sans égale lorsque je vécu à mon tour ma première romance, et qu'il fut mon soutient le plus précieux à mon premier chagrin d'amour. Son abnégation envers moi était sans limite, et j'étais trop aveuglée par mon amour et mon admiration pour lui pour voir petit à petit le mal qui le rongeait. J'aurais pourtant dû comprendre, noter les changements infimes qui se faisaient dans sa façon d'être et dans sa relation avec les autres. Nous n'avions que peu d'amis, et aucun de véritablement proches, mais lorsqu'il roua de coup l'un d'entre eux qui s'était seulement permis un commentaire un peu graveleux au sujet de mes courbes, le laissant presque mort, j'aurais dû comprendre que ce n'était que la première manifestation de la colère et de la violence qui grandissait insidieusement en lui.

Petit à petit, nos quelques connaissances se détournèrent définitivement de nous, mais je ne m'en inquiétais pas outre mesure - Naël et moi nous suffisions à nous même, car nous n'étions qu'un, somme toute. Ce que j'ignorais, c'était les rumeurs qui commençaient à courir sur son compte, dont il me maintenait soigneusement à l'écart. Des rumeurs venues de la terre, des rumeurs selon lesquelles il était suspecté d'être l’instigateur de plusieurs rixes et bagarres plus ou moins violentes dans les tavernes du port, comptant parfois quelques morts. Un soir que je rentrais d'un cours d'apprentissage pour devenir l'équivalent des fleuristes et herboristes terriens, je le trouvais les bras ballants face au cadavre tuméfié de notre père - ce dernier avait voulu lever la main sur lui une fois de trop, et cette fois, c'est Naël qui avait remporté cet ultime combat. Les autorités en avaient conclu qu'il s'était condamné par overdose bien avant l'altercation avec mon frère, mais aujourd'hui, je me demande si ce n'est pas la violence des coups de Naël qui avaient eu raison de lui.

Mon frère était en train de basculer dans un abime dont moi seule pouvait le retenir, et toute entière dédiée à ma petite existence tranquille, j'ai été incapable de le comprendre à temps. Travaillant comme un forcené, c'est grâce à lui que une fois diplômée je pus ouvrir ma petite boutique dans les allées commerçantes d'Hélia, au-dessus de laquelle nous partagions le logement de fonction. Quelques années plus ou moins paisibles s'écoulèrent ainsi, libérées du poids de l'ombre toxique de notre père, et à présent que moi aussi je gagnais de quoi nous faire vivre, notre vie était plus aisée que jamais. Et pourtant, un soir, Naël n'est tout simplement pas revenu du monde des humains.

Alors cette nuit là, tandis que je pleurais son absence, j'ai compris qu'il était temps que je cesse de continuer à me mentir. Depuis des années à présent, je savais que mon frère arrivait au terme de sa transformation, et son absence cette nuit là me fit cruellement ressentir ma culpabilité passive. Il était grand temps que je me décide à assumer ma part dans cette fraternité - et puisque Naël s'était occupé de moi durant toute son existence, aujourd'hui, il était temps que je m'occupe enfin de lui à mon tour. Je savais au plus profond de mon être qu'il était en vie, quelque part sur la terre ferme, et je savais aussi avec certitude que si je ne faisais rien pour le ramener, il ne reviendrait jamais. Il me fallut quelques jours pour rassembler toutes nos possessions, et me débarrasser du superflu pour faire un paquetage de l'essentiel. Ma boutique fut revendue, mon argent converti en monnaie humaine, et je chargeais autant que je le pus une grosse bourse de pièces d'or trouvées au cœur de la cale pourrie d'un galion sombré au large des côtes humaines.

Après une dernière prière à Eliosa pour qu'elle guide mes pas, je quittais les fonds marins pour faire mes premiers pas dans le port de Thalis. Naël m'avait toujours interdit de m'aventurer seule dans ces rues sombres et mal fréquentées, et après avoir essuyé nombre de commentaires grivois et de regards insistants de la part des marins patibulaires, je compris là encore qu'il me faudrait m'adapter rapidement au monde des humains si j'espérais survivre seule plus de quelques jours. Je restais toute une semaine en ville à chercher des renseignements sur mon frère, et ce que j'appris me brisa le cœur - menteur, tricheur, fourbe, alcoolique et violent, tel était le personnage que me dépeignaient les marins qui l'avaient connu, et selon la plupart d'entre eux, à qui Naël devait de l'argent, il aurait fuit le port après avoir accumulé une dette de trop aux jeux.

Déambulant sur le marché à la recherche d'une monture et de vêtements plus pratiques que ma longue robe blanche, encore sous le choc de ces révélations, une énième moquerie sur mon accoutrement fusa ce jour là dans mon dos, mais alors que je me retournais pour renvoyer paitre l'importun... je me retrouvais nez à nez avec une jument. L'animal, une vieille jument de labeur à la robe grise pommelée, me scrutait d'un œil à la fois moqueur et bienveillant, et je su que j'avais trouvé une alliée de taille pour affronter l'adversité. Parquée là dans le but d'être vendue pour sa viande, son propriétaire en resta médusé lorsque je lui fourrais une pièce d'or dans la paume en guise de paiement, avant d'inviter la jument à me suivre jusqu'à l’auberge où je louais une chambre.

Âgée d'une quinzaine d'années au bas mot, la jument avait pas mal vécu, beaucoup voyagé, et connu beaucoup de propriétaires qui lui avaient donné de nombreux prénoms. Plus intelligente que la moyenne de ses congénères, c'est elle qui m'appris les règles essentielles de base pour ma survie, à commencer par éviter de promener ostensiblement devant une marée de marin douteux mes courbes galbées dans la soie et ma bourse pleine de pièces d'or. Et c'est basée sur ses conseils et son expérience que je trouvais la tenue adéquate pour mon voyage, la selle idéale pour charger son dos en répartissant de manière équitable le poids de mes bagages, et que j'appris à me tenir sur son dos, à positionner mes pieds dans les étriers, et à suivre le rythme de ses allures déliées sans tomber.

D'après les marins du port, mon frère serait parti en faisant route vers le Sud - je chevauche donc en direction de Krik, faisant confiance au sens de l'orientation de ma jument pour nous mener à bon port. J'espère trouver là-bas d'autres personnes qui sauront me mettre sur la voie pour retrouver mon frère, et surtout, j'espère le retrouver avant que la noirceur de son cœur n'ait eu raison de son âme.

J'ai un an pour retrouver mon frère, avant que ma nature d'Héléos ne reprenne le dessus et ne me force à retourner en mer, sous peine d'être condamnée à mourir sous forme humaine. Je n'oublie pas non plus que la même menace pèse sur mon frère, et j'ai conscience que mon voyage sera à des lieues de l'existence pacifique que j'ai menée jusqu'à présent. Je devrais également redoubler de prudence en menant mes recherches, car je ne tiens pas à ce qu'un des créanciers de mon frère ne décide de se venger sur moi de quelque manière que ce soit. Je n'ai pas emporté assez d'or pour éponger les dettes de mon frère... notre seule chance de survie, c'est que je le retrouve à temps, et que nous allions recommencer une vie paisible loin de la terre des humains, en laissant derrière nous je l'espère l'ombre qui plane sur Naël.