« J’espère que tu partiras d’ici, dès que tu le pourras ! ».

Voilà ce que m’a répété mon père durant toute mon enfance. Il est sans doute logique que j’aie donc toujours eu envie de quitter la confrérie des Récleyès. Il faut ajouter que ma mère aussi les haïssait, tant et si bien que les berceuses qu’elle me chantait racontaient presque toutes comment les fidèles de Zaraze avaient été exterminés, et le déclin de notre histoire.  Je dis « presque toutes », car certaines parlaient de gentils cerfs ou d’imposants dragons. Ma mère avait un faible pour les cerfs et les dragons.
Il y a une raison qui explique ce reniement de nos origines. Mes parents se sont connus dans des circonstances assez dramatiques. Leurs parents – mes regrettés grands-parents – s’étaient fait tuer sur la place publique comme du vulgaire bétail pour avoir chanté une chanson se moquant du Ténébreux. Il faut reconnaître l’entreprise stupide, et dans ma tête, mes grands-parents avaient bu ; s’ils étaient sobres, je viens définitivement d’une famille d’imbéciles.

Bref, mon père et ma mère ont remâché leur haine ensemble, imaginant mille et une manières de collaborer avec un ennemi imaginaire pour faire tomber définitivement la Confrérie. Ce qu’ils ont accompli de plus… grave, si je peux le dire ainsi, a été la construction d’un temple en l’honneur de tous les Dieux et Déesses haïs de mon peuple. Heureusement pour eux, le temple est si bien caché en forêt que, je pense, personne ne le découvrira jamais. Enfin, ça leur a fait plaisir, ils ont eu l’impression de s’être vengés…

Je suis né du fruit de leur haine et de leur amour, et j’ai été élevé pour haïr à mon tour le sang qui coulait dans mes veines. Mes parents se sont isolés au beau milieu de la forêt hurlante, le plus éloigné possible de toute civilisation, et je n’ai donc eu que de rares contact avec les Récleyès, seulement avec certains voyageurs égarés qui croisaient ma route solitaire. J’ai grandi seul, avec mes livres, et ce vieux poignard que mon père m’a offert pour mes dix ans afin de me divertir. Je ne peux pas dire que j’ai été malheureux. Je pense même que je me suis assez bien amusé avec moi-même. J’ai du développer un certain dédoublement de personnalité à force de me parler, mais je ne pense pas qu’il soit vraiment visible. D’accord, je suis occupé à me raconter ma propre histoire, en m’adressant à moi-même, mais cela ne fait pas de moi un fou ! … Ou bien si ?

Est venu l’anniversaire de mes treize ans, moment de transition important dans la vie d’un Récleyès puisqu’il rejoint l’Académie afin d’apprendre à servir son Maître. Un grand jour de fête et de fierté pour les parents ! Enfin, pour la plupart… En ce qui me concerne, j’ai été cloîtré dans la maison avec interdiction de m’éloigner à un rayon de plus de cinquante mètres de la maison. Autant te dire que ma vie se fit légèrement étouffante… Finies les expéditions de chasse imaginaire dans la forêt ! Finies les longues marches au clair de lune jusqu’à se perdre et ne retrouver son chemin que deux jours plus tard (parce que, oui, ça m’est arrivé). Je n’avais plus que mon poignard à lancer sur le chêne en face de la fenêtre de ma chambre, et l’arc que je venais de tailler pour m’entraîner.

Je n’aurais pas dû leur désobéir. C’est vrai, je te l’accorde, Clé, tu as raison ! Mais combien de temps aurais-tu tenu, toi, enfermé comme ça ? Je te connais, pas plus d’un an, comme moi ! Le jour de mes quatorze ans, j’en ai eu marre, et j’ai commencé à franchir l’invisible barrière imposée par mes parents, sans qu’ils ne s’en rendent compte. A vrai dire, ils faisaient si peu attention à moi que ce ne fut pas réellement un exploit. Et je vécus une vie tranquille une bonne année de plus. Jusqu’à ce que, inévitablement, quelqu’un me découvre. J’ai toujours eu l’air plus jeune que mon âge réel, aussi, à quinze ans et des poussières, faisais-je facilement treize ans. Mais cela ne m’aidait pas tellement, puisque treize ou quinze ans, je n’avais rien à faire au beau milieu de la forêt, ma place étant à l’Académie. L’étranger me demanda sans surprise ce que je faisais là, et je répondis que je n’avais que douze ans et que j’entrais à l’Académie trois mois plus tard. L’étranger repartit, et je crus sincèrement l’avoir berné. Lorsque, quatre mois plus tard, je le vis sur le seuil de la porte à discuter de façon animée avec mes parents, je compris mon erreur. Je t’entends d’ici, Clé, tu penses trop fort ! « Ca y est, encore une histoire d’orphelin cliché, pauvre petit enfant ! ». Eh bien non, figure-toi, mes parents ne sont pas morts ! Mon père me prit à part, et m’expliqua sans cérémonie qu’il était temps pour moi de prendre mes jambes à mon cou. Ce que je fis.

Pourquoi mes parents n’ont-ils pas fui avec moi, me demanderas-tu ? A vrai dire, je me demande encore pourquoi ils n’ont jamais fui tout court… Je crois qu’ils n’en ont jamais eu la force. Je les imagine actuellement, échafaudant de nouveaux plans irréalisables pour assouvir leur vengeance… J’espère quand même qu’il leur arrive de penser à moi.

De la forêt hurlante, je suis remonté vers le nord, me cachant où je le pouvais et priant pour ne rencontrer personne – Ou du moins, personne qui ne se pose des questions sur ma présence en ces lieux. J’ai rejoint une petite ville portuaire, sur le bord de la rivière Jino, à la frontière entre la terre des hommes et la terre des Récleyès. Je suis monté clandestinement dans le premier bateau que j’ai vu, et je me suis caché dans la cale, derrière les marchandises. C’est un jeune garçon, Jilian, qui a fini par me découvrir alors que j’essayais de dérober dans les caisses de quoi nourrir mon estomac affamé. J’ai bien cru que c’en était fini pour moi et regrettai de ne jamais avoir appris à nager – pensant que je serais immédiatement jeté par-dessus bord -, mais Jilian ne me dénonça pas. Au contraire, il devint rapidement mon meilleur ami. Je pense qu’il fut heureux de rencontrer un garçon de son âge avec qui jouer. Nous parlâmes de longues heures durant la traversée, je lui racontai mon histoire, et lui me parla de son mal-être. Je devinai qu’il n’était pas plus à sa place parmi l’équipage que je ne l’avais été à la Confrérie. Petit à petit, une réelle connivence s’installa entre nous, et nous décidâmes de fuir ensemble à la prochaine étape du bateau. Je dois dire que je fus chanceux de ne pas être découvert par l’équipage, d’autant plus que ce n’étaient d’autres que des pirates qui maniaient le bateau, et non d’humbles marchands avec lesquels j’aurais pu négocier ma liberté. On ne négocie pas avec des pirates.

La mère de Jilian avait été une Arvèles, il en connaissait donc les terres, ce qui m’arrangeait très bien, à vrai dire, car il s’agissait de la Confrérie que je souhaitais justement rejoindre. Au vu de ma passion pour les armes, elle semblait taillée pour moi sur mesure.

Une seule question subsistait : comment me faire accepter par une autre Confrérie que la mienne ? Pour y parvenir, je m’inventai une histoire classique avec des parents fermiers qui m’auraient interdit de rejoindre l’Académie, prétextant que je devais reprendre leurs terres à leur mort. Lorsqu’ils moururent effectivement, je décidai de chercher ma place à l’Académie tant souhaitée, abandonnant sans hésiter leurs si chères terres à l’abandon.
Et voici donc où j’en suis, aujourd’hui, devant les marches de cette Académie, avec une histoire bancale à raconter, priant pour que les responsables ne décèlent pas le Récleyès en moi. Mon ami Jilian à mes côtés, je suis certain que nous y parviendrons. Pas vrai ? … Clé, je ressens ton pessimisme jusqu’ici, essaye un peu de croire en moi, bon sang !