Jilian est né au cœur de l'hiver, alors que le froid descendait sur le désert par une belle et cruelle nuit. Son père était un Namès, habillé comme un moine, tout de blanc vêtu. Chasseur-cueilleur, il respectait profondément la nature, si bien qu'il vénérait la déesse Niria et lui adressait souvent des prières. Quand Jilian est né, son père l'a placé sous la protection de la divinité en plaçant des feuilles de chêne autour de son berceau. Sa mère, quant à elle, était une Arvèles fière et sauvage, qui affrontait l'hiver avec bravoure et priait seulement de temps en temps comme tout un chacun. La croyance de son mari la mettait mal à l'aise, et qu'il décidât de bénir l'enfant à sa manière la rendit furieuse - aussi décida-t-elle de placer des bougies autour du berceau pour lui offrir la protection de Wergon, Dieu des Montagnes et de l'Hiver, puisque l'enfant était né en cette période froide. Ce fut leur premier désaccord.

Pourquoi s'aimaient-ils au départ ? Parce qu'une nuit, semblable à celle-ci, l'Arvèles s'était aventurée dans le désert pour une quête particulièrement difficile. Elle ne connaissait rien à ce territoire désolé et aux monstres qui le tapissaient. Bien vite, le Namès lui sauva la vie : en guise de récompense à cette dette éternelle, elle lui offrit la meilleure nuit d'amour qu'il connût. La guerrière et le moine voyagèrent ensemble pendant plusieurs mois, et c'est ainsi que Jilian fut conçu. Ils n'avaient pas réfléchi aux conséquences de leur union, jeunes et passionnés, trop fougueux pour assumer d'élever un enfant - surtout la mère, guerrière de naissance, qui pensait avoir encore une vie de batailles devant elle.

Au premier désaccord donc, ils eurent une violente dispute. Les bougies enflammèrent les feuilles de chêne, et le berceau manqua de brûler avec l'enfant en son sein. La guerrière sauva son fils, mais décida alors de l'abandonner. Le laissant aux mains du Namès impuissant, elle quitta la tente qu'ils partageaient, quitta le désert et ne revint jamais plus. Sans le moindre remord causé par le départ de la belle femme, le moine-chasseur décida d'élever l'enfant comme il le pourrait. Il n'avait pas spécialement d'attache pour le garçon. Cependant, dans son peuple, abandonner un enfant à une mort certaine semblait inhumain.

  Jilian aurait préféré mourir en tant que nourrisson. Car alors, il n'aurait pas tant pris goût à vivre. Quand il s'aventurait en ville avec son père, pour échanger ou vendre le fruit de leur chasse, les Namès murmuraient sur son chemin. L'incendie provoqué par sa naissance passait de bouche en bouche, d'oreille en oreille, si bien que la ville s'enflamma longtemps de l'histoire romancée du jeune garçon maudit par les dieux. Niria et Wergon devaient forcément se disputer son appartenance, et il provoquait le malheur et la fureur des dieux par le simple fait d'être encore en vie. Personne parmi les Namès n'aimait de toute façon qu'un enfant d'ascendance Arvèles déambule librement dans les rues, ni même dans le désert. Jilian commença doucement à apprendre à se taire, à baisser la tête et à avoir honte d'exister.

  En grandissant, néanmoins, il développa sa Vérité et commença à ressentir de l'ennui. Faire semblant d'avoir honte d'être vivant ne fonctionnait plus. Chaque fois qu'il revenait en ville, ses pensées s'évadaient - parfois, il touchait d'autres consciences, et ce petit jeu devint vite son favori. Son père commença à ressentir que quelque chose n'allait pas. Les Namès aussi. Jilian n'aurait jamais cru cela possible, mais ils le détestaient encore plus qu'avant. Ce n'était plus seulement de la haine, mais du dégoût qu'il pouvait lire au fond de leurs yeux. Le jeune garçon était différent, abject, vil, aussi barbare que sa mère. Un sang impur, souillé par une Vérité inhumaine, affreuse, terrible.  

  Jilian fut convoqué par la justice Namès, qui décida qu'il ne devait plus utiliser sa Vérité. Un soir, une lettre informa son père et lui que la guerrière Arvèles venait d'être exécutée par un supérieur. Pourquoi, quand, comment, ils ne surent jamais. C'est en perdant la seule mère qu'il n'aurait jamais que Jilian décida que ç'en était trop. Un soir, il s'échappa de la tente pour ne jamais revenir. Son père, encore concerné par la vie de cet enfant sous sa responsabilité, pris son bâton de marche, son habit de moine et suivi sa trace. Ils passèrent plusieurs jours à marcher à bonne distance l'un de l'autre, Jilian sans savoir où il se rendait, son père réfléchissant à la punition qu'il lui infligerait.

  Une nuit, Jilian, frissonnant de froid, décida de faire un faible feu de camp. Il connaissait les lois du désert. Mais la faim, la fatigue et la soif l'emportèrent sur sa raison. Ses paupières lourdes se fermaient à moitié lorsqu'un grondement le fit sursauter. Un monstre se tenait à deux pas de lui, les flammes à moitié éteintes, et l'obscurité de la nuit allait l'avaler en même temps que les crocs de la bête. Jilian hurla. Son père surgit alors, lui criant de courir, courir sans s'arrêter, sans se retourner. Les crocs de la créature se refermèrent sur son bâton, ses griffes cherchèrent à atteindre le Namès, et Jilian se releva pour s'enfuir. Essoufflé, épuisé, il continua sa course jusqu'au lever du soleil, et il atteignit le bout du désert. Son père en revanche venait de perdre la vie pour lui.

Jilian repensa souvent à ce que disaient les Namès sur son passage : maudit des dieux, apporte le malheur, sang de barbare. Il s'engagea auprès d'un bateau de pirates pour mille années de sa vie, et coula des jours plus ou moins heureux avec les forbans. Il se laissait aller sans vraiment réfléchir, utilisant sa Vérité au gré de leur volonté, pour avoir le droit de se nourrir. Jusqu'à ses seize ans, il ne se posa plus de questions, tournant et retournant dans sa tête les mots des citoyens. Maudit des dieux...

Puis il rencontra Clé. Un passager clandestin, embarqué sans que le capitaine ne soit avisé de sa présence, qui se cachait dans la cale. Pourquoi ne dénonça-t-il pas ce garçon brun et tremblant ? Pourquoi lui apporta-t-il à manger ? Il ne sut jamais. Mais les deux jeunes gens devinrent rapidement amis. Jilian disparaissait autant que possible dans la cale, et il passait des heures à discuter avec Clé. Ils projetèrent de s'échapper. Pour la première fois, Jilian pensa qu'il avait, après tout, le droit de vivre normalement. Qu'il avait peut-être une chance sur les terres de sa mère.

Clé et lui s'échappèrent une nuit, et ils voyagèrent clandestinement jusqu'au territoire Arvèles. Ce fut Clé encore qui proposa qu'ils rejoignent l'Académie. Jilian n'avait aucune prédisposition pour les armes - mais pourquoi pas ? Il savait manier une rapière, un coutelas aussi, et il aurait fait n'importe quoi pour se faire accepter parmi la Confrérie de sa mère. Quitte à devenir un soldat ou un mercenaire. Quelle grande différence pouvait-il y avoir avec son ancienne vie de pirate ?